Postface d'au delà de la verticale

éditions Guérin

Postface d'Au delà de la verticale

(éditions Guérin)

Le dernier écrit du Grec 1997 - communiqué par Catherine Cuenot

Derniers feux

Les années se sont écoulées, m'apportant d'innombrables moments magnifiques faits de belles et difficiles parois, de splendides amitiés,de souvenirs éclatants.

Si je tente aujourd'hui une nouvelle conclusion, c'est parce que la précédente n'en était pas une, et ne pouvait pas en être une : on ne conclut pas à trente trois ans, à moins d'être le Christ ou Alexandre le Grand, âge qui leur fut fatal. La porte restait donc largement ouverte sur le futur. J'avais certes évoqué la fin de ma vie de grimpeur (l'une des fins possibles, aurais-je dû dire avec plus de sagesse) mais ce n'était qu'une vue de l'esprit, comme ces accidents qui "n'arrivent qu'aux autres", ou cette mort qualifiée de "naturelle", si lointaine qu'elle en devient hypothétique.

Alors, à chaque printemps, on prépare la "saison", on lit des bouquins, on s'informe. Arrive l'été, on trie les clous, on part, on revient (normal), on rédige les topos (la gloire), et tout recommence l'été suivant. Minutes, heures, jours... cela ne fait guère de bruit, une montre.

Une année passe, une autre, d'autres encore, puis vient le moment où l'on commence à se tourner vers l'arrière; la route des souvenirs est plus longue que celle des espérances. On considère, satisfait, le chemin parcouru, le carnet de courses s'est enrichi de milliers d'heures d'escalade, de dizaines de premières et de bivouacs, de milliers de pitons; des chiffres, des chiffres un peu stupides, qui, pourtant, représentent des années d'aventures, de vie... et le carnet de courses n'a plus beaucoup de pages.

A la plénitude des premières années, les suivantes ont-elles ajouté quelque chose? On peut boire du champagne pendant quarante ans, on ne le trouve pas meilleur pour autant.

En 1973, j'avais atteint celui que j'appelle le troisième " sommet" de ma vie d'alpiniste : une cime vierge gravie par une dure et grande voie, une voie avec une longue histoire où s'étaient mêlés l'amitié, la mort, l'amour et l'affection, la défaite et la rage de vaincre.

Je savais que l'aventure d'une telle intensité est unique, alors, l'été suivant, pour la première fois, j'ai eu envie, après avoir pendant si longtemps regardé les prises, de commencer à regarder les montagnes. Il était agréable de se balader, presque les mains dans les poches (enfin pas tout à fait) dans des courses moyennes, même s'il s'agissait de voies nouvelles, de modestes TD… pas trop sup.

En 1975 et 76 il ne m'avait pas été possible d'aller en montagne. Le désir cependant restait de la retrouver, simplement, sans plus. Le rideau tombait lentement, le mot fin commençait à apparaître sur l'écran. Au bruit des marteaux et des pitons, au fracas des orages, des chutes de pierres et des imprécations, succédait la calme sérénité des couchants silencieux.

Un soir, sur la terrasse d'un refuge, je faisais les cents pas dans l'attente d'un éclairage photogénique, lorsqu'un jeune grimpeur suisse m'avait abordé avec politesse, pas seulement helvétique : "Monsieur" (avant c'était "salut le Grec"), "on vous voyant avec votre cigare et votre appareil photo, je pensais : c'est quand même pas mal il est encore là, lui; maintenant il vient les revoir, tranquille, il n'y en a plus beaucoup de son époque, parmi ceux qui en ont fait autant, qui peuvent en faire autant". Très gentil ce garçon, très aimable, même s'il soulignait ainsi le mot fin. Évidemment c'était une consolation, je m'en étais bien tiré.

Pourtant de secrètes envies surgissaient parfois, à la vue des parois tour à tour roses des promesses de l'aurore, dorées, hautaines et majestueuses, grises, impénétrables et hostiles, ou livides dans certains matins inquiétants. Ils ne m'inquiétaient plus, les matins, et de là naissaient les regrets, regrets des batailles d'autrefois, même celles dans le mauvais temps, où il fallait être plus fort que lors de banales "grandes-courses-bien-tirées". Mais l'époque des combats était finie, elle ne pouvait pas durer éternellement. Les amis, les cigares, les photos... Oui, ce n'était pas mal.

