Nouvelle vague


Bulletin du G.G.M. 1961

NOUVELLE VAGUE - G. Livanos

Si le Grec n'a pas encore atteint le rivage, j'allais dire le "dernier rivage" il est bien évident qu'il s'en rapproche peu à peu (comme tout le monde !) et il semblait que le calme le plus plat le verrait aborder les sables blonds, au-dessous de la verticale, (de préférence du côté de Tahiti et avec l'accessoire concours de quelques tahitiennes pour la couleur locale...) or les jeunes bouillonnements d'une nouvelle vague apparaissent à l'horizon.

Que le Grec soit gonflé c'est indiscutable car un début de récit dans une telle ambiance marine de la part d'un type qui ne sait même pas nager (au sens propre), ça vaut l'Eiger en solo, les yeux bandés et avec des gants de boxe.

Le Grec "technique" avec les "baskets rechappées" (col. Livanos)

Mais revenons à cette nouvelle vague dont Eric Vola (avec un nom pareil moi je me méfierai....) est l'un des brillants représentants. Je sais qu'elle en comporte d'autres mais le hasard et la sympathie m'ont amené un jour à lui proposer d'aller faire "quelque chose" ensemble. Ce "quelque chose" était la voie de l'Ecaille à la Mounine. Je l'avais déjà parcourue deux fois, la dernière il y a une dizaine d'années, aussi était-je curieux de la revoir.

Nous avions donc rendez-vous un Jeudi matin (eh oui, les représentants de la nouvelle vague et les représentants tout court ont de ces facilités !) au bistrot de la Grotte Roland. Pendant notre marche d'approche je constate qu'Eric est un garçon très bien, en effet il parait connaitre à fond l'une des œuvres les plus marquantes de la littérature alpine.... à moins que le matin même il en est rapidement appris quelques bribes judicieusement placées ensuite dans la conversation.

Pour gagner la base de la paroi nous passons par son sommet, formule de fainéants destinés à abréger le retour. Les baudriers garnis de pitons et, pour Eric, l'estomac et les poches de victuailles diverses, nous plongeons vers le départ.

Petite cérémonie de l'adoubement et la nouvelle vague s'élance. Elle monte avec beaucoup d'aisance mais pousserait-elle le respect des vieilles gloires jusqu'à craindre de leur imposer l'humble tâche du dépitonneur ? Le leader étant déjà à une vingtaine de mètres du sol je lui conseille vivement de ne pas se gêner aussi daigne-t-il planter un piton. Un autre un peu plus haut et il atteint le premier relais. Evidemment deux clous pour ces trente mètres où le cinq abonde ce n'est pas du luxe ! A moi ! Le premier piton est du genre coriace : il me coûte un demi litre de transpiration ! S'ils sont tous de ce calibre.... Je ne vais pas tarder à changer d'opinion ! Oh oui !

Je retrouve Eric au relais. La tablette de chocolat qu'il avait mise dans une de ses poches est en train de fondre tranquillement, non moins tranquillement il l'avale d'un seul coup et repart dans l'étape suivante qu'il abat avec la même désinvolture. Tout marche sur des roulettes, je le rejoins, le double et nous voici sur les terrasses au pied de la partie supérieure de la paroi. Normalement nous devrions aller prendre une cheminée en "petit IV" un peu plus loin, mais j'ai souvent regardé une haute fissure qui serait plus élégante. Pourquoi ne pas nous offrir une variante ? Eric bien sûr est d'accord, oui mais qui va y aller ? Nous jouons à pile ou face avec un mousqueton et le sort désigne mon compagnon. Il fait tellement chaud que je ne suis pas mécontent. Eric, lui, est ravi, cependant : "Si vous voulez y allez quand même...? (toujours le respect des vieilles gloires) "Si tu continues à me dire vous c'est pour le coup que j'y vais et je te visse une rangée de clous qui te fera transpirer !" Cette fois il ne se le fait pas répéter !

Quelques mètres en libre puis les pitons entrent en action. Eric, évidemment, n'a plus la même aisance sur les clous car l'escalade artificielle est une sorte de travail manuel qui ne s'apprend que peu à peu, même s'il est plus facile que l'escalade libre.

