Lisette Model (1901-1983) photographe américaine, née Elise Amelie Felicie Stern à Vienne, elle est la seconde d'une famille de trois enfants avec un frère Salvatore plus âgé et une sœur Olga plus jeune, dont le père Victor, juif austro-tchèque et italien est médecin au service de l'armée impériale autrichienne puis à la Croix-Rouge, et d'une mère Félicie, française et catholique. Deux ans après sa naissance, ses parents changent leur nom de famille pour Seybert afin de cacher leur origines juives.
En 1918, elle commence son éducation musicale en étudiant le piano avec le compositeur Eduard Steuermann, en 1920, elle apprend l'harmonie, l'analyse, le contrepoint et l'interprétation auprès du compositeur Arnold Schönberg à l'école de Schwarzwald, à la mort de son père en 1924, elle suit des cours de chant à l'opéra de Vienne avec Marie Gutheil-Schoder.
« Si un professeur eut une grande influence dans ma vie, ce fut sans nul doute Schönberg. » Lisette Model
En 1926, sa mère quitte Vienne pour rejoindre sa France natale, s'installant à Nice avec sa fille cadette Olga, tandis que Lisette reste à Paris, vivant dans une pension de famille, chez les Blum, au 15 rue de la Tour, afin de pouvoir se consacrer à sa carrière de chanteuse en suivant les cours de la soprano polonaise Marya Freund.
En 1933, elle abandonne définitivement la musique et se lance dans la peinture, fréquente les cours d’André Lhote, à l’académie de peinture à Montparnasse, et s’intéresse à la photographie sous l'influence de sa sœur Olga, photographe professionnelle, qui lui apprend les techniques de base de la chambre noire. Puis elle délaisse la peinture pour se consacrer totalement à la photographie, voulant devenir technicienne de laboratoire. Elle découvre les œuvres de Brassaï, d'André Kertész et d'Eugéne Atget. Elle achète son premier appareil photo, ainsi qu'un agrandisseur, et avec la photographe portraitiste Rogi André, première épouse d'André Kertész, elle acquiert les bases des techniques de prise de vue et à manier le Rolleiflex dans les rues de Paris ou elle effectue ses premiers clichés, d'un dormeur en bord de Seine, d'un vendeur de fleurs ambulant, ou encore un mendiant aveugle, dans un style qui s’apparente à celui d’ Izis.
En 1934, rendant visite à sa mère à Nice, sur la promenade des Anglais, elle réalise sa première série photographique, des portraits finement cadrés, souvent clandestins, de la bourgeoisie locale, décadente et oisive de la Cote d'Azur, série qui marque son style, des close-up, non sentimentaux et sans retouche, montrant la vanité, l'insécurité et la solitude. De retour à Paris, elle rencontre le peintre constructiviste, Evsa Model, juif originaire de Vladivostok en Sibérie, émigré à Paris en 1922, fréquentant le milieu artistique parisien et participe au mouvement, le « Cercle et Carré » au coté de Piet Mondrian et Michel Seuphor.
En 1935, elle publie des extraits photographiques de sa « Promenade des Anglais » dans la revue « Regards » et commence fréquemment à se rendre en Italie.
En 1937, elle épouse le peintre Evsa Model, le couple s’installe au 12 rue Lalande, elle devient l’assistante de la photographe Florence Henri.
En 1938, Lisette et Evsa émigrent aux États-Unis et rejoignent à Manhattan la sœur de son mari, s’installant au 310 Riverside Drive West 103rd St, dans le building art déco, « Master Apartments ». A New York, elle photographie différents lieux de la ville, de Wall Street en passant par Battery Park, débutant les premières images de sa série, « Reflections ». En septembre, sa photographie « Famous Gambler » est publiée dans la revue mensuelle britannique « Lilliput ».
En 1940, à la recherche d'un emploi de laborantine, elle fait la connaissance de Ralph Steiner, photographe et rédacteur en chef du magazine, « PM's Weekly », qui de suite décide de publier ses photographies de la « Promenade des Anglais » et l'engage comme photographe. Alexey Brodovitch et Ralph Steiner la présente à Beaumont Newhall, le responsable du Museum of Modern Art de New York qui vient tout juste de créé le premier département de photographies muséal, et qui lui achète quelques clichés.
A la fin de l'année le MoMA inaugure l'exposition intitulée, « Sixty Photographs, A survey of Camera Aestheties », comprenant une photographie de la « Promenade des Anglais » exposée avec celles de d'Helen Levitt, Berenice Abbott, Ansel Adams, Man Ray, Dorothea Lange, Alfred Stieglitz et Paul Strand. Cela marque pour elle le début d'une période prolifique, pendant laquelle elle enchaine les séries.
