L'éperon Walker

L'éperon Walker

Bulletin du G.G.M. 1er trimestre 1963 - Eric Vola

Ce n'est pas comme dans une paroi des Dolomites, ou même à la face ouest des Drus, la raideur n'y est pas excessive. Pourtant, nous sommes déjà très haut sur l'éperon et le glacier de Leschaux, qui s'assombrit au fur et à mesure que le soleil descend au-delà des Flammes de Pierre, se trouve à quelques 800 mètres sous nos pieds. Tout de même, on se sent bien seul, surtout depuis presque une heure j'attends que mes compagnons aient fini d'aménager une mince plateforme qui va nous servir de bivouac à nous quatre : Denise, Cabri, Habib et enfin moi.

à gauche : dans le dièdre de 75m

à droite : au dessus du névé triangulaire (Denise, "Habib" = Marcel Zerf et moi - photos "Cabri" = Jean Thérond)

Lorsque je m'installe, il fait déjà nuit, et les autres se sont enfilés frileusement dans leur sac de bivouac. La manoeuvre ne manque pas de piquant surtout lorsque je sors le duvet tout neuf, emprunté par Denise à Lionel Terray, recouvert du lait condensé d'un tube géant qui s'était crevé dans mon sac. Je collais à tou le monde. J'appris ainsi que dans la Walker il vaut mieux ne pas chercher à faire des plaisanteries de ce genre si l'on ne veut pas que son ou ses compagnons aient le désir soudain de vous jeter par dessus bord. Et comme ici "de bord", il n'en existait même pas, je réalisais qu'il fallait ne pas rire, et je mis sur mon visage l'expression la plus désolée que je pus.

Tout au long de la nuit, coups de tonnerre et éclairs de chaleur se succédèrent. Mais le sommet nous semblait proche et cela nous rendait optimiste.

Pour ma part, je passais une mauvaise nuit. Des crampes aux jambes valurent au duvet de Lionel quelques trous, et je pensais que Lionel devait être riche pour preter ainsi un de ses duvets (mais sans doute ne savait-il pas à qui il était destiné....).

Je pensais que si je n'avais pas retardé un rendez-vous, je serais en ce moment à quelques centaines de kilomètres de là prenant la soleil avec une fort jolie fille. A vrai dire, je me demandais surtout si l'amie en question allait accepter un retard de presque 3 semaines. Mais le temps superbe les rendait trop attirantes, ces montagnes, et comment voulez-vous qu'à 20 ans on résiste à une telle passion ?....

Ce fut en descendant de la face ouest des Drus, alors que tout heureux de notre dernier succès nous admirions la mer de glace, la fière muraille des Jorasses, que Cabri lança l'idée. Une semaine plus tard, en fin d'après_midi, alors que le soleil dorait encore le haut de la Walker, nous commençâmes l'escalade de l'éperon. Déjà, à notre premier bivouac sous les fissures Allain-Rébuffat, nous nous sentions un peu loin de tout. Le lendemain nous procura une très belle escalade dans un granit très sûr, aux couleurs changeantes, jamais vraiment noir, même aux dalles que l'on caractérise par cette couleur. Par contre, ce qui nous parut très sombre à cet endroit ce fut le chemin à suivre. Le premier relais y est comme une énigme et regardant la glace vitreuse du couloir central, je réalisais ce qu'avait pu être l'aventure de Terray et Lachenal dans ce terrain là.

Ces quelques relais sont vraiment les plus beaux. Tout en dalles, munis de minces grattons, comme d'ailleurs sur la plus grande partie de l'éperon.

Comme le jour précédent, le réveil se fit tard. Il fait froid à 3800 mètres au petit matin ! Mes chaussures trop neuves*, car c'était leur première sortie commençaient à me faire mal, et puis je ne me sentais plus très en forme. Habib passa devant. L'escalade de dalles continua sur l'arête de la tour grise.

Nous commencions à dominer vraiment la chaine des sommets qui va jusqu'à l'aiguille de Leschaux, et le spectacle qui nous était offert était vraiment unique. Mais nous ne pensions surtout à atteindre ce sommet que nous imaginions tout proche, et plus nous montions, plus notre impatience grandissait.

