La peinture de Clovis

Clovis, cubiste, surréaliste… So what ?

Qui n’a pas connu Clovis au hasard des bars, qu’il a fréquentés plus de quarante ans ? Qui n’a pas ri, à une de ses saillies ? Pratiquement personne.

Mais qui savait qu’il a été ce peintre hors du commun, qui a pris réellement connaissance de son œuvre, à laquelle il revenait sans relâche, ne laissant filtrer que de rares propos sur ce qui lui tenait le plus à cœur ? Peu de gens aussi.

Le cubisme ? On passera rapidement sur l’épisode. Nous disposons en effet, pour toutes les pratiques humaines, de la médecine à la peinture, d’un lot immense de catégories nous permettant de rattacher un individu à un donné, un déjà-là qui l’influence, le détermine, etc.

Le cubisme ? Qu’est-ce qu’être un cubiste ?

On sait que quelques artistes s’y adonnèrent au début du XXème siècle. Dans le sillage de Cézanne –dont plus d’un critique a osé souligner le sublime ou le splendide échec – ils tentèrent de déconstruire la réalité, la reconstituant en usant de la sacro-sainte géométrie.

Ils employèrent des matériaux ordinaires, des rebuts, significatifs du quotidien : journaux, bouts d’affiches, papiers d’emballage… Pour ceux qui s’y aventurèrent, essentiellement Braque et Picasso, ce ne fut qu’un passage où ils se trouvèrent engouffrés. Qu’advint-il de Juan Gris ?

Peut-être Clovis trouva-t-il là une manière de grille pour domestiquer le flux de couleurs qui l’absorbait, sans que cela vire à la manie.

Le surréalisme a conquis dès sa naissance bien des générations. Art libertaire, ennemi de tout académisme, apportant une bouffée d’oxygène. A tous ceux que le cloisonnement étouffait, il apparut comme une voie de survie.

Qu’en demeure-t-il pourtant, ne s’est-il pas lui aussi empoussiéré ? On ne saurait à l’évidence mettre sur le même plan les productions de Dali, Ernst, Masson ou Magritte. Toutefois, ce mot d’ordre semble empêtré dans des contradictions : « immaculée conception », primauté de la rencontre incongrue – parapluie et machine à coudre – sur le réel, et nécessité d’une relative obéissance à la forme.

Reste néanmoins ce goût de la négation, de l’anti-sérieux, de l’irrespect. En ce sens, Clovis en est, à son insu peut-être, un des lointains héritiers. L’insubordination avant tout.

Curieusement, seules les places esseulées de Chirico, nées d’une autre palette, rentrent-elles en résonance avec le tête-à-tête obstiné et bariolé de Clovis, avec le flacon, tous deux faisant ressurgir l’« inquiétante étrangeté ».

Je n’aurai jamais connu d’authentiques artistes maniant les mots, les couleurs ou les sons, qui ne soient furieusement obsédés, assaillis sans trêve par un flux de matière. Et à cela, il faut évidemment, sous peine de succomber à cet harassant déferlement, donner une certaine forme, canaliser en somme une énergie débordante qui, faute de trouver certaines digues, ruine le sujet qui est leur proie.

Petite parenthèse musicale : quelques propos attribués à un des plus géniaux jazzmen du XXème siècle : Eric Dolphy. De la musique qu’il improvisa avec John Coltrane, il disait : « Sheets of sound, furries of melodies » – des nappes de son, des déferlements de mélodies. Bref, des tohu-bohus triomphants. Il rajoutait : « L’essentiel dans le jazz, c’est que ça continue à aller de l’avant ».

Loin des montres molles ou des apparitions des têtes de Lénine sur un piano, Clovis fouillait sans répit quelques motifs rémanents qui constituaient sa réalité.

D’abord, ces arbres qu’il disait « schizo ». A savoir lui, en quête de sa stature, de sa position verticale. Ils se signalent par des teintes intenses, provocantes, dont un rouge proche de l’écarlate.

Il y a aussi ces intérieurs paraissant plus apaisés. Mais la quiétude y est parfois rompue par l’irruption brutale d’un roc .– « chu d’un obscur désastre » ? Retour du nœud, de la boule d’angoisse, dévastatrice. Elle ne se laisse jamais oublier et désempare.

Enfin, éternel retour, flacons, verres et carafes, restent les compagnons quotidiens où le peintre se mire, y guettant un écho ou reflet fallacieux de l’infini. Il s’en amuse, tord un pied, un verre inversé devient bouteille, la joie d’écluser se mue en son contraire.

Un des mots qui restera le plus attaché à Clovis, c’est le secret. Non seulement apparaissait-il ainsi à ses amis, peu loquace, réservé, optant provisoirement pour le masque de la plaisanterie. Mais nul ne perce le secret qui gît au tréfonds de tout artiste. Ce remugle d’angoisse, de teintes et de sons qui ne vient, ne surgit que dans l’étendue de la matière sur un support ou l’autre. On peut parier avec une quasi-certitude, que cette œuvre a encore de beaux jours devant elle.

Laurent Henrichs,- juillet 2014.