Dorothea Lange (1895-1965) photographe américaine, née à Hoboken dans le New Jersey, sous le nom de Dorothea Margaretta Nutzhorn. Elle est l'aînée d'une famille d'immigrés allemands installés depuis deux générations aux États Unis, la famille Nutzhorn. Au cours de cette courte période, sa vie insouciante d'enfant, heureuse au départ, deux événements viennent troubler cette insouciance. En 1902, elle contracte la poliomyélite qui la laisse infirme d'une jambe durant toute sa vie et à son adolescence, son père, brillant avocat, quitte le foyer familial, c’est ainsi qu’à 12 ans qu’elle renie son nom prenant le nom de jeune fille de sa mère « Lange ». Sa mère, Joan souhaitant alors se rapprocher de sa fille, l'inscrit à l'école d'état de New York suite à leur installation dans l'Eastside près de Manhattan. Elle grandit entre une mère aimante et travailleuse et une grand mère respectée mais l'école reste difficile en raison de son handicap et d'un environnement culturel bien différent de celui qu'elle côtoie. Elle finit par se désintéresser des études, les années au lycée de Wadleigh ne changent rien à sa situation, elle se retrouve seule, sans aucun ami, ces années de solitude aiguisent indéniablement son sens de l'observation et imprègne en elle une volonté à toute épreuve, cherchant à réaliser son rêve depuis toute petite, être une photographe.

    • Âgée de 18 ans, sans grand bagage technique ni scolaire, elle intègre de 1913 à 1914, une école de formation dans les arts visuels. Elle y suit les cours apprenant les techniques de composition et de cadrage de la photographie. Par la suite le travail en studio lui apporte un large aperçu du relationnelle qui est nécessaire à la photographie de portrait.

    • En 1916, se sentant suffisamment armée pour pouvoir s'installer en toute indépendance, elle part vivre à San Francisco, s'inscrit rapidement dans un club de photographie afin de pouvoir terminer sa formation avec des photographes talentueux et passionnés. Séduit par sa sensibilité et son regard très humaniste, ces photographes vont l'aider et en 1919, grâce aux dons d'amis proches, elle ouvre son propre studio de portrait au 540 rue Sutter, qui très rapidement devient un lieu incontournable de la ville, peu à peu, elle devient la photographe du peuple.

    • Bien loin de la petite file esseulée, elle transforme, entretient, au cours des années 20, des relations amicales avec de nombreux photographes notamment Roy Partridge et sa femme Imogen Cunningham avec qui elle reste très proches jusqu'à sa mort.

    • En 1920, elle rencontre par leur biais l'artiste peintre Maynard Dixon qu’elle épouse six mois plus tard, et a deux enfants, Daniel en 1925 et John en 1928. Durant cette période, elle partage son temps entre son rôle de mère et ses activités professionnelles qui prennent sous l'impulsion très vive de son mari, un aspect documentaire incontestable. Elle commence à s'attacher de montrer, sans exagération et avec simplicité, la pauvreté des gens dans leur contexte social, en quasi opposition avec ses portraits de studio, elle ne met jamais en scène, son regard est précis pour photographier sans détours ce milieu ignoré des classes aisées.

    • En 1929, la grande dépression et l'effondrement de l'économie mondiale dans les années 1930, marque un tournant majeure dans son œuvre, elle s'oriente vers une nouvelle voie, la photographie de studio devient pour elle bien trop banale et clinquante au milieu de la souffrance.

    • En 1935 elle choisit de vivre autrement, divorce de son mari, très touchée par le drame de la pauvreté, de l'abandon moral et physique d'une Amérique à la dérive, elle témoigne appareil en main, dans la plus pure tradition des photographes comme Lewis Hines ou Jacob Riis.

    • Ses photographies sont repérées par Paul Taylor, économiste à l'université de Berkeley, voyant dans ses clichés un grand intérêt, un support novateur envers les plus pauvres. L'association Taylor-Lange fonctionne à merveille, documentant la condition de vie des ouvriers agricoles migrants qui arrivent en terre californienne, bien souvent exploités, mal logés et mal nourris. De leur travail réalisé ensemble nait un nouvel amour, elle se marie pour la seconde fois en décembre 1935 avec Taylor.