En 1941, elle photographie la mime, danseuse et vedette de cabaret, Valeska Gert, propriètaire du « Beggar's Bar », avec qui elle noue une relation étroite. La même année, elle présente sa première exposition individuelle à la « Photo League » de New York, coopérative de photographes professionnels et amateurs qui défendent la photographie dans sa dimension de document social, groupe auquel elle se joint.
Elle entame une relation professionnelle à la fois productive et enrichissante avec le magazine « Harper's Bazaar », dirigé par Alexey Brodovitch. « Coney Island Bather », son célèbre portrait d'une femme obèse en maillot de bain est le fruit de la première commande de la revue pour illustrer l'article, « How Coney Island Got That Way ».
En 1943, elle déménage dans l'East Village au 55 Grove Street, elle photographie le Lower East Side, se rend à Washington pour photographier l’effervescence de la capitale en tant de guerre. Elle rencontre Roy Stryker et Edward Steichen, expose à l' Art Institute of Chicago. En octobre, lors de l’ouverture du « Photography Center Museum » au MoMA, huit de ses photographies apparaissent au sein de l’exposition.
En 1944, elle obtient la citoyenneté américaine et change définitivement son prénom en Lisette à la place d’Élise. Année ou elle perd sa mère, ainsi que son frère Salvatore déporté en Pologne au camp de Birkenau.
En 1945, elle donne des cours de peinture chez elle, photographie les vitrines reflétant le deuil des américains après le décès du président Franklin D. Roosevelt. Lisette rencontre Douglas MacAgy, commissaire d'exposition qui l'invite à animer un atelier d'été au CSFA « California School of Fine Arts », fraichement crée par Ansel Adams.
En 1946, elle effectue des clichés du Westminster Kennel Club Dog Show au Madison Square Garden, et se rend suite à l'invitation des MacAgy, pour la première fois à San Francisco, elle découvre le département de photographie de la CSFA, qui lui permet d'enter en contact avec la communauté des photographes de San Francisco.
Grace à Jermayne MacAgy, elle réalise une exposition au « California Palace of the Legion of Honour », ou ses photographies sont placées sur des lignes de couleurs primaires tracées à même le mur, les titres étant inscrit sur des morceaux de papier journal.
De juillet et août 1946, elle réalise une série de portraits de personnalités, Robert Oppenheimer, Salvador Dalí, Roger Sessions, Edward Weston, Imogen Cunningham, Dorothea Lange, Ansel Adams, Darius Milhaud, Henry Miller. Certains de ses portraits sont publiés dans le « Harper's Bazaar », sous le titre, « The Intellectual Climate of San Francisco ».
En 1949, la Fondation Guggenheim lui refuse une bourse pour son projet, « New York, ses habitants, et son environnement ». Elle se rend à Reno dans le Nevada, endroit ou elle réalise des clichés divers, des joueurs de casino, des rodéo ou encore des femmes en instance de divorce. Elle participe à une exposition collective, « Leading Photographers » au MoMA de New York. En aout, elle retourne en Californie, reçue par Ansel Adams qui lui propose d'assurer le cours de photographie documentaire au sein de la CSFA.
En 1950, elle échange son Rolleiflex contre un Leica 35 mm. A la fin de l'année, elle participe à un colloque sur la thématique, « Qu'est que la photographie moderne ? », organisé au MoMA par Edward Steichen. Année ou elle rompt avec les schémas habituels sur la photographie d'art et la photographie documentaire. Elle fait la connaissance du photographe Minor White avec lequel elle se lie d'amitié, tout en l’aidant à faire découvrir son travail auprès de Alexey Brodovitch, Edward Steichen et John Morris.
La revue « Flair » lui refuse ses photographies, « Harper's Bazaar » devient alors la seule et unique publication qui continue de l'employer.
En 1951, elle intègre le corps enseignant de la « New School for Social Research » de l’Université de Columbia, poste qu'elle conserve jusqu'à la fin de sa vie, au coté d'Alexey Brodovitch, Josef Breitenbach et Berenice Abbott. Parmi ses élèves on compte Diane Arbus, Peter Hujar, Bruce Weber, Rosalind Salomon et Larry Fink, ainsi qu'Eva Rubinstein, la fille du pianiste Arthur Rubinstein, qu'elle initie à la photographie à la fin des années 1960.
