Marmolada di rocca

Marmolada di Rocca, paroi sud

par Georges Livanos "Alpinisme années 1952-1953, page 165"

Curieuse histoire que celle du sixième degré sur les murailles méridionales de la Marmolada. En 1935, âge d'or des conquêtes dolomitiques, la Marmolada résiste à deux rudes attaques : Castiglion et Detassis parviennent après plusieurs tentatives à mi-hauteur de la face sud-ouest de la Punta di Penia, tandis qu'à la paroi sud de la Punta di Rocca, Vinatzer et Zanardi-Landi abandonnent après 100 m d'escalade.

L'année suivante, Soldà et Conforto triomphent de la "sud-ouest" ;Castiglioni se console avec la Punta di Rocca et l'attaque trois jours après la victoire de Soldà en compagnie de Vinatzer qui, fort de sa prioirité, exige de conduire toute la course. Grâce aux pitons en place les deux grimpeurs forcent en 13 heures le socle surplombant haut de 200 mètres ; le lendemain, en 11 heures ils atteignent la grande vire à mi-hauteur de la face et 3 heures après le sommet.

Silence et mystère s'accumulent pendant 13 ans et il faut attendre 1949 pour voir un nouvel assaut. Mais si la paroi de la Punta di Penia est vaincue à deux reprises, la Punta di Rocca résiste encore : Alini et Aiazzi, de Monza, passent quatre jours dans la face et bloqués par la glace sortent grâce à l'intervention des cordées de secours. L'an dernier, Abram, un des meilleurs spécialistes des Dolomites, venait à bout de la paroi après trois jours de lutte intense et déclarait à son tour que c'était sa plus dure escalade.

***

Comment ne pas être attiré par une telle légende, même si le temps n'est pas propice aux grandes entreprises et si notre entrainement est nul !

C'est ainsi qu'un matin nous arrivons au pied de cette redoutable paroi. Malgré ses 800 mètres elle parait courte à nos yeux déshabitués de ces dimensions.

6h30 ! le temps est parfait, mais nous savons combien cette perfection risque d'être de courte durée. Le tintement des pitons accompagne nos derniers pas en terrain horizontal pour pénétrer dans un étroit renfoncement vite transformé en cheminée surplombante. Mise en train brutale dans un terrain très raide et friable. Le dépitonnage certes exige des positions fatigantes ; il me semble cependant que ce n'est pas la grande forme. Je connais heureusement un excellent remède en pareil cas : passer en tête et immédiatement, d'où manœuvres laborieuses. En effet, si la plus petite grimpeuse du monde a pu se glisser dans un minuscule tunnel, Robert s'est arrêté sur des étriers. Bientôt je peux repartir dans un dièdre lisse sans me douter du récital de sixième degré qui m'attend, mais en tête à présent, je me sens tout à fait bien. Quelques mètres d'acrobatie afin d'économiser le pitonnage, puis plus rien. La paroi de gauche offre un passage. Plein de mépris pour l'exposition, je m'élance sans hésitation ni piton ; la forme est revenue. Soudain, un redressement de la pente coïncide facheusement avec une disparition des prises. Loin au-dessus, deux vieux pitons dont un où pend un étrier ; devant moi, d'innombrables traces de coups de marteau. Sur des pitons plantés de moins d'un centimètre, je gagne avexc peine deux ou trois mètres sans être plus avancé pour cela. Bordées de jurons variés ; Vinatzer et ses successeurs sont envoyés à tous les diables. Je découvre enfin le passage, particulièrement dur et exposé, et j'atteins les vieux pitons ; puis toujours avec d'extrêmes difficultés, je reviens dans le dièdre.

Un ouf de soulagement me parait alors justifié. Ce passage est sans doute le plus difficile que j'ai fait en montagne, et, ma foi, il semblerait que ce monsieur Vinatzer ait eu quelques connaissances de l'escalade.

"Suivant, Sonia !". gestes calmes et précis, surêté un peu ironique, traversée dansante ; la voilà, pas fâchée malgrè tout d'en avoir terminé. Hissage du sac à présent avec la collaboration efficace de Sonia.