    • Remarquée la même année par la « Resettlement Administration » (Office de la réinstallation), lancé par le gouvernement de Franklin Roosevelt, qui devient en 1937 la « Farm Security Administration » (FSA), organisme américain créé par le ministère de l'agriculture pour aider les fermiers les plus pauvres touchés par la Grande Dépression. Elle rencontre en 1936, Roy Stryker, récemment nommé directeur de la section historique de l'administration de reclassement qui l'engage en tant que photographe d'état afin de poursuivre en terre californienne son travail de reportage et de documentation dans le cadre de la politique de redistribution des richesses de l'état.

    • En intégrant alors l'une des plus talentueuses équipe de photographes de l'époque, elle travaille avec Walker Evans, Ben Shahn et Russel Lee, en participant à ce grand projet du service public pendant huit ans, transmettant par ses photographies un message visuel de ces années de misère puis de guerre avec l'attaque sur Pearl Harbor. Elle est l'une des photographes les plus reconnue de sa génération avec une œuvre aussi bien largement diffusée à des fins artistique qu'à des fins de propagande. En 1943, en raison de désaccords profonds avec l'état sur la façon d'aborder certains sujets, comme le traitement des américains d'origines nippones ainsi que des problèmes de santé, elle met fin à sa collaboration photographique auprès de l'administration d'état de la FSA.

    • De 1945 à 1951, la maladie l'empêche de travailler, après une courte pause, elle reprend très vite sa carrière photographique, effectuant des clichés des Mormons, de la vie rurale en Irlande et du Viêt-Nam destinés pour des articles. Elle n'est jamais absente quand il s'agit de produire des essais photographiques de grande qualité, publiés par le magazine Life, comme celui réalisé avec Ansel Adams sur le système judiciaire en Californie. Elle effectue de nombreux reportages à travers le monde, de 1958 à 1959 travaille en Asie orientale, en 1960 en Amérique du Sud, Venezuela et Équateur, en 1962 parcoure l'Égypte, la Syrie et l'Irak.

    • Son travail est récompensé à de nombreuses reprises avec des expositions qui lui rendent hommage, comme celle du musée d'Art Moderne de New-York, grâce à Edward Steichen. Puis une exposition rétrospective, organisée par John Szarkowski, directeur de la division photographique à l’époque au MoMA, qui lui propose au début de l'année 1964 de travailler à un grand projet, une consécration, sachant que seulement cinq photographes auparavant ont eu cet honneur, Paul Strand, Walker Evans, Edward Weston, Henri Cartier-Bresson et Edward Steichen, elle accepte, se sachant condamnée par un cancer de l'œsophage. Elle met les 14 derniers mois de sa vie à rassembler ses souvenirs et ses œuvres pour que cette exposition soit un véritable adieu. Malheureusement, elle n'est pas présente lors de l'exposition programmée en janvier 1966, elle s’éteint le 11 octobre 1965 dans sa ville de San Francisco.

    • La majorité de ses photographies sont léguées par son second mari au « Museum of California Art Department » à Oakland, qui détient les droits de son œuvre.


Sortant du ghetto douillet de son studio, elle refuse l’enfermement de la réalité, de la coupure avec ceux qui souffrent et descend dans la rue, suite au traumatisme de la Grande Dépression, sans vouloir être indifférente envers les exclus, frappés par le choc du krach boursier de 1929. Dès 1937 elle fait partie du groupe des photographes de la Farm Security Administration, afin de témoigner des conditions de la vie rurale dans le sud du territoire américain. Avec pour monture sa très vieille Ford, sa boite de photos, un appareil Grafflex grand format 4x5, bien calée sur le siège du passager comme un compagnon de route, elle parcoure les espaces de la fraternité, suit les migrants en partance pour la Californie, afin d’en saisir la pauvreté, le désespoir et l’orgueil. Elle décrit le réel, la profondeur de cette Grande Dépression pour alerter le monde, et tenter de le faire changer. Ses clichés deviennent utiles, elle impose un nouveau style, celui du photo-journalisme. Elle se veut photographe du peuple et elle l'est, avec son regard plein d’humanité, de vérité, ou l’être humain en face de son objectif est pour elle son égal.