Une heure d'efforts, une bonne dizaine de pitons et je recommence à jouer. Pour moi c'est du gâteau, c'est le dépitonnage "à la casquette", pas besoin de marteau, et si vous manquez le piton le vent du coup de casquette est suffisant ! Les clous me retardent si peu que j'avance presque à la vitesse de l'escalade libre ! Sacré Eric ! Il fait de l'A3 dans l'A1, lui ! (mais malheureux, c'est le contraire qu'il faut faire !)

Je continue en tête et bientôt nous atteignons la vire au pied du passage-clé. Il s'agit d'une longueur délicate et variée se terminant à un relais exposé, aussi me la suis-je réservée car mes soixante dix petits kilos de Grèce feraient un joli coup de casquette sur des clous de relais signés Eric !

Le rocher blanc dégage une chaleur suffocante, on se croirait devant un four ! Les premiers mètres sont laborieux mais je me ressaisis et, stimulé par la présence de la nouvelle vague, j'exécute un récital d'escalade libre dont je ne suis pas mécontent (la vieille garde n'est pas encore complètement ratatinée....).

Désagréable surprise : le pin du relais a disparu et il faut s'arrêter sur des étriers. Je soigne les clous en conséquence, c'est une installation.... très Grecque, et c'est tout dire !

Eric monte à son tour, sans gros ennui avec le dépitonnage. Il est vrai que plusieurs clous étaient en place et si je n'insiste pas pour qu'il les enlève... il n'insiste pas non plus pour les enlever... Le confort de ce relais l'oblige à rester suspendu à ses étriers au-dessous de moi. dernière longueur sans histoire bien qu'elle débute par un virage des plus délicats au flanc d'une écaille qu'il serait dommage d'envoyer sur un second plein d'avenir. L'avenir du dit second s'assombrit nettement lorsqu'il tente d'enlever le premier piton de l'installation Grecque. Vingt minutes pour extraire ce clou (et dans quel état....), dix minutes pour casser le second, aucune hésitation pour laisser le troisième, et peu après nous parvenons au sommet.

Aux sacs, et "à boire" !". Pour Eric c'est plutôt "à manger !" et il s'envoie un camembert comme d'autres un cachet d'aspirine !

Notre première sortie s'est bien passée. Il y en aura d'autres car si Eric ignore encore beaucoup de choses je commence à en oublier pas mal. A son contact je réapprend qu'il faut oser, Eric de son côté, apprend qu'il est bon, parfois, d'hésiter. Autrement dit si nous grimpions ensemble je deviendrai meilleur et lui moins bon ? L'escalade est une question d'équilibre.... La moto également n'est-ce-pas Eric ?

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NOUVELLE VAGUE CHEZ LES ROSBIFS _ Éric Vola

"Nouvelle vague" (E. Vola) sur le grès de Stanage en 1962 (Pays de Galles) en tenue "scruffy" typique du grimpeur local (jean déchiré, chemise idem mais des EB de Pierre Alain !)