Robert s'offre ensuite les joies du dépitonnage. A son arrivée, il est près de 11 heures et nous n'avons gravi que 70 mètres ; cela fait bizarre de penser qu'il y en a encore 730 au-dessus...

La suite s'améliore. Malgré un passage friable du modèle dangereux, nous avons vite fait de gagner 40 mètres et d'atteindre une petite terrasse au pied d'un gros surplomb gris où une halte est adpoptée à l'unanimité. Pour la première course de la saison, elle parait soignée ; il vaut mieux ne pas trop forcer le premier jour ; de plus, le ciel nous apporte avec les signes du mauvais temps la perspecive de batailles sévères dans un proche avenir. "En route". Une fissure à l'aspect peu sociable succède au dièdre et incite Robert à attaquer en plein surplomb, sans succès d'ailleurs. Il faut donc en passer par la fissure. Lisse, déversée, elle se défend, et seul un coin de bois génialement planté permet d'en venir àbout. Le toit suivant, par contre, est presque facile. Je regrette d'abandonner notre unique coin de bois mais je fatigue beaucoup, et l'assurance, oblique en tous sens, m'empêcherait de reprendre pied si je lâchais. Sur un relais incommode, nous nous retrouvons tous les quatre, nous et le sac. Robert n'est pas en forme ; aussi je repars dans un dièdre oblique coupé de durs surplombs. Passage typiquement dolomitique, en force et exposé, où il faut avancer avec décision. Comme il mesure un peu plus de trente mètres, nous évoluons plus ou moins simultanément et Sonia continue en tête pendant la montée de Robert.

18 heures, heure où l'on pense au bivouac : pourtant cette vire exigüe ne suggère rien dans ce sens, et, là-haut, dièdres et surplombs se succèdent sans interruption. Je m'élève encore un peu, puis le dernier doute dissipé, c'est le retour. Vraiment à trois là-dessus !... Et ces nuages...

Quelques bouts de rocher arrondis au marteau, trois pitons. Sonia est au fond du dièdre, pas tout à fait debout, pas tout à fait assise non plus ; je suis au centre sur un siège minuscule, un pied dans un étrier ; Robert à ma gauche est le plus mal logé : sa position la moins inconfortable est debout, dans deux étriers, face au vide, et quel vide ! Bien entendu, notre moral méridional s'accomode des circonstances : "Ah ! vous parliez de grandes courses, de bivouacs sur étriers, et bien vous l'avez le bivouac sur étriers...".

Absence de confort et menaces du temps ne coupent en rien notre appétit, limité seulement par le manque de matières premières ; puis le petit réchaud à méta est installé sur une prise ; là aussi les rations sont réduites afin de ménager l'unique litre d'eau. La nuit est venue, les nuages très épais reflètent de lointains éclairs. Pour "meubler" le bivouac, nous éclairons une des lampes. Peu après, du refuge Fallier, des amis inconnus font des signaux et des yodels retentissent. Nos cris joyeux ne correspondent peut-être plus tout à fait à notre état d'esprit, les éclairs s'étant rapprochés. Ils deviennent impressionnants. De grands traits de feu accompagnés de roulements du tonnerre, illuminent brutalement le ciel noir. Tout cela s'ordonne avec la lenteur majestueuse et inquiètante d'un prélude pour grande catastrophe. Un léger crépitement ur les capuchons : "Voilà la flotte" bougonne Robert. Aussitôt debout, nous nous plaquons à la paroi. En un instant, ds torrents d'eau ruissellent de toutes parts. Défi devant les éclairs, la lampe reste allumée. La pluie, déjà violente, est aggravée par une cascade qui, d'un surplomb, tombe juste sur le bivouac. Le bruit de l'eau nous oblige presque à crier :"Alors, ça va ? ça va ? ça, c'est du bivouac, hein ?". Complètement trempé, je sens l'eau couler à même la peau.

