Votez Livanos

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Yvan Audouard

le Canard Enchainé 29 Novembre 1994

Votez Livanos

Je sais. L'émission dont j'aimerais vous entretenir a été diffusée la semaine dernière, et à la télévision le temps de l'oubli va plus vite qu'ailleurs. Il arrive même que des interventions sur le petit écran (et même sur écran géant) passent comme si rien ne s'était passé. En revanche le portrait que le magazine "Montagne" a consacré à l'alpiniste Georges Livanos n'est pas prêt de s'effacer des mémoires de ceux qui l'ont regardé.

Je n'ai jamais violé personne. Même pas un sommet. Je ne suis pas personnellement un escaladeur de falaises, et il m'arrive souvent d'être agacé par certains des ces "conquérants de l'inutile", qui, parfois, profitent de leur position pour asséner sur les médiocrités du quotidien un regard un peu trop "plongeant" qui risque de passer pour dominateur aux yeux de ceux qui sont condamnés à vivre au ras des rares pâquerettes du "métro-boulot-dodo". Ceux-là mêmes commencent à faire figure de "nantis" au regard des quelques millions de gens qui, n'ayant plus de boulot, ont bien du mal à considérer la vie comme un "challenge". Leur "dodo" est si peuplé de cauchemars et de détresse que les rêves "d'ascension" ont du mal à trouver leur chemin.

Je pense pourtant que s'ils ont croisé le regard de Georges Livanos, dit "le Grec" (quand vous avez tout perdu, il vous reste la télé), ils ont dû y trouver un moment de bonheur et de réconfort. Dans ses yeux il y a toute l'ironie et l'humour de quelqu'un qui n'a cessé de grimper sans piétiner personne, qui n'a jamais voulu étonner qui que ce soit, et surtout pas lui-même.

- Quel est, lui demande t-on, le meilleur alpiniste du monde ?

Il répond sans hésitation :

- Le plus vieux.

On le voit agrippé à un surplomb en train de "pitonner" dans la roche avec une énergie de marteau piqueur : "il vaut mieux, proclame-t-il, un piton de plus qu'un homme de moins...."

Il ajoute en riant :

- Surtout quand cet homme s'appelle Georges Livanos et qu'il est accompagné de sa femme."

Le spectacle d'un homme heureux qui n'a pas conquis son bonheur au détriment des autres... Ce bonheur-là, même les malheureux sont capables de le partager.

Le Grec démoniaque (col. Livanos)

Il donne une belle leçon en période électorale. En ce moment où les araignées frénétiques partent à l'assaut du pouvoir en se donnant des coups de pied dans les gencives, il m'a paru indispensable de vous parler d'un homme qui n'est devenu non une star mais un maître parce qu'il n'a jamais cessé d'être lui-même et qu'il n'a jamais eu d'autre ambition que de trouver le bonheur sur la Terre. Pour lui et pour les autres.

Ce programme, il l'a écrit directement sur la roche. Les chemins qu'il a "inventés", en termes d'escalade, cela s'appelle des "voies" : dans les calanques, dans les Dolomites, et un peu partout dans le monde, des centaines de "voies Livanos". Et tous ceux qui les ont suivies après lui savent qu'elles étaient à la fois les plus audacieuses, les plus sûres et les plus belles.

Il me semble que tous ceux qui sont partis à la conquête du pouvoir auraient intérêt à mettre beaucoup plus de Livanos dans leur tableau de marche s'ils ne veulent pas se casser la gueule. Ce qui ne serait pas grave si, par la même occasion, ils ne nous entrainaient dans leur dégringolade.

Yvan Audouard