Et puis, après deux ans d'entracte, Sonia et Marc désirant faire quelques petites courses , j'ai accepté de grimper à nouveau, des bricoles en second, me disais-je, cela m'amusera. Et puis dès la première sortie, uniquement pour rechercher un itinéraire capricieux, je suis passé en tête… et j'ai continué jusqu'au sommet. Il me semblait ne m'être jamais arrêté, les prises venaient à moi, le vide m'accompagnait, au dessus, la paroi ensoleillée m'enlevait avec elle. Le jeu recommençait, si j'avais un moment oublié combien il était magnifique, je venais d'oublier cigares et photos.

Quelques jours plus tard, j'arrivais au quinzième relais de la voie que je tentais avec Bernard Vaucher, une première bien sûr. Oh, pas une "grosse vacherie" dans l'ensemble, mais le final menaçait de faire des flammes. Dalles grises compactes, rangées de petits toits, un rocher peu pitonnable... Je connaissais la musique : ça sentait la castagne. "Alors, Grec, tu te crois toujours le Grec? D'ailleurs tu sais, là-bas derrière, il y a une sortie beaucoup moins difficile, et au fond, à présent...". A présent quoi? Le problème, le défi, il était devant moi, pas "là-bas derrière", il y était et j'y étais.

Après? Après, la bonne vieille bagarre a recommencé, les clous qui ne veulent pas s'enfoncer, la pédale que l'on quitte en se demandant si l'on ne vient pas de commettre une erreur monumentale, les bouts de libre arrachés de force, le clou "bidon" qui tient le temps d'en planter un autre à peine moins "bidon", les relais précaires... j'avais mal aux mains, des débuts de crampes, la sueur brûlait mes yeux...." Tu voulais encore te battre? Tu es servi!" Et moi qui, il y a un an à peine, étais si facilement heureux de mes paisibles contemplations : les nuages qui passaient lentement au dessus des sommets en changeant les couleurs des parois, les branches des mélèzes qui se balançaient doucement dans la brise tiède de l'été... il avait suffi de ces quelques dalles pour que le rêveur redevienne une brute.

Allons, le Grec, ne te laisse pas briser par tes derniers sursauts, ton expression "ces quelques dalles" ne t'a pas échappé. Si la vraie conclusion n'est pas encore cette fois la porte est plus qu'entrebâillée; le cigare et les photos reviendront, va, et rapidement. Les torrents ne remontent pas plus à leur source qu'ils ne demeurent immobiles : ils s'en vont.

Je n'avais peut-être, et même certainement, que 55 ans, j'en avais aussi 40 d'escalade et de montagne sur les bretelles et j'étais sorti fatigué de cette dernière course. Quelle suite pouvais-je envisager désormais? Toujours dans les degrés élevés mais en second, en client, la corde devant? Vous plaisantez… Ou alors la corde derrière, dans du III et du IV? J'appréciais encore moins ce genre de plaisanterie : des longueurs de 30 ou 40 mètres sans protection? Bigre! Du III, du IV…"L'aigle ne chasse pas les mouches", disait l'un des compagnons de mon cher Tartarin. J'avais moi-même écrit un jour à Robert Paragot : "Quand on a chassé le lion, le lapin c'est petit".

Et je citerai Robert Gabriel : "Si je me tuais dans les Calanques ou dans du facile, je n'oserais plus sortir".

Alors, avec mon inoxydable prudence, (sage, diront mes amis, habile camouflage de son manque d'audace, diront d'autres) j'ai décidé d'arrêter les frais. Je n'estimais pas absolument nécessaire de continuer à risquer (oh si peu), une peau à laquelle j'avais la faiblesse d'accorder un importance démesurée, une peau que j'avais toujours ramenée à la maison en bon état (et celle de mes coéquipiers aussi) grâce à cet astucieux dosage : prudence + technique + entraînement, et grâce aussi (il m'arrive d'être honnête) à un "super +" : la chance, la chance que j'ai bien aidée mais qui reste au dessus de tout dans la vie et pas seulement dans celle des grimpeurs. Encore faut-il avoir la chance d'avoir de la chance.

J'ai écrit autrefois que je ne redoutais pas la fin de ma vie de grimpeur, sans doute était-ce pour me rassurer, pour conjurer des inquiétudes pressenties. Aujourd'hui, après l'avoir vécue, il ne m'est par dur de regarder les sommets d'en bas, sans regrets, sans espoir, en leur disant : Merci.

Après détours et dérobades, enfin finalement le mot FIN est là. On l'a déjà entrevu, en filigrane, cette fois je n'hésite devant aucune majuscule et ce mot, je ne suis pas mécontent qu'il soit écrit de ma main.

Georges Livanos, Marseille, Chamonix , 1997.