A cette époque la "nouvelle vague", délaissant à regret les réunions du G.G.M. chaque mercredi après-midi au bar de la Plaine où il s'envoyait (expression Grecque) une brousse entière sans la partager avec ses camarades (pas de cadeau aux affreux !) et la verve pagnolesque du Grec, partit grimper au pays des Rosbifs, études obligent ! Là, les clous : forbidden, horrific, "shocking". Mettre un piton de plus dans une voie que lors de la première signifiait l'exclusion à vie de son club et le club pour un "Grand Breton", (un Rosbif, quoi !) c'est cent fois pire que de se faire larguer par sa femme ou sa/son petit(e) ami(e) ou que se faire extrader au Zimbabwe ou les deux à la fois. Seuls les "slings" (anneaux) étaient utilisés (parfois autour d'une pierre coincée ou un boulon dans une fissure comme sur la photo) alors que des exentricités telles que l'escalade de nuit en "dinner jacket" (smoking) sur les murs des collèges de Cambridge et autres joyeusetés étaient considérées non seulement comme normales mais comme indispensables pour faire partie du club ! Aussi, l'assurance était "rare", l'expo la norme. Il fallait connaître son niveau avant d'attaquer une voie sinon la sentence était définitive et certaine. Laissez-moi vous raconter une petite histoire qui m'est arrivé en 1962 en Cornouailles (Cornwall). J'étais avec un excellent grimpeur anglais, Gunn Clarke (1er anglais a répéter la Walker en 1959 un jour avant Don Whillans), qui revenait d'une aventure incroyable au Mac Kinley, où à son retour, il s'était retrouvé échoué sur un ilot pendant 3 semaines sur le fleuve qu'il descendait pour rejoindre la civilisation avant d'être aperçu par un zing (mais cela n'a rien à voir avec notre sujet !) et ma petite amie, Esther, qui depuis est devenue ma femme (et l'est toujours, malgré que cela paraisse incroyable à beaucoup dont moi-même, mais cela n'a rien à voir non plus avec notre histoire !). Nous grimpions sur une falaise de très bon granite, sur la mer, le Bosigran wall. La veille nous avions fait "Suicide wall" (il y a pas mal de "Suicide wall" sur les falaises britanniques et il faut s'en méfier à coup sûr), une voie dont la 2ème longueur était particulièrement "expo" : au bout de 20 m de "layback" sympa, il faut faire quasiment un pied main pour attraper finalement une bonne prise permettant de sortir des difficultés ; un court mouvement de bon 6a+, mais le tout sans aucune protection depuis le relais (les coinceurs et "friends" n'existaient pas encore). Une cordée que nous avions rencontré avait montré des capacités fort limitées dans une voie en 4/5, surtout le "vieux" (il avait 40 ans ce qui pour moi à l'époque équivalait à un état de décrépitude avançée certaine, sauf s'il s'agissait du Grec bien sûr ! Mais tout le monde ne peut être aussi exceptionnel !). Je faisais grimper Esther et un vieux "snock", un ex co-équipier de l'antique Chichester, qui avait une vieille Rolls d'avant guerre (la 1ère) qui lui servait de poulailler et qui utilisait des bottes de marin à la place des PA classiques (des EB) de la gent grimpante de ces iles, sur l'arête d'une petite ile en face du Bosigran wall.

Bosigran Wall et l'île en face

J'avais presque dû user de violence pour empêcher le "snock" de passer devant. A la 2ème longueur, au relais pendant que je les assure, le co-équipier de Chichester faisant des dérapages non contrôlés à tout bout de champ, je vois les deux "zigs" de la veille qui attaquent "Suicide wall". "Regarde ces c...s !" dis-je à Esther. "J'espère au moins que c'est le jeune qui passera la 2ème longueur". Arrivé au sommet de l'ile et faisant monter Esther, je vois le "vieux" attaquer la longueur clé. Je dis à Esther : "Celui-là, il va y avoir droit !".

Arrivé au passage clé, je dis à Esther :"Regarde, il tombe !". C'est ce qui se passe quelques secondes plus tard. Manque de pot, la 1ère longueur n'est pas verticale : 40 mètres de chute et il heurte violemment la paroi. Il décèdera une heure plus tard.

Malgré tout, notre séjour se terminera bien, par le pillage (légal dans les iles des Grands Bretons, naufrageurs patentés) d'un chalutier belge qui, pendant une tempête, s'était encastré dans la seule crique sur 20 km de côte. L'équipage fut sauvé grâce à un filin lancé du haut de la falaise surplombant la crique et leur bateau laissé au pillage des villageois et de notre "efficace" cordée "franco-britannique". Pour la première fois j'allais pouvoir fumer des Saint Michel (pendant plus d'un an !) dont nous avons remonté plusieurs caisses (j'espérais "Whisky gallore" mais nous n'avions sauvé qu'une seule de bouteille de pastis !). Mais, là encore il s'agit d'une autre histoire.