Enfin après le délicat passage du névé triangulaire nous fûmes aux cheminées rouges, ultime obstacle. Je traverse en dernier pour rejoindre la base, lorsque Denise, quelques 20 mètres au-dessus, envoie une énorme pierre dans le vide. Sacrément bien visé.... Elle m'éclate en plein sur le crâne, et je suis couvert de débris poussiéreux. Étonnant, je ne ressens qu'une très légère douleur ! Du coup, je deviens très fier de la solidité de mon crâne, et même maintenant j'hésite à croire Denise quand elle me dit avoir vu la pierre éclater à un mètre au-dessus de moi, et que je n'ai reçu que de petits morceaux. Évidemment, ce serait bien trop commode !

Le sommet enfin est proche, et la tension disparait presque tout à fait. Denise en pleine forme pousse presque Cabri et tout d'un coup, je le devine, ils sont au sommet. Avant de franchir la corniche terminale, je jette un long regard autour de moi, et malgré la joie d'en avoir fini, d'avoir gravi cette magnifique face nord, j'ai un court instant de tristesse, car je sais qu'après cela il me faudra retrouver un pays de brumes où les montagnes sont de vulgaires collines.

Le soleil est encore très haut lorsque toute la neige de la face sud des Jorasses m'éblouit de sa blancheur et du calme de ses pentes doucement régulières.

Une autre escalade prenait fin.


Cheminées rouges


Sommet : Habib et Eric Antoine Riboud et Jean-Louis Bernezat


  • * à 20 ans on s'écrase (le plus souvent à tort....) devant ses ainés : j'avais d'excellentes chaussures, mais avec des trous au niveau des orteils, avec lesquelles je venais de faire la face ouest des Drus sans problème. Denise et Cabri, considérant que je risquais de me geler les pieds, m'obligèrent à échanger une paire de chaussures neuves avec un guide faisant son service militaire à l'EHM (un ami de Michel Amoudruz avec lequel j'avais grimpé l'année précédente dans les Dolomites et de Jean-Louis Bernezat qui nous rattrapa au sommet de la Walker) contre deux mousquetons Allain bien usés. Du coup, elles m'ont rapidement fait mal et j'ai beaucoup moins bien grimpé que je n'aurai dû. Habib, qui, lui aussi, avait appris à s'écraser par nécessité (la guerre d'Algérie se terminait péniblement, Charonne avait eu lieu quelques mois auparavant et les ratonnades de l'OAS continuaient. Habib avait été "porteur de valises" du FLN et sa plus grande joie était d'être en montagne loin de tout ce merdier ) et moi furent également obligé d'accepter de prendre des vivres pour être capables de supporter un véritable siège et contre un vol en Alouette et une dépose sur le glacier de Leschaux (c'était sa première venue dans la vallée pour des essais), de ne pas dormir au refuge de Leschaux, mais de bivouaquer sous les fissures Allain-Rébuffat. C'est ainsi qu'alors que nous avions à peine terminé notre petit déjeuner, nous vîmes passer deux véritables T.G.V. : la cordée Devouassoux-Mazino qui sortit l'éperon dans la journée en 13 heures et les cordées suisses de Bron et Gamboni sur leurs talons. Quant aux Fissures Allain-Rébuffat, avec mes quelques 17/18 kilos sur le dos et le froid du matin, je me suis presque tétanisé les muscles. Avec au moins 10 kilos de plus qu'eux sur le dos, impossible de rattraper les T.G.V. ! Au matin du dernier bivouac, Habib et moi, qui avions servi de "porteurs d'altitude", avons jeté par-dessus bord, avec écœurement, quantité de victuailles et cartouches de gaz : nous aurions pu tenir facilement une semaine à quatre ! Nous faisions, je crois, la 25ème ascension de l'éperon depuis la première en 1938 (la seconde par un marseillais après Rébuffat) et il aura été gravi cet été là autant de fois que depuis sa première, lors d'un des plus bel été du siècle ! Malgré tout, je n'ai jamais regretté la manière dont nous l'avons gravi. Notre joie de faire cette superbe voie était la plus forte.

Eric Vola