Soudain, l'orage s'éloigne ; il n'aura pas été trop méchant. La pluie cesse, mais notre supplice continue : la cascade tombe toujours de ce maudit surplomb, et il est impossible de lui échapper. Tout à une fin ; bientôt nous pouvons nous asseoir, faire passer une corde sous nos bras pour ne pas basculer et recommencer à somnoler pendant que l'eau s'écoule doucement de nos pantalons.

Aube triste et indécise. "Bonjour, Messieurs", nous lancent dans un français approximatif les gens du refuge Fallier, venus sous la paroi, inquiets de notre sort. Nous leur envoyons des réponses optimistes tout en faisant chauffer le thé du matin, une tasse pour trois bien entendu. Le temps a empiré par rapport aux jours précédents dont les premières heures au moins étaient dégagées. "Bah ! on verra bien". Remettre les cordes en ordre après nos ébats nocturnes est une opération bien compliquée et à 6 heures seulement je reprend l'escalade. Grâce à la corde fixe, les premiers mètres, vite faits, me font retrouver un peu de souplesse, si bien qu'au-dessus, malgré le pantalon collé aux jambes et les souliers d'où l'eau dégorge, je franchis assez élégamment quelques passages difficiles. Sonia est toute étonnée de se sentir en forme après pareil bivouac. Allons, la cordée est d'attaque. Il vaut mieux, car la longueur suivante me donne du fil à retordre. C'est incontestablement une des grosses pièces de la voie, dans un dièdre très lisse, où le six abonde sous des formes diverses, la dernière étant un petit mur surplombant aux prises minuscules et au pitonnage aussi rare que précaire. "Décidément, ce monsieur Vinatzer..."

Suit une longueur moins dure au tracé sinueux, et nous émergeons enfin du socle. Une halte salue cet évènement au cours de laquelle quelques fruits secs succèdent à la tasse de thé de ce matin.

***

A présent, immense dièdre évasé, le secteur central de la muraille est devant nous. Je ne me laisse pas prendre à son aspect avenant, et si la note technique est restée dans une valise à Canazei, je me souviens du récit de Castiglioni : de fortes difficultés nous attendent encore épaulées par les nuages menaçants.

30 mètres faciles, puis une zone de surplombs. A peine ai-je gravi une petite longueur que les premières gouttes tombent. A tout hasard, je fais monter Sonia. Hélas, les gouttes se font rapidement plus nombreuses et sous une forte pluie nous rejoignons Robert en rappel pour nous tasser dans un renfoncement microscopique. Arrivé le dernier, je suis cette fois le plus mal logé et me contente de petites prises de pied. Simple détail en comparaison des trombes d'eau qui s'abattent sur la paroi. En quelques minutes, le couloir central est balayé par une furieuse cascade large de plusieurs mètres ;un homme pris là-dedans ne doit pas tenir une minute. Autour de nous la pluie crépite et rebondit. Et le temps ? Bouché, complètement bouché. La brume et le rideau serré de la pluie paraissent ne plus jamais devoir s'ouvrir. Dans une de mes chaussures, à l'extérieur du surplomb, l'eau ressort par le haut. Et toujours ces trombes dans le couloir !...

Crampes, humidité, froid. S'il se met à geler là-dessus, nous nous retrouverons dans la même situation que les grimpeurs de Monza, mais beaucoup plus bas ; il aura du sport pour sortir. Et la pluie continue, régulière, immuable ; des filets énervants glissent sans cesse dans le dos et long des jambes. Excédé, je descends jusqu'à une vire "mouillé pour mouillé", au moins je ne fatiguerai plus inutilement mes jambes. Le bruit de la pluie sur nos capuchons devient vite obsédant et je retourne sous le surplomb. Et dehors ? Le rideau gris n'a changé en rien. Un petit nuage paresseux remonte le vallon. "Le temps va changer" prétend Sonia. Je me demande s'il changera un jour. Pourtant oui, ça s'arrête. Nous revenons sur la petite vire, les membres raides secoués de frissons après être restés 5 heures sous ce surplomb. Nous pouvons par contre remplir la gourde sans difficulté : l'eau ne manque pas !