Deux semaines plus tard, avec un autre grimpeur anglais de Cambridgecette fois, Michael Gravina, je faisais une première sur une falaise de Douvre (Michael était le plus jeune fils de Briggsy, la comtesse Gravina, éminente membre de l'Alpine Club qui avait participé à la première ascension entièrement féminine au Cho Oyu, dirigée par Claude Cogan* qui disparut dans une avalanche avec Claudine Van den Straten). J’avais rencontré Michael au diner annuel du Cambridge Alpine club avec comme « guest star », Mr Marples, le ministre du transport de l’époque (1963), alors que fleurissaient sur les parebrises des stickers avec « Marples must go » ! Probablement, ces contestataires n’appréciaient pas que leur ministre aille à son ministère en bicyclette plutôt qu’en transport en commun ou en voiture officielle. Après le toast habituel à la reine, il fit une plaisanterie avec un « Marples must go climbing », très apprécié de l’audience ! La soirée se termina avec la pratique habituelle dans ce club de grimper de nuit et en « diner-jacket » sur les murs du collège, mais avec des EB (EB = Émile Bourdonneau, le bottier de Pierre Allain qui s'était réservé le marché britannique des PA). J’ai déchiré le pantalon de mon smoking sur un des murs de Jesus college.

Michael avait entendu parler de mes "talents" de pitonneur des calanques et sur cette falaise on était "autorisé" à planter des clous ! Le fait que mon grand-père était un comte comme son père a pu l'influencer. Une belle erreur : Mon grand-père qui avait perdu tous ses biens au jeu et avec ces dames, était devenu la bête noire de la famille. De plus, sa chevalière que m'avait donné ma mère à sa mort se coinçait dans les fissures, aussi je m'étais empressé de la perdre et pour aggraver mon cas, j'avais adopté les idées révolutionnaires de mon roturier de père. Quoi qu'il en soit, Michael avait décidé de m'y emmener pour être son leader.

Première longueur en beau libre sans problème et un relais très correct. La deuxième longueur s'annonce plus sévère. Le pitonnage commence. Dans ce rocher très friable, je fais à nouveau ce que le Grec raconte plus haut dans la voie de l'écaille : je fais de l'A4 cette fois dans sans doute de l'A2 ("Mais malheureux, c'est l'inverse qu'il faut faire"). Alors que je suis à environ 20 mètres au-dessus du relais et à peu près autant de la sortie, le piton sur lequel je suis, s'arrache et je "déboutonne" toute la longueur ! La paroi est surplombante, aussi je tombais dans le vide sans toucher le rocher, comme une fleur. Par contre, le Rosbif de service, assurant à la ceinture comme à leur habitude, fut projeté contre la paroi et se retrouva avec un beau coquard sur la figure. Malgré mes efforts, atteint d'une jaunisse aigüe, il refusa obstinément de me laisser repitonner la longueur et c'est pourquoi, cette première fut râtée et encore une fois je déçus mon maître, mais à moitié cette fois : Le relais était digne de lui : on aurait pu y attacher un "porte-avions" !

Je dois dire que Michael était un vrai gentleman. Repartant sur Londres, il me proposa de conduire son « Mini minor van » et je dis « oui ». Une minute plus tard, je déboitais pour doubler une voiture juste au moment ou une puissante Bentley faisait de même, manquant de nous pousser dans le décor ! Choqué pour la deuxième fois et furieux, Michael m’ordonna de m‘arrêter sur le bas-côté et appris que non seulement je n’avais pas de permis, mais que c’était ma première « leçon » de conduite !

Cela ne l’empêcha pas de faire plusieurs courses en montagne avec moi et sa jeune femme, Muriel, qui avait été la petite amie de Robert Guillaume, un des compagnons de Pierre Mazeaud, mort lors de la tragédie du Pilier du Frêney. Pris dans une soudaine et violente tempête au milieu de la Rébuffat à l’Aiguille du Midi, en simple chemise, la paroi granitique s’est transformée en une très raide pente neigeuse. Très vite, nos chemises avaient gelé et étaient devenues dures comme du bois. Je dus tailler des marches et me hisser en coinçant mon piolet dans les fissures. Sur la dernière longueur après le petit rappel en versant nord, tentant de sortir du dernier « clou », à nouveau, je « déboutonnais » toute la fissure. L’œil du piton du relais s’est ouvert, mais heureusement le mousqueton est resté en place, donc la corde. Rapidement je remplace le piton du relais avec l’un des pitons « déboutonnés ». Secoué par ma chute d’une vingtaine de mètres, j’ai mis un moment avant de me remettre en action. Pendant ce temps, Michael appelait « Briggsy » à l’aide. Pour l’arrêter de se lamenter et restaurer de l’espoir en lui, je le forçais à remonter le petit rappel pour récupérer son piton, nécessaire pour remplacer celui qui nous manquait pour sortir de la fissure. Tout fonctionna à merveille, mais ce fut la dernière fois que je vis Michael… Peut-être en avait-il marre de ce « Frog » qui n’arrêtait pas de « déboutonner » les longueurs d’artif !

