Clovis, le flâneur des deux rives

"Je revois ta mince silhouette légèrement dégingandée, arpenter la rue Saint-Laurent en direction du pont. Aussitôt cela m’évoque le titre de ce court texte d’Apollinaire, où abondent de brèves notations.

Tu sembles plus flotter que fouler le bitume, absorbé dans des rêveries colorées, un mégot fiché au coin des lèvres roussissant ta moustache gauloise, les mains enfoncées dans les poches lasses de ton éternelle veste de velours.

Tu dévisages le monde d’un regard myope, sans effronterie avec ce rien de malice que commande une présence attentive, mais souvent au bord de l’évanescence. Puis tu viens t’accouder au zinc du premier bar.

Quelques perles de mousse ourlent ta moustache, tu parles d’un ton doux, des choses de tous les jours, des petits riens qui animent l’étendue de nos mornes journées, ponctuant tes remarques d’un trait parfois sarcastique, mais dépourvu de méchanceté.

C’est cette manière de nonchalance désabusée, dépourvue d’acrimonie, qui fait ta distinction. Tu ne prends pas la pose, à l’instar de bien des artistes qui étalent complaisamment leur angoisse et s’imaginent sans trêve dans l’urgence. L’angoisse est pourtant une de tes vieilles compagnes. Tu sembles toutefois l’avoir amadouée, mise à distance avec cette petite dose d’ironie qui déjoue le piège de la gravité ou du mélo. Puis tu demandes une autre pinte.

Je ne me souviens pas avoir vu beaucoup de tes œuvres qui ornent pour la plupart les murs de demeures aisées. L’une d’elles pourtant a retenu mon regard. Elle fut montrée au Café des Arts, à l’occasion de l’exposition collective « Mon voisin est un artiste ». C’est une simple chaise, vide, un objet familier, un peu rustre. Elle m’évoque celle paillée de Van Gogh. On s’assied un bref instant, histoire de fumer, de vider quelques godets, de causer un brin. On n’est que de passage, alors on file vers une autre destination. La place est vide, libre.

C’est juin. Le parfum des tilleuls embaume les alentours de la place Xavier-Jouvin. Tu traverses les lieux à la manière d’un monsieur Plume, façons d’endormi, à la Michaux.

On ne verra plus ton ombre glisser dans les disques pâles que les réverbères, au tomber du jour, dessinent sur le trottoir. Quelques moineaux piaillent tristement. Clovis, que ton esprit persiste à flâner dans cet obscur et aimable quartier."

Laurent Henrichs, 19 juin 2014

© photo Laurence Fragnol