Un rappel nous dépose ensuite dans la zone inclinée où s'achève le socle, point atteint ce matin à 8H30. Un fantaisiste rayon de soleil apparait alors ; nous en profitons pour extraire quelques litres d'eau de nos vêtements. Je dois avoir l'air fin en slip sur ces vires... L'ombre froide revenue, je remets mes pantalons trempés et recommence à greloter... Recherche d'un emplacement de bivouac. Le seul endroit convenable est asssez bien irrigué ; il faudra se contenter de peu. Pendant les travaux d'aménagement de Sonia, nous montons préparer la suite pour demain. Je manque un peu d'enthousiasme mais Robert offre de passer en tête. Au-dessus du dernier relais de ce matin mon compagnon s'engage dans un dièdre lisse et ruisselant. Malgré un pitonnage délicat sur pitons très courts, le passage est vite équipé et en deux rappels nous regagnons le bivouac attirés par une agréable odeur de pain grillé, étrange évocation d'un confort oublié dans cette hostile muraille. Les rations ce soir ont diminué, quant au thé, c'est toujours le même qui sert : avec ce temps on ne peut savoir combien durera encore l'ascension et il est préférable de garder des réserves.

La dernière cigarette partagée et fumée, accroupis sur de minuscules sièges inclinés, nous attendons la suite. Elle s'annonce mal. Les nuages se regroupent. Ma veste en duvet contient un ou deux litres d'eau ; aussi l'ai-je remplacée par un pull-over de Sonia. Il ne chauffe guère ce petit pull-over et je ne cesse de m'agiter. Vaine fatigue : sitôt arrêté, je tremble. Sonia alors me tape dessus à tour de bras. Bien entendu, nous ne dormons pas une minute : enfin, l'heure tourne. Une lune incertaine perce avec effort les nuages ; ce n'est pas fameux, mais l'on y voit. On y voit et il ne pleut pas ; donc on peut grimper. "Allez, debout !" Il faut en profiter". Tonimalt bouillant, rassemblement du matériel : à 3 heures nous prenons le départ. Le jour commence à poindre pendant la montée de l'étape préparée hier. Je relaie Robert et malgré les difficultés toujours très élevées, la progression est relativement rapide dans une longue fissure-cheminée mouillée et coupée de surplombs pénibles. Nous parvenons ainsi à une zone moins raide en bordure du couloir central. Une traversée devrait y mener. Quelques évolutions sans assurance sur des plaques lisses se terminent par une prudente retraite. Je ne dois paqs être à la bonne hauteur ; de plus, ayant vu tout de suite une autre solution, je n'essaye pas avec conviction. Toujours est-il qu'un rappel d'une quinzaine de mètres a tôt fait de nous déposer sur une vire conduisant au couloir où une longueur est promptement gagnée. Une deuxième longueur dans une dure cheminée surplombante et trempée, puis une dalle facile nous ménent ensuite au pied d'une haute cheminée parallèle au couloir. Elle aboutit à la grande vire à mi-paroi, donc les affaires vont bien et nous pouvons nous offrir une halte sur une bonne plate-forme avec eau courante. Il doit parfois en courir pas mal ici, de profondes cannelures creusées dans le rocher indiquent le passage d'énormes quantités d'eau. Aussi je repère les possibilités de sorties dans les parois au cas d'un orage subit, les nuages ayant en ce moment des allures plutôt agressives. Robert va mieux et me remplace ; il évite le début de la cheminée par une fissure sur la gauche et enlève brillamment la longueur suivante, très raide, lisse et ruisselante. Encore un passage de VI.

Au-dessus, la cheminée s'humanise : les étapes, mouillées comme toutes celles depuis ce matin, s'additionnent, et à quinze heures seulement nous parvenons à la vire, cette vire que nous aurions pu atteindre hier soir, si....