Elle intitule ses premières leçons « Fonction actuelle de l’appareil petit format en photographie. » et « Photographier New York et ses habitants ». Pour ses cours, elle associe la théorie et le travail sur le terrain, en s'appuyant sur des ouvrages de photographique qu'elle admire comme August Sander et un peu plus tard, Josef Koudelka. Parallèlement, elle donne des cours particuliers.
A l'ombre du maccarthysme, la « Photo League » dont elle est membre, est dissoute, qualifiée d'organisation subversive par la commission des activités anti-américaines.
En 1953, des difficultés financières l'obligent à se rendre en Italie, afin de récupérer une propriété. A Rome elle prend plus de mille négatifs 35mm. Durant son séjour en Europe, elle fait l’objet d’une enquête de la Commission des activités anti-américaines. En 1954 elle séjourne au Venezuela ou elle photographie les populations autochtones, et des personnalités de la société de Caracas, dont le peintre Armando Reveron. Lors de la première édition de 1954 du « Newport Jazz Festival », elle photographie les musiciens, et couvre celles de 1955 ainsi que 1956.
En 1955, elle met fin à sa collaboration avec la revue « Harper's Bazaar ». Une de ses photographie est retenue pour l'exposition « The Family of Man », organisée par Edward Steichen au MoMA de New York.
En 1956, elle publie ses deux dernières commandes de revues, « Armando Reveron, Famous Venezuelan Painter Shown for the First Time in the US » dans le magazine Vogue et « Camera at the Race Track » au sein du magazine Cosmopolitan. Bien qu'elle continue de photographier, elle cesse de développer et tirer ses images, faisant appel à d’autres photographes pour afin d'effectuer ses tirages.
En 1958, elle déménage au 137 Seventh avenue South et en 1959, elle effectue un cliché de Billie Hollyday dans son cercueil.
En 1960, à la « New School for Social Research », elle reprend l'atelier de niveau avancé, assuré jusqu’à là par Berenice Abbott. En 1962, elle recommande Diane Arbus, son élève et amie à la Fondation Guggenheim afin qu'elle obtienne une bourse.
En 1964, cette fois ci, Diane Arbus l'encourage à effectuer une nouvelle demande auprès de la Fondation Guggenheim pour réaliser une série sur le thème « Glamour, l'image de notre image » dans le cadre d'un projet plus vaste qu'elle intitule, « Études photographiques de l'histoire sociale et artistique de notre temps », bourse de 5000 dollars qu'elle obtient en 1965 pour une période de douze mois de travail.
En 1967 elle se rend de nouveau en Italie afin de photographier ses œuvres exposées dans différents musées, mais un problème de santé l'oblige à regagner New York. En 1968, elle est nommée membre d'honneur de l' « American Association of Magazine Photographers ».
En 1970, elle demande une bourse à l'« Ingram Merril Fondation » et obtient 2000 dollars, pour poursuivre son « Étude photographique de l'histoire sociale et artistique de notre temps ». En 1974, avec le soutient de Harry Lunn de Graphics International, elle se lance dans la conception d'un portfolio de douze photos.
En 1975, Lisette rencontre le petit fils du photographe August Sander, Gerhard Sander, qui devient son galeriste et son homme de confiance au laboratoire, chargé du tirage de ses œuvres. La même année elle participe à l'exposition collective au Museum of Modern Art de San Francisco, « Women on Photography, A Historical Survey ». En 1976, son mari Evsa décède.
En 1977, son portfolio est édité par Graphics International, avec des tirages exclusivement réalisés par Richard Benson et Gerhard Sander. Elle se rend en Suisse, à Lucerne pour collaborer avec Allan Porter, rédacteur en chef de la revue « Camera », afin de publier un numéro spécial consacré à son œuvre dont 24 de ses clichés y figurent.
En 1978, elle donne des cours à l'« International Center of Photography » de New York, et est l'invitée d'honneur, avec Izis et William Klein, des rencontres internationales de la Photographie d'Arles.
En 1979, les éditions Aperture lui consacre une monographie avec des textes de Berenice Abbott. En 1980, elle expose à Venise, Tokyo, Amsterdam et Ottawa. En 1981 ouverture de l'exposition au Museum of Art de la Nouvelle Orléans, « Lisette Model, A Retrospective », exposition qui a lieu l'année suivante au Folkwang Museum d'Essen en Allemagne. En même temps que son ami Berenice Abbott, elle est fait Docteur Honoris Causa de la « New School for Social Research » et en avril 1982, elle reçoit la Médaille d'or de la ville de Paris.