*Les dernières images de Claude Cogan au Cho Oyu

E. Vola

Dédicace du Grec sur son livre : CASSIN il était une fois le sixième degré







La « Nouvelle vague porte-avions » !

EXPÉRIENCES BRITANNIQUES (suite) – par Éric Vola

L’ÉCHELLE A, B, C, D de Ian McNaught-Davis

Récemment Chris Bonington a épousé Loreto McNaught-Davis, la veuve de Ian, que tout le monde appelait familièrement « Mac ». J’avais été le second témoin au premier mariage de Chris avec Wendy en 1962 et il y a deux hivers, j’avais organisé une sortie ski et huitres au chalet de Ruggiero Montesano (2 200 m La Thuile - Italie), un ami de Walter Bonatti. C’est à cette occasion que Chris et Loreto se sont déclarés leur flamme. Plus tard, lorsqu’ils ont annoncé leur mariage, j’ai rappelé à Chris une sortie à Harrison Rocks en 1963 où « Mac » qui l’accompagnait nous avait expliqué son échelle A, B, C, D des grimpeurs avec son habituelle manière énergique et très convaincante. Chris l’avait oublié. La voici :

- Le Grimpeur de catégorie A escalade tout rapidement et avec une facilité évidente.

- Le Grimpeur de catégorie B escalade tout mais avec quelques difficultés.

- Le Grimpeur de catégorie C escalade tout mais en bave vraiment.

- Tous les autres tombent dans la catégorie D.

À l’époque, « Mac » nous impressionnait, il était de la génération précédente et avait fait la première ascension de la Tour de Mustagh avec Joe Brown, Tom Patey et Jon Hartog. Il était déjà un top boss d’une société de logiciel informatique, était richissime par rapport à nous, conduisait une superbe limousine Triumph six cylindres ce qui était un sacré changement par rapport aux vieilles Mini Minor que nous utilisions. C’était un gars que l’on écoutait, y compris le “frog” que j’étais sur les terres des Rosbifs. Je me suis toujours souvenu de sa théorie A, B, C, D pour sa simplicité et son esprit, typique des grimpeurs britanniques de l’époque. Chris a eu de la chance de l’avoir comme ami, sans mentionner la belle Loreto Herman.

AVEC DON, MARTIN et les autres.

Je ne peux terminer cette histoire sans écrire quelques mots sur le Pays de Galles et ses fantastiques parois. Je ne souviens pas comment, mais alors que j’étais au pub de Llanberis Pass, Don Whillans m’invita à grimper à Cloggy et nous voilà partis gravir cette dalle magnifique, Bloody Slab. [Sa première ascension en 1952 par John Streetly fut un véritable exploit. La difficulté pour l'époque était telle que ses compagnons de cordée ne purent le suivre et pour permettre à John de terminer les 60 m concentrant les plus grandes difficultés, ils attachèrent une deuxième corde, puis John se décorda et termina en solo les deux longueurs suivantes qui ne dépassent pas le V+.]

