Livanos et le Grec




Livanos et le Grec

Catherine Cuenot - Berge Magazin 1998



Catherine Cuenot et le Grec (Photo C. Cuenot)

24 heures chez le Grec

Juillet 1997 - Marseille - 35 degrés (à l'ombre)

Le chauffeur de taxi, pourtant marseillais, se plaint de la chaleur et roule si vite qu'il me laisse à peine entrevoir la Méditerranée avant de me déposer au Vallon de l'Oriol. De toutes façons, j'ai hâte de rencontrer le couple le "plus sestogrado du monde", Sonia et Georges Livanos. Voici la grande maison blanche que le film de Jean Afanassieff "Le Grec", nous a fait découvrir en 1994, et voici Sonia, merveilleuse petite (1m50) méridionale pleine d'énergie et de gaieté, irrésistible. Elle est bien là, souriante, à la fenêtre centrale, aussi droite que les deux grandes statues qui animent cette belle façade.

Un petit signe de la main en guise de reconnaissance, un escalier raide, et l'accent chantant qui résonne dans la grande pièce claire aux tomettes cirées. Du bureau plus sombre, surgit la silhouette un peu voûtée, un peu tassée de Georges, l'éternelle Gitane maïs vissée aux coin des lèvres, le sourire légèrement sardonique, le regard plutôt noir, inquisiteur. Ai-je en face de moi le Grec, le dur, le bagarreur des parois ou Georges Livanos le nonchalant, l'amateur de mots croisés et de lectures?

Même après avoir rassemblé et compulsé tous documents utiles à la réédition illustrée de "Au delà de la verticale " pour l'éditeur Michel Guérin, il est difficile de retenir par cœur la liste de ses innombrables premières dans les Calanques et les Dolomites et, comble d'irrespect, je n'ai pas lu le "Tartarin sur les Alpes" d'Alphonse Daudet, bible du Grec. Comment allons nous communiquer avec un pareil handicap, est-il possible de parler de la pluie et du beau temps avec les Livanos ? Le jus de pamplemousse offert par Sonia détend l'atmosphère... Comme on se sent loin de l'univers vertical, minéral et ô combien athlétique de leurs terrains d'escalade! Pourquoi n'est-il pas devenu navigateur ou armateur comme son grand père grec, pourquoi a-t-il tourné le dos à la mer pour en escalader les rives abruptes? Question stupide certes : "Méééé oui, la mer est belle à regarder mais je n'ai rien à faire sur une plage, je ne sais pas nager! Aller sur un bateau? Jamais! Sauf à la rigueur pour rejoindre une calanque et l'escalader...pardi!"

A la fin de l'après-midi passée à me montrer des photos - Calanques, Vercors, Alpes Occidentales, Dolomites, portraits des amis alpinistes - et à répondre avec une infinie patience à des questions qu'on lui a posées cent fois, le Grec estime qu'il a assez travaillé :

- Le travail, quelle horreur!

Ma vie professionnelle se résume en huit jours de travail effectif....

- Mais alors, vos patrons vous sponsorisaient…!

- Oui, mais ils ne le savaient pas!...

A dix huit heures, c'est l'heure du pastis et monsieur Livanos se met en pyjama, seule tenue supportable par cette chaleur selon lui : la glace est vraiment rompue! Sonia s'active et annonce pour le soir une odorante soupe au pistou. La compagne d'escalade de Livanos, capable de le suivre dans les voies les plus acrobatiques, de supporter les bivouacs les plus rudes, adore faire la cuisine et n'a rien d'une suffragette. Elle est d'ailleurs assez agacée par les propos de quelques alpinistes féministes. Sonia n'a pas eu trop à souffrir de machisme alpinistique puisque son mari l'a toujours emmenée en montagne, très souvent en compagnie de son acolyte préféré, Robert Gabriel. En plus, il admirait son style : "Elle grimpait comme une fée". Dans les années 50 il était peu courant qu'un alpiniste, non professionnel, fasse cordée avec une femme, encore plus avec SA femme! Il faut relire le chapitre "Sonia, le six et moi" pour mesurer la précieuse complicité de ce couple extraordinaire. Lui, "l'abominable calanqman" comme il se surnomme lui même, a écrit sur ELLE des phrases admirables dans ce livre unique. Au dîner, la bonne humeur est de rigueur, Georges a mille histoires à raconter, toujours ponctuées d'un grand rire communicatif, il fait des grimaces, imite à la perfection Louis de Funès et Sonia ne résiste pas, malgré l'habitude qu'elle a de ses pitreries.