Le 4 mars 1983, à l’occasion de l'exposition à la « Comfort Gallery du Haventford College », présentant ses photographies aux côtés de celles de Arthur Weegee et de Diane Arbus, William Earle Williams, le directeur de la galerie, l’invite à donner son dernier cours magistral, 26 jours plus tard, elle s'éteint à New York à l'age de 82 ans.
En 1990, la « National Gallery of Canada » à Ottawa, lui consacre une grande rétrospective.
Depuis qu 'elle a photographié la Promenade des Anglais à Nice dans le sud de la France, Lisette Model s'est découvert un regard franc, acerbe et impitoyable. Tel est le monde pour la photographe pour lequel elle s'efforce de montrer en grand format avec des images souvent floues.
Elle fait subir le même traitement de choc aux riches et aux clochards croisés dans les rues de Paris, plus qu'une critique sociale, c'est la description qu'elle vise, en détaillant les apparences et les attitudes, s'arrête sur les tissus bariolés, souligne avec douceur la sensualité des corps aux courbes généreuses, aux corps massifs pour lesquels elle a une attirance.
Le soleil brille sur la riche et oisive bourgeoisie française comme pour en mieux lui révéler les aspect grossiers et disgracieux, des portraits qu'elle dresse parfois caricaturaux de de l'humanité. Lorsqu'elle arrive aux États-Unis, elle continue de photographier les oubliés de la société et les femmes vulgaires, elle trouve dans la grossièreté américaine, le pendant à la décadence française.
« L'appareil photo est un instrument indispensable de détection, il ne se contente pas de montrer ce que nous connaissons déjà, mais explore également de nouvelles facettes d'un monde en constante mutation. » Lisette Model
Elle aborde presque tous les aspects fuyants qui constituent la force nébuleuse et régulatrice, appelée, la « normalité », patriotisme, identité sexuelle, et code génétique. Elle photographie toute l'humanité, d'un travesti à un nain, elle cherche à révéler la face cachée, son intérêt elle le porte pour les êtres solidement inscrits dans certains ordres sociaux ou tout à l'opposé, ceux relégués en marge de la société.
En Amérique, les humains au quotidien sont aussi sa cible, en passant dans les rues, elle dévisage brutalement, des clients en plein baiser dans les bars à la mode, enregistre des spectatrices de l'Opéra en fourrure, les habitants désargentés du quartier new-yorkais de Lower East Side. Dans chacune de ses prises de vue, elle dramatise ses images.
« J'ai compris que ce qui me fascinait avec la photographie, c'était l'instant. La photographie est un art qui, à la seconde près, révèle des images et des aspects de la vie qui sont quasi invisibles au regard. » Lisette Model
Dans la rue, elle se sert d'un appareil Rolleiflex qu'elle tient à hauteur de taille, l'objectif levé vers les passants qu'elle croise, réalisant ainsi des portraits pris du bas vers le haut, dans un mouvement de contreplongée caractéristique de ses prises de vue, les personnages qu'elle capte acquièrent de ce fait une allure imposante, voire hautaine et l'ombre qu'elle projette par le bord d'un chapeau sur un visage d'homme ne fait qu'accentuer son air bourru.
Elle utilise le flash, pratique la contreplongée et n'hésite pas à recadrer-décadrer ses négatifs pour zoomer franchement sur un baiser à pleine bouche, un visage décrépi et sur un corps bien en chair.
« Ne prends jamais ce qui ne passionne pas. » Lisette Model
La Baigneuse, Coney Island, 1941
Par une chaude journée d’été sur le sable de Coney Island, une femme bien en chair, plantureuse, en maillot de bain foncé, interpelle Lisette Model chargée de son lourd appareil, « Madame, photographiez-moi ! », elle prend la pose, devant les vagues, en pleine jubilation, debout comme un sumo, les pieds plantés éloignés l’un de l’autre et les mains sur les genoux, la baigneuse offre ses formes généreuses devant un auditoire hilare sur la plage que la photographe en un seul clic, réalise une image audacieuse, ou elle révèle l'excentricité de son sujet avec tendresse et humour.
La femme déclare « Bande d’imbéciles, crie-t-elle, en souriant d’une oreille à l’autre. Vous avez déjà vu une grosse femme, non ? »
Cette baigneuse qu'elle vient de rencontrer, remplit le cadre avec exubérance, elle est joyeuse, vivante, mais au sein de son cliché elle la place comme disproportionnée et déséquilibrée, la beauté conventionnelle pour la photographe ne l’intéresse pas.