Don, en tête, s’arrête dix mètres au-dessus du sol, traficote un moment pour placer un anneau pour se protéger. Cinq mètres plus haut, l’anneau tombe ! Don continue jusqu’en haut de la première longueur sans une seule protection. L’escalade est superbe et, pour la première fois, je découvre que de petits grimpeurs comme Don, ont un net avantage sur les grands en ayant un bien meilleur équilibre. J’étais si impressionné par le « solo » de Don de la première longueur – le « crux » - que j’oubliais l’anneau du relais, le rejoignant en haut de la deuxième longueur. Mécontent, Don m’ordonne de redescendre le chercher, ce que je fais sans rechigner. Lorsque j’arrive en haut de la troisième longueur, Don s’aperçoit que j’ai oublié à nouveau l’anneau du relais. Furieux cette fois, et jugeant que je n’ai pas descendu assez vite la deuxième longueur, qui bien que nettement moins difficile que la première, n’était pas facile à redescendre, se décorde et descend le récupérer. Dix minutes plus tard il me rejoint. Je pense que Don n’a pas beaucoup apprécié ce « frog » distrait abandonnant une partie de son précieux équipement. Les anneaux de corde ne se vendaient pas au kilo sur les marchés locaux comme les pitons sur ceux de Marseille !

Nous n’avons plus jamais regrimpé ensemble, mais heureusement d’autres l’ont remplacé comme Chris Bonington et Nick Estcourt – Ah ! La démonstration de force brutale de Nick coinçant son genou dans la fissure horizontale de Maltraverse sur la falaise de l’Avon Gorge – Et puis, il y eut Martin Boysen, le maître des fissures et des dalles que je suivis le lendemain comme il me l’a rappelé récemment pour réaliser une belle petite première à Llanberis Pass, près du Cenotaph Corner, une voie qu’il appela « The Monster ». Apparemment elle a changé de nom. Martin la gravit magnifiquement, mais toutefois avec des protections, des anneaux bien sûr. De super moments avec des super mecs, mais une chose est sûre : si j’ai regretté les excentricités de mes amis grimpeurs britanniques (dont j’ai abondamment suivi l’exemple une fois rentré sur le continent), je n’ai jamais regretté la pluie constante en Rosbifland.

À cette époque, je crois avoir été le seul Français à grimper toute l’année en Grande-Bretagne et c’est ainsi que j’ai découvert les EB utilisées par tous les grimpeurs britanniques sur toutes leurs falaises, alors qu’en France les chaussons inventés par Pierre Alain n’étaient utilisés que sur les blocs de grès de la forêt de Fontainebleau. Peut-être que mon service militaire que j’ai fait immédiatement après avoir quitté l’Angleterre m’a troublé l’esprit car j’ai totalement oublié les EB et lorsque j’ai recommencé à grimper en montagne et en falaise c’est en grosses à part sur les blocs de Fontainebleau. Il faut dire qu’attaché à l’officier de liaison auprès du groupe Nord de l’armée du Rhin sous commandement britannique, j’ai eu de quoi me distraire avec leur NAAFI[1] qui considérait le Pastis comme du jus de fruit, ce qui fait que j’ai pu acheter pas mal de bouteilles à un prix d’enfer, les passer en contrebande dans le coffre de la voiture d’un capitaine de l’armée belge wallonne pour couvrir les frais d’un week-end à Bruxelles avec ma petite amie d’alors qui est devenue ma femme. Avec un nombre pharamineux d’officiers britanniques excentriques on ne s’embêtait pas.

Imaginez :

- Le colonel commandant du camp se prénommait James ; il avait une Aston Martin qu’il avait fait immatriculer 007 comme sur son badge de l’OTAN top secret. James se conduisait comme un joyeux drille une fois hors service et il n’était pas le seul.

- Les mœurs des officiers britanniques étaient singulièrement différentes de leurs homologues français : le jeune sous-lieutenant, son service accompli, prenait un gin & tonic avec son général et l’appelait par son prénom – ils venaient du même club : Sandhurst, quand ce n’était pas Oxford ou Cambridge.

- Le 14 juillet, tous les officiers du quartier général – une dizaine de généraux, une quarantaine de colonels et bien d’autres officiers de tous grades en grand habit de l’époque de Nelson, et leurs femmes en « long dress » - s’étaient réunis pour fêter l’événement avec les quatre Français de notre liaison, notre colonel, son chauffeur, évidemment un légionnaire et ses deux secrétaires-interprètes. Deux d’entre nous, dont moi bien sûr, montèrent sur le toit de la Rolls Royce du général commandant en chef, un quatre étoiles, pour boire des coupes de champagne et une fois vides les jeter sur le magnifique « lawn » du club des officiers sous les applaudissements nourris de cette gent britannique aux anges.

