Dolomites

Dolomites

Bulletin du G.G.M. 1er trim. 1962 - Eric Vola

Le massif du Mont blanc plâtré jusqu'à une date indéterminable précipite notre départ pour les Dolomites. Vaine précipitation car, refoulés trois fois à la frontière en moins de deux jours, François Moreau et moi, sans papiers valables, allons devoir agir selon un plan minutieusement mis au point.

Pour la cinquième fois, nous traversons leValais. Au Grand St-Bernard, un dimanche après-midi, au milieu d'une foule nombreuse, nous sommes décidés à tout sauf à retourner sur nos pas. Jean Lepeu et Michel Amoudruz en voiture, papiers en règle, entrant en Italie sans encombre. François, en petit short, simulant le touriste idiotement intéressé par tout ce remue-ménage, passe la barrière à pied au nez des douaniers, pendant que je gravis une infâme caillasse, au dessus du col, ave des précautions d'indien ... précautions d'ailleurs parfaitement inutiles puisque je ne rencontre personne.

Le lendemain, à la fin de l'après-midi, une marche de presque trois heures nous amène au refuge Vazzoler dans le massif de la Civetta. Quel est celui qui m'a dit que la plus longue marche d'approche des Dolomites était d'un quart d'heure ? Pour un tel humour, il