« J'ai réalisé que je photographiais les seules personnes qui m'ont payée pour cela, cela m'a dérangé. Alors j'ai fermé ce lieu, et démonté ma chambre noire. Je me suis demandé, qu’est-ce que j'essaie de dire ? J'ai vraiment voulu me regarder en face. » Dorothea Lange

Dorothea Lange a de sensibilité, ne se soucie jamais du cadrage ou de l’esthétique, son but premier est de rendre la dignité et les émotions des personnes ordinaires. Ses clichés sont à la fois un regard porté sur ses modèles, dont ces derniers lui rendent. Elle ne photographie pas la mendicité, ni la pitié, elle ne se veut pas une artiste, elle cherche à effectuer des photos honnêtes, avec un profond respect, une empathie pour son sujet, instaurant une éthique qui marque la photographie documentaire. Son approche est fondée sur les principes de ne pas déranger les personnages, de modifier ou encore de corriger la prise de vue, souvent elle se rapproche au plus près de son sujet, resserrant le cadre jusqu'à en capter l’expression du visage. Généreuse, elle prend du temps, est patiente, solidaire et cherche à représenter par l’image son modèle dans son environnement, son enracinement dans le présent et le passé.

Avec un simple portrait, elle en fait tout à la fois une image affective et un symbole universel, un tableau vivant. Souvent de face, parfois en légère contre-plongée, ses images atteignent la magie, elle travaille toujours à l’instinct et sur son sens de l’observation, de « sa vision à 360° ».

« Je ne dis pas que je suis très originale, mais après toutes ces années de travail, j'ai un certain acquis, pas exactement un style, mais une tonalité que je reconnais comme mienne. Maintenant, je commence à la reconnaître. Je fais juste ce que je sais ». Dorothea Lange

Son œuvre photographique reste fondamentale, tout au long de sa carrière, elle édifie une fresque et une archive visuelle de la mémoire collective, afin de pouvoir mieux comprendre la crise des années 1930. Ses photographies réveillent une Amérique au bord du gouffre.

En permanence elle s’efforce de témoigner, des efforts des femmes et des travailleurs, issus des minorités, œuvrant pour l’industrie de guerre comme dans les chantiers navals en Californie, elle couvre la fondation de l'Organisation des Nations Unies à San Francisco, et a le courage de témoigner sur les Japonais enclos dans des camps d’internement américains durant la Seconde Guerre mondiale.

Elle est la peintre-photographe du peuple américain, une porte-image, une porte-parole, des laissés pour compte de la vie. Son appareil photo se faisant l’écho. Elle laisse une profonde influence sur ce qui devient la photo journalisme, la photographie documentaire. Trente ans plus tard, d’autres photographes lui emboitent le pas, comme Sebastião Salgado.

« Vous mettez votre appareil autour du cou en même temps que vous mettez vos chaussures, et ça y est, vous avez un appendice du corps qui partage votre vie avec vous. L’appareil photo est un instrument qui enseigne aux gens comment voir sans l’appareil photo. » Dorothea Lange

« On devrait employer l'appareil photo comme si demain on devenait aveugle. » Dorothea Lange

Migrant sur une route Californienne, 1935

Mère migrante, Californie, 1936


Sur le chemin du retour lors de son reportage en Californie, à Nipomo, Lange aperçoit une famille, et effectue une série de cinq portraits, travaillant de plus en plus près lors de cette séance, dans la même direction, elle construit l’image avec les deux enfants encadrant leur mère, offrant une symétrie parfaite, telle une Vierge aux chérubins anéantie par la pauvreté. Ce cliché est la plus célèbre de son travail, devient une photo iconique, en résumant le mieux l'esprit de la Farm Sécurity, cette femme représentant à elle seule la souffrance et l’humanité, mais aussi la persévérance, un courage étrange, discret et réservé.


« Je me suis approchée comme un aimant, de cette mère affamée et désespérée, elle ne m’a posée aucune question et m'a dit son âge, qu'elle avait trente-deux ans. Qu’elle venait de vendre les pneus de sa voiture pour acheter de la nourriture et les enfants avaient tués des oiseaux pour manger. » Dorothea Lange


Cette femme s’appelle Florence Thompson, est d’origine indienne Cherokee, n'a plus de toit et sept enfants à nourrir. Elle traverse épuisée les années noires aux État unis suite à la crise de 1929. Sans emploi, elle se voit obligée d’abandonner sa maison et de parcourir des kilomètres à la recherche d’un nouvel eldorado.

Mère migrante, Californie, 1936

Route 99, Californie, 1936

Réfugiés d'Abilene, Texas, 1936

Bakersfield, Californie, 1936

Netti Featherston, Childress, Texas, 1938