Sans titre

Qui n'a jamais entr'aperçu Patricia, croquant, en un temps record, un portrait, mine à la main, scrutant d'un œil acéré, néanmoins bienveillant, son sujet, n'aura rien vu. J'écris cela quitte à provoquer des jalousies, car je dispose d'une de ces représentations, celle où je me reconnais le mieux, bien plus que sur un cliché photographique.

Dés que me vient à l'esprit le mot « texte », surgit immédiatement le terme « tissu ». Selon l'étymologie, c'est équivalent. Qu'est-ce au fond qu'un texte, sinon un entrelacs, un entremêlement de fibres, de radicelles verbales, plus ou moins ajourées.

A quoi cela vise-t-il, sinon à constituer une unité, un ensemble, une trame ? Dont on sait qu'elle n'est jamais parfaite, car constituée de minuscules failles ou béances, qui permettent à ce semblant de totalité de respirer.

Accordons ici un léger détour par la littérature. J'évoquerai ici l'expérience qui me fut offerte en ce début d'année. Je découvris que la troupe théâtrale de Chantal Morel, le « petit 38 », allait monter une pièce intitulée « le chagrin d'Höderlin », un des plus grands poètes allemands (18ème-19ème siècles). Je proposais donc mon modeste concours, étant germanophone, et indiquai aux actrices deux sujets de réflexion. L'un portait sur la poétique allemande, radicalement différente de la française, ou de la méditerranéenne en général. L'autre était relatif à un usage particulier des mots : il s'agit de l'emploi de l 'adjectif « substantivé ». N'y voyez là aucune cuistrerie linguistique, c'est très important. Au lieu d'employer le mot « gratuité », on dira le « le gratuit ». Aussi l' « évanescent » au lieu de l '« évanescence », ou encore le « transparent » au lieu de « la transparence ».

Ce petit remaniement me semble indiquer que l'on ne situe point du côté d'un concept, plus ou moins rigidifié, mais d'un autre où l'état de la matière est plus justement rendu. Cela peut à mon sens s'appliquer à l'œuvre de Patricia.

Le plus bel exemple de cette manière d'user du langage git dans le titre : « corps subtils ». On pourrait même constituer une sorte de jeu en alignant à la suite de « subtil » les termes qui s'y raccordent. On délivrerait ainsi une litanie comique réunissant fin, léger, aérien , éthéré, délicat, etc. Le summum est atteint quand on en vient à évoquer un « esprit délié ». Même si l'expression est belle, on sait que ce qui relève du spirituel est plutôt noueux, voir tortueux.

En arrière fond se profilent tous les scénarios que les philosophes, des siècles durant, ont élaborés pour distinguer/réunir le corps et l'âme, celle-ci devant bien sûr tenir les rênes, pour mener l'équipage à bon port. Le corps, c'est l'étendue. Certes mais de quelle forme ? Au 18ème siècle, le physicien philosophe d'Alembert, émet une étrange caractéristique : le corps, c'est ce qui est impénétrable.

Délaissons ici ces « frivolités » théoriques pour en revenir au sérieux de nos tissus.L'essentiel de l'installation proposée par Patricia consiste en un parallélépipède imposant qui occupe une part majeure de la galerie. A l'intérieur même de cette couverture, elle même de toile, qui fait partie intégrante de l'œuvre , on discerne un alignement de formes suspendues - est-ce tulle ou gaze ? - séparées par un intervalle minime. Il faut pour en mesurer la portée, tourner autour, comme on en fait avec une statue « sous tous les angles ». Pourtant s'il existe bien du volume, il n'y a pas ici de saillie, pas d'angulosité vive. On reste dans le registre d'un vaporeux qui paraît se maintenir dans une stabilité verticale, non dépourvue d'oscillation. En mettant en perspective ces semblants de « vêtures », dont aucune n'est identique à l'autre, on perçoit une manière de tremblement, dû à la façon dont chacune réverbère la lumière et les plis de l'autre.

Car c'est bien de plis dont il s'agit ici avant tout. Libre à chacun, au gré de son imagination, d'y retrouver des formes concrètes : robes nuptiales ou suaires, linceuls et pourquoi pas fantômes, esprits dépourvus de chair. Pour ma part, j'évoquerais plutôt la scintillation de la matière, les ruses qu'elle déploie, pour capter, voire fasciner nos regards en jouant de l'hétérogène et des métamorphoses. Ceci renvoie à l'une des périodes les plus fécondes de l'histoire de l'art, nommément le baroque. Et ce n'est pas un hasard si un de nos plus grands philosophes du 20ieme siècle, Gilles Deleuze, l'a convoqué en sous-titre à un essai sur Leibniz, intitulé « le pli ».

Laurent Henrichs - 15 novembre 2017