LA PASSION DU ROCHER

.... ET L'ALPINISME CONJUGAL - Enquête J.P. SELIGMANN - Reportage Pierre DOMENECH

Le Méridional 1er mars 1959

L'émission T.V. "Dimanche en France" d'aujourd'hui, révèlera, sinon aux Marseillais, du moins à de nombreux téléspectateurs français l'alpinisme marseillais. En effet, cette émission de J.P. Seligmann, réalisée par Jean Hubinet, aura, notamment pour cadre le décor grandiose de nos calanques, et pour interprète, le prestigieux grimpeur Georges Livanos. Depuis l'âge de 14 ans, Livanos n'a jamais cessé de parcourir ces belles parois de la côte marseillaise, sauf pour aborder d'autres difficultés dans les Alpes occidentales, et d'autres encore, dans les Dolomites où quelque-unes de ses premières ont fait l'admiration du monde des grimpeurs.

La cordée conjugale (au "Doigt de Dieu" à la calanque d'En Vau) de Georges et Geneviève Livanos ne représente donc pas la course la plus délicate de leur carrière. Elle permet d'illustrer, sur les petits écrans et dans notre magazine du dimanche un sport qui est aussi une merveilleuse évasion. Une source de vraie richesse : après d'autres, Georges Livanos a écrit un livre de montagne, mais le premier, il a su donner à ce genre une verve, un humour tout à fait insolites pour qui ne connait pas "Le Grec". Bref, ce livre, "Au delà de la Verticale", a été désigné par le critique d'une grande revue alpine comme "un des trois meilleurs livres de montagne".

En suivant son mari dans les parois et les vires, Geneviève Livanos a trouvé un surnom : "Sonia". Daninos n'est pas pour rien dans ce baptême, mais Daudet, qui nomma de la sorte l'héroïne de "Tartarin dans les Alpes", humour toujours présent, qui n'est pas pour nous éloigner d'Homère ; l'épopée ne fait-elle pas bon ménage avec l'humour ?

S'il manquait de cette qualité majeure, Georges Livanos pourrait inscrire sur sa carte de visite : 35 ans, 20 ans d'escalade, 300 "premières", 12.000 pitons plantés de sa main, 46 bivouacs, 5.000 heures pour 150.000 mètres du IVè au VIème degré supérieur, 700 rappels.....

... Mais il n'en manque pas, jugez-en par la savoureuse définition qu'il donne de l'alpinisme conjugal.

.... ET L'ALPINiSME CONJUGAL

Sonia et Le Grec dans leur chalet à Coupeau

Nos pieds se prélassaient sur des étriers : au-dessous, la paroi se dérobait, surplombante. Pourquoi nous étions seuls à ce bivouac, assis (ouais...) sur moins d'un mètre carré de plateforme déversée ? C'est la faute du climat, pas celui des Dolomites, celui des rivages méditerranéens qui fait que Marseille n'est pas une cité très prolifique en entreprises sérieuses. En 1956, le fidèle compagnon de dix ans d'aventures ayant abandonné la scène, je me suis trouvé fort dépourvu quand la saison fut venue. La principale victime de cette pénurie d'équipiers devait être Sonia (1m50 x 45 kilos) ne se sentait aucune disposition pour le métier de sherpa. Amis aux vastes carrures qui surmontez allègrement (à vous entendre) les plus formidables surplombs avec dix kilos sur le dos, n'oubliez pas que ces dix kilos, le huitième de votre poids, sont presque le quart de celui de ma moitié.

Notre cordée conjugale n'a rien innové. En 1800 Norman Neruda grimpait seul avec sa femme. Sans remonter aussi loin, voici près de nous, Hans Steger et Paola Wiesinger, Gabriele Boccalatte et Nini Pietrasenta ou Raymond Lambert et Loulou Boulaz, exemples célèbres entre tous. Bien qu'à vrai dire ils ne constituent pas des exemples conjugaux, je ne pense pas que le fait que le leader soit ou non le mari de sa coéquipière modifie beaucoup la dimension des prises pour l'un et pour l'autre. Enfin, à l'intention de ceux qui désirent à tout prix des cordées "mariées" et ne provenant pas de contrées trop ténébreuses, je citerai les noms de Jean et Jeanne Franco ou de Georges et Claude Kogan.