Nous ne résistons pas à la tentation d'un bonne halte sur ces hospitalières terrasses ; fini la crainte des nuages ; ici, de véritables grottes pourraient nous permettre d'attendre plusieurs jours une éclaircie. A 16 heures, nous repartons. Si les difficultés sont pratiquement terminées, il nous reste cependant 350 m à gravir pour lesquels nous modifions l'organisation de la cordée. Je prends la tête, mes compagnons suivent en "flèche"" sur la nylon, Robert sac au dos, Sonia remorquant la corde en chanvre désormais inutilisable. En dépit du brouillard, nous découvrons le couloir facile menant à l'arête sud-est de la Punta di Rocca. A notre arrivée quelques gouttes nous acceuillent. Il "bruine" prétend Sonia. Robert, lui, découvre une étroite parenté entre cette bruine et les pluies des jours précédents. Nous n'aurons pas le temps de sécher ; déjà le couloir terminal est parcouru par un ruisseau. Dans la brume, le haut parait raide. Sur la droite, un couloir parallèle à l'air plus facile et plus court ; bien qu'il n'ait jamais été parcouru, il me semble préférable. Nous le rejoignons en traversant sur des dalles rendues délicates par la pluie violente. L'allure une fois de plus se ralentit, la sécurité exigeant des pitons de relais. A présent, la glace apparait polie par de petites cascades. Nous montons le plus possible à l'extérieur et lorsque cela ne rend plus nous passons au fond, pataugeant dans l'eau.

***

A cause des nuages et de l'orientation, l'obscurité est totale lorsque nous atteignons la base d'une haute cheminée aux parois luisantes de verglas glacé barré par un gros surplomb. L'obstacle est digne de toute ma considération. J'avance, plantant de pitons très douteux, dans ls fissures que mes doigts rencontrent ; aussi je m'applique à faire de parfaites oppositions car la moindre obliquité entrainerait un dévissage immédiat. Ce passage est sans doute un des meilleurs de ma collection "passages de nuit" ; heureusement j'avais encore des réserves et elles me permirent de triompher. Mes compagnons me rejoignent lentement, trop lentement pour mes mains serrées sur les cordes dures et glacées et je n'ose pas me fier à des pitons de relais plantés à tâtons. L'équipe regroupée, deux lampes frontales sont mises en batterie, Sonia en second s'en passera. Au-dessus, la brume bouillonne dans le couloir. Une longueur en glace et rocher très "occidentale" nous amène au pied d'un mur raide. Relais instable, les pieds dérapant sur la glace. Un piton a raison du mur et nous débouchons dans un petit cirque de parois. Enfin un événement favorable, le vent chasse les nuages et le reflet de la lune vient remplacer nos lampes défaillantes. A présent commence un numéro d'aquilibriste parmi de redoutables amoncellements de blocs instables ; de plus le vent se met de la partie et le froid augmente. Tous les deux ou trois mètres, les mains cherchent une illusion de chaleur dans les poches humides : je ne tiens pas à ce qu'elles me lâchent au cours d'un passage. Sonia, elle, fait son étape d'une seule traite tirant avec peine la lourde corde remorquée ; à son arrivée, elle se plaint de ses mains, étrangement blanches dans la pénombre. Quelques frictions énergiques et je fais monter Robert.

Nous n'avons aucune idée de l'heure, les machines sont lancés, nous ne nous arrêterons qu'au sommet. Interminable, le couloir retentit des pires jurons, mais à chaque étape, je repars sans ressentir la moindre fatigue, malgré la monotonie de cette escalade dont le mauvais rocher exige une attention soutenue, aggravée par l'absence de pitons de relais trop longs à planter. A un moment, je tente une sortie par la paroi de droite, dans un mur vertical. Moins abrité que le fond du couloir, il est battu par un vent glacial. Je sens mes doigts se raidir et mes vibram durcies par le froid adhérent mal ; sans assurance, je renonce.