Sur certaines photos prises au cours de dîners, de rencontres, chacun a la tête tournée vers Lui et tout le monde rit.

Au petit matin, à mon premier mouvement, Georges et Sonia sont derrière la porte, prêts à servir le café…Il se lève invariablement à 5 heures du matin comme pour partir en montagne. Il lit, fait des mots croisés en attendant le réveil des simples mortels que nous sommes … il aime bien se comparer à un dieu de l'Olympe ...

Après une nouvelle journée de tri de photos, je quitte les Livanos avec regret. Sonia m'accompagne à la gare, je dis au revoir à Georges sur le pas de la porte, il est toujours en pyjama...

Quelques jours à Chamonix

Février 1998 - Coupeau - Vallée de Chamonix - Moins 15 degrés

Georges et Sonia dans leur chalet de Coupeau

Cette fois-ci, ils sont venus en train à cause de la neige mais en été c'est Sonia qui emmène Georges, c'est elle qui conduit jusqu'à Chamonix où ils passent quelques mois chaque année. Coupeau est un minuscule village accroché à l'entrée de la vallée, un groupe de maisons disséminées le long d'une route escarpée.

Et l'appartement des Livanos est lui-même perché sous le toit d'une grosse maison construite dans la pente, avec vue imprenable sur la chaîne du Mont Blanc. Ce "bivouac" bien confortable est à peu près le seul endroit où le Grec accepte de se rendre. Car il est un peu casanier, il n'aime pas voyager, il n'a jamais aimé cela d'ailleurs, il ne supportait le long trajet de Marseille à Cortina d'Ampezzo que pour rencontrer le rocher inviolé, l'escalade pure et l'amitié de quelques grimpeurs italiens. Le Grec n'a même jamais eu envie de découvrir l'île de Chios, d'où ses ancêtres ont été chassés en 1881 par un tremblement de terre.

Sonia, elle, a la bougeotte. Dès qu'elle peut s'échapper, elle voyage. Elle a visité cette île "pleine de Livanos comme Chamonix est pleine de Charlet et de Balmat!".

Ici à Chamonix , c'est un peu le retour aux sources pour Georges qui n'a pas fait ses débuts dans les Calanques comme on pourrait le penser mais dans le massif du Mont Blanc en compagnie de ses parents et de guides chamoniards. "Je suis un produit de Chamonix et non des Calanques" dit-il. Et il aime contempler la face ouest des Drus qu'il avait tant de fois convoitée avant de découvrir les Dolomites.

Chamonix est engourdie de froid, les rues recouvertes d'une carapace de glace et Georges a sorti sa canne ferrée pour ne pas glisser. Il est devenu plus prudent que lorsqu'il s'engageait sur les glaciers sans crampons!

Il va rencontrer chez son éditeur un autre géant de l'alpinisme avec lequel il ne peut échanger un mot puisqu'ils ne parlent pas la même langue : Anderl Heckmair. Qu'importe, le vainqueur de la face nord de l'Eiger et celui de la Su Alto n'ont qu'à trinquer ensemble pour se comprendre et à ce sport, la régularité d'Anderl, 91 ans, est confondante. Admiratif, le Grec, 74 ans constate qu'il a encore beaucoup à apprendre ! Ils lèvent leur verre, se regardent, échangent un sourire, leur complicité est aussi réelle que muette...

Chamonix chez Marie Christine Guérin, avec les Cuenot et Jean Afanassieff

Toute la semaine, les Livanos vont de dîners en dîners, invités de toutes parts tant leur compagnie est réjouissante. L'humour de Georges éclate brillamment dans les conversations à bâtons rompus, un humour ravageur, caustique. Certes il vaut mieux ne pas en être la cible car alors le Grec se déchaîne comme sur un punching-ball! Lors d'un cocktail chez Michel Guerin, Sonia, telle une jeune fille, bondit sur le bureau et pose pour une photo. Georges s'exclame :"Elle est magnifique!" Et pour une fois, il est sérieux.

Si le Grec est un dur, Livanos est un sentimental, c'est sûr...

Copyright Catherine Cuenot. 15 février 1998