La femme doit suivre son mari et le snobisme outrancier de celui de Sonia en matière de difficultés ne laisse pas l'embarras du choix, ou plutôt il le lui laisse à la manière de feu Henry Ford pour la couleur des voitures : "N'importe quelle course qui te plaise, pourvu qu'elle soit en VI". Ainsi Sonia s'est trouvée dans l'obligation d'être la première femme à faire des voies de sixième supérieur (sixième degré, le degré de "l'élite"). En recevant le don d'une habileté qui pour elle supprimait presque la difficulté, à l'humiliante confusion de son leader de mari, Sonia a eu sa récompense et son tyrannique seigneur et maitre le juste châtiment auquel il avait droit.

Micheline Morin a dit de l'alpinisme galant : "Ce sport aimable n'existe aussi longtemps que LUI est bien meilleur qu'ELLE". Le couple le plus "sixième" du siècle a dépassé ce stade enchanteur. Non pas que la mariage porte d'habitude un coup sensible à la galanterie, ou parce que celle-ci est assez difficile à pratiquer dans des courses où la conversation est surtout faite de commandements, mais parce que LUI n'est plus bien meilleur qu'ELLE.

Plusieurs de mes amis m'ont envié une compagne toujours prête à me suivre dans les plus surplombantes aventures. Les malheureux sils savaient ! ... S'ils savaient ce que cela représente de grimper des journées entières avec un mètre cinquante de faible femme ignorant la difficulté, la fatigue, la peur, le froid, la soif, la faim, tandis que LUI est très sensible à ces désagréments... S'ils savaient ce que cela représente que de la voir débarquer au relais, après un passage de VI, calme et souriante, détaillant les tons d'une fleurette du surplomb, tandis que LUI à ce même surplomb... N'insistons pas...

Ces épines de l'alpinisme conjugal, peuvent avoir du bon. Devant ce second, sa femme par dessus le marché, qui lui prouve à chaque longueur de corde combien il est lent et maladroit, IL finit par s'énerver. C'est une question de prestige pour un mari : d'un piton dépend l'équilibre d'un ménage. Alors ces fois là, même si le passage suivant est très dur et impitonnable, parce qu'il sait qu'ELLE voit la totalité de ses semelles, IL passe.

Ceux qui me connaissent s'étonneront d'une distribution d'éloges, fût-ce à Sonia, dont la générosité frise d'aussi prêt la prodigalité. Je ne suis pas inspiré par la crainte d'une scène de ménage et je crois être simplement objectif quand je dis que dans nos courses conjugales le mérite ne peut me revenir. Mon rôle n'est-il pas identique quel que soit le second ? Qu'il pèse un poids ou un autre, qu'il s'appelle Robert ou Sonia le passage lui, reste le même et les efforts nécessaires à ma progression également, hélas !

Si je ne peux pas dire qu'il n'y ait pas de roses, je peux encore moins dire qu'il y ait des épines. Les spécialistes le savent, dans une voie de sixième degré on ne peut pas "mener" quelqu'un, il faut que le "quelqu'un" se mène par ses propres moyens. La continuité des difficultés, les longues traversées exposées, les parois surplombantes et les relais sur étriers ne conviennent ni au style "guide et cliente", ni à l'échange de ces charmants diminutifs à base de noms d'animaux gracieux qui sont le code secret des époux.

La rose sans épine existe donc, encore que le sixième degré, par définition, se doive de ne pas être rose. Il ya un premier, un second, ils concentrent leur attention sur les manoeuvres à effectuer, et c'est tout.

Pourtant ce n'est pas tout. Il y a parfois un bout de vire assez large pour s'asseoir côte à côte (les pieds dans le vide, bien sûr !) et chacun , appuyé contre l'épaule de son compagnon, sent, tout près, une confiante douceur où l'un puise sa force, l'autre son courage.

Georges Livanos