Et c'est à nouveau le couloir, d'autres blocs branlants, d'autres plaques de glace. Nous sommes tout à coup très surpris : une vire vient de nous conduire sur l'arête faitière de la Marmolada, à quelques mètres du sommet de la Punta di Rocca.

Splendeurs de cette crête isolée dans le ciel ; le vent nous replonge en pleine réalité. Après avoir vainement cherché à lui échapper, je me rends au sommet. Une arête découpée le relie à la Punta di Penia ; elle n'a pas l'air commode. Diable, et moi qui comptais traverser pour descendre sur Contrin.

***

Conseil de guerre. Nous n'avons pas de renseignement sur la descente du glacier, ni même sur la vallée où elle peut mener. Je remonte au sommet et m'engage en solo sur l'arête. Des sections dans l'ombre me font hésiter, la roche est assez friable et devant une descente délicate, j'abandonne. Au fond, ce ne devait pas être bien difficile, mais seul à minuit sur cette arête, secoué par un vent furieux, frissonnant dans des vêtements trempés, après trois jours d'escalade et de mauvais temps, sans doute n'ai-je pas eu une vision exacte des choses.

Mes compagnons se sont allongés sur une terrasse renonçant à découvrir un endroit protégé. "Un bivouac ici ? on va crever, allez debout !". Le glacier adopté, des rochers faciles nous y conduisent. La lune continue à bien fonctionner et aide à la découverte d'un refuge dont je soupçonnais l'existence. Ce sont plutôt les ruines d'un refuge : nous continuons. La descente ne manque pas d'intérêt technique, une glace dure comme du fer nécessite de fantastiques détours pour emprunter les zones les moins raides. Que d'allées et venues, de pas et de faux-pas ; de temps à autre, je me retourne apercevant derrière moi deux silhouettes trébuchantes : Robert et son gros sac, Sonia maugréant contre un énorme rouleau de corde mouillée. Un essai de descente par un ilot rocheux échoue ;il faut remonter, allonger encore un de nos innombrables détours, et le quatrième jour se lève pendant la traversée d'une dernière pente. Robert, plus haut, taille au marteau. Parvenus à la moraine, nous sommes surpris de ne plus voir notre ami ; peut-être est-il caché par un repli du glacier ? Un moment se passe. Appels. Rien, rien. L'inquiétude nait ; je m'élance, courant là où j'hésitais tout à l'heure. Je cherche, j'écoute, tendu... Soudain, avec émotion j'aperçois une silhouette familière, errant dans les blocs tout en bas du glacier. Peu après Robert nous apprend qu'il a glissé assez bas et à continué à descendre, trop fatigué pour remonter. Nouveau départ. Je pensais rejoindre la Forcella Marmolada mais nous sommes trop bas. Il faut donc rejoindre la vallée droit devant nous ; de toute façon elle mènera bien quelque part...

Pas de sentiers, seules de vagues pistes, certaines faites par des animaux nous induisent en erreur, et les traversées des taillis de petits pins imbibent un fois de plus nos vêtements. Robert ne dit rien parce qu'il ne peut plus rien dire (il n'était pas en forme pour cette course), mais je connais sa volonté de fer ; Sonia mendie un quart d'heure de sommeil que je n'accorde pas et moi je fais le chien de berger courant et explorant de tous côtés à la découverte d'un chemin.

Pentes d'herbes glissantes, arbustes aux branches perfidement entrecroisées, sauts de torrents... et voici un sentier, un bon sentier même, bien plat : "on continue". La descente à présent est rapide vers une grande maison isolée. elle se rapproche très vite. Un petit pré à remonter, une route à traverser, nous montons qelques marches, et c'est un plancher qui retentit maintenent sous nos pas. Quelques instants plus tard, nous étions l'objet de l'admiration générale tout en nous séchant devant un fourneau dont les feux étaient forcés à notre intention. Robert somnolait sur son sandwich, Sonia découvrait dans des fruits une version du paradis ; quant à moi, un verre de vin rosé à la main, debout, car il me répugnait de m'assoir avec mes pantalons mouillés, je commençais ce récit.