L’homologue pour le secteur français du général britannique était alors Massu et lui aussi ne manquait pas d’humour[2] . Il faut dire qu’ils avaient combattu dans la même division pendant la Seconde guerre mondiale. Imaginez notre surprise d’avoir à lui transmettre l’invitation du général britannique (en pli top secret évidemment) à célébrer l’anniversaire de la bataille de Waterloo et en retour sa réponse disant en résumé qu’il serait ce jour-là bien trop occupé avec une superbe jeunette qu’il venait de se dégotter ! Massu non plus n’était pas un triste.

[1] Navy, Army and Air Force Institutes. Gère les services, clubs, restaurants, magasins sur les bases militaires britanniques.[2] Il en aurait fait preuve, notamment, en accueillant De Gaulle à Alger. Celui-ci lui aurait demandé : « Alors, Massu, toujours aussi con ? » et Massu de répondre : « Toujours gaulliste, mon général ! » [Notes d'André Tête]

Les EB

Ce n’est que des années plus tard que je compris que les deux lettres EB étaient les initiales d’Edmond Bourdonneau, le bottier avec lequel Pierre Allain s’était associé pour fabriquer ses fameuses PA. Si Pierre Allain était un très grand grimpeur et inventeur de matériel de montagne, il n’était pas un aussi bon entrepreneur, il n’avait pas pris de brevet pour vendre ses PA hors de France. Edmond en prit un et vendit ses EB (en toile bleue) en Angleterre dès 1955. Son succès fut fulgurant : en quelques années, tous les grimpeurs britanniques les utilisaient sur toutes les falaises de Grande-Bretagne, atteignant un niveau de difficulté inégalé sur le continent.

Un exemple : en 1967, Martin Boysen fit la seconde ascension de la face sud du Fou, alors considérée comme la voie rocheuse la plus difficile des Alpes, libérant la plupart des longueurs gravies en artificiel par les Américains, Harlin, Hemming, Tom Frost et Stewart Fulton, quatre ans auparavant. Il utilisa trois fois moins de pitons. Cela impressionna tellement le milieu des grimpeurs français que Lucien Devies, le « Pape » de l’alpinisme français, mentionna Martin dans la chronique de son magazine Montagne et Alpinisme comme « un grimpeur d’une classe exceptionnelle ».

En 1975, Claude Deck organisa avec le BMC et la FFM une série de rencontres d’escalade en Angleterre pour les meilleurs grimpeurs français, essentiellement au Pays de Galles. Je participais au premier avec des grimpeurs comme Patrick Cordier et Jean Afanassieff. Pour l’épreuve de rocher de son stage de guide en 1973, Jean (Afa) avait utilisé des PA aux Gaillands, Il se vit décerné un 19 sur 20 en rocher, la meilleure note du stage, mais seulement après une discussion animée des professeurs de l’ENSA dont certains voulaient l’éliminer pour usage non conforme aux canons en vigueur. Jean-Claude Droyer participait au 2ème stage au Pays de Galles et dès son retour en France, équipé d’une paire d’EB il ouvrit au Verdon la première voie en VII. Ceux qui voulurent la répéter ne purent y arriver qu’en utilisant aussi des PA (ou des EB commercialisées au Vieux Campeur à partir de 1967 puis sous le nom "Super Gratton" en 1968. Elles remportent en 1975 l'oscar de l'exportation et la marque EB devient le leader mondial plébiscité par tous les grimpeurs du monde entier). Jean-Claude allait devenir un éminent promoteur pour le compte du Vieux Campeur puis de la marque EB (après son exploit Edmond lui attribua une allocation à vie d'EBs). Terminé, l’avantage que les EB avaient donné aux grimpeurs britanniques au cours des vingt années précédentes. Rapidement, le niveau en escalade libre en France rejoignit celui des Britanniques qui pendant les vingt années précédentes avaient grimpé en libre à un niveau largement supérieur à tous les grimpeurs du continent. Et cela, cette fois, non à cause de la « Perfide Albion », mais du « perfide » Français, Edmond Bourdonneau.