Face Sud-Ouest de la Marmolada



Robert Varèse - Bulletin du G.G.M. 1962

Les Dolomites ? Un nom, puis un rêve, maintenant un souvenir.

Verticales, surplombantes, débonnaires, enchanteresses, les Dolomites ont leur reine : la Marmolada qui culmine à 3 300 m. Vouloir l'escalader par certaine face tient de la gageure, s'encorder dans telle autre est inutile. La voie normale consiste en un long éboulis suivi d'une série d'échelles et de câbles, la face SO vue au coucher du soleil depuis le refuge Contrin en impose, et le dièdre... mais pour parvenir à ce dièdre, que de louables efforts !

Tôt le matin, quatre ombres silencieuses montent au Passo Ombretta. Il ne fait pas froid, mais une mer de nuages s'étend sur les Dolomites et le temps n'est pas au beau fixe. Le vent qui nous accueille au col nous refroidit. Le moral baisserait-il ? Déjà ? Et nous ne sommes pas encore dans la voie.

La cérémonie de l’encordement terminée, avec un "andiamo" sonore nous commençons à nous élever. Le soleil monte lentement à l'horizon devenu flamboyant et quelques longueurs plus loin, le miracle a lieu. Les nuages rosissent, puis les sommets s'empourprent et peu à peu les vallées italiennes sortent de la nuit, silencieusement, tandis que quatre hommes agrippés à la paroi, montent. Le rocher n'est pas excellent. J'ai horreur de ça et, de plus il fait mal au doigts.

Tiens, tiens : la paroi se redresse et la voilà verticale. jusqu'à présent nous galopions dans du IV. Une Duëlfer en V est avalée grâce à notre élan, puis un dièdre en "V sup pénible" dit le topo. Peut-être. Mais je crois que ce qui rend difficile ce dièdre... c'est la traversée à la corde en VI qui lui fait suite.

Et c'est là que se déroule le drame. Après avoir franchi la traversée, Dominique avait fait une longueur d'artificielle, vue l’exiguïté du relais à la fin de la dite traversée, et il m'avait dit : " tu feras une photo du tonnerre quand Robert y sera ". J'en étais d'ailleurs convaincu. Penché au-dessus du vide, l'appareil armé, j'attends. Voilà Robert qui s'amène. Clic-clac, ça y est. Il attrape le coin de bois qui était vers la fin de la traversée. Le coin remue, Robert commence à s'agiter. "Avale Tostin" dis-je. Je n'avais pas terminé cette longue phrase que notre Robert se retrouvait au bas du dièdre à côté de Tostin.

Et c'est alors que la voie ingénue de Dominique, qui n'avait rien vu du drame, emplit le grand silence qui suivit : " Dis Robertino, as-tu pris la photo ?"

Robert dans les alléluia, n'a pas dû régir. Quand à Yves, je l’imaginais aisément, rouge de colère, en train d'étrangler Dominique.

Complètement "sonné", Robert réagit très mal. Il est très commotionné. Après s'être un peu reposé, il veut continuer. Encordé, il parvient jusqu'à moi ; Yves le suit. Conciliabules, hésitations. "Oh, ça va aller, on continue ". - "Non,il vaut mieux redescendre".

Yves triste, pose le premier rappel. Robert assuré l'enjambe.

Après des adieux pleins d'encouragements réciproques, nous continuons vers le haut tandis que nos deux malheureux copains redescendent lentement vers le pierrier.

Le tout s'est soldé par 1h 1/4 de perdu. "A nous deux, Dominique". Et c'est alors que nous montâmes "à la cravache" jusqu'au sommet.

Pas de problèmes particuliers jusqu'aux terrasses médianes si ce n'est une autre traversée en VI qui a remplacé (à notre grand regret) quelques rochers en III fort délités, qui, certains jours de tempête, ont dû prendre le chemin du Passo Ombretta.

Nous voilà enfin au dièdre dont les 80 m de surplomb laissent rêveur. Tout en libre, à l'exception de quelques pédales judicieusement accrochées.

Les nuages grossissent ; de gros cumulus d'orage. Mon esprit vagabonde, mon imagination fertile galope. Combien sont déjà morts, en dessous de nous sur les terrasses médianes ou au-dessus, conincés dans la souricière que constituent les traversées.

Cinq relais légèrement ascendants en IV et V, très exposés, surtout la longueur qui se déroule sous le ruisselet tombant des névés supérieurs. Notre tente de bivouac nous donne une assurance morale indéniable. Ouais ! mais il reste encore deux relais durs ; et le couloir, est-il en condition ? Une cascade coule sur notre gauche et deux pitons en place apparaissent dans l'eau écumante. Nous sommes sceptiques. A droite, sur du rocher sec, 3 toits nous laissent songeurs. Finalement, on opte pour les deux toits séparés par une dizaine de mètres de libre très dur qui m'épuisent.

Hélas, de toute façon, quelques mètres après, nous sommes obligés de grimper sous la cascade. C'est de l'artificielle facile, avec tout ce que cela représente comme assurance morale et désagrément de voir la corde plaquée au rocher par les mousquetons, jouer le rôle parfait de conduite d'eau pour le second. Dominique avec une cagoule en est sorti mouillé, bien mouillé. Quant à moi, sans rien pour me protéger, trempé est un mot bien faible pour traduire mon état à la sortie de ces dalles.

C'est dans ce piteux état que nous sommes sortis de cette voie, vainqueurs et triomphants, ivres d'une joie que seuls les alpinistes peuvent connaitre.

Au coucher du soleil, au sommet de la Marmolada, après avoir gravi la voie Soldà ? Je n'y pensais pas quinze jours auparavant. Maintenant ce n'est plus qu'un souvenir.

Rougeoyantes sous les derniers rayons, nos deux silhouettes doivent avoir quelque chose d'étrange vues du refuge Contrin. Pour le touriste, deux personnes qui sont là, au lieu d'ête ici, tout bêtement. Pou l'alpiniste, deux cœurs qui battent à l'unisson, deux êtres pleinement heureux et satisfaits, deux vies qui, pendant de longues heures, ont été liées pour le meilleur et pour le pire....

Tout autour de nous, les sommets un à un disparaissent dans l'ombre. Nous jetons un dernier regard là où nous sommes sortis, mais il ne rencontre que le pierrier très loin, là-bas. On entame la descente, lentement, et seule une rafale de vent trouble le grand silence, aux portes de la nuit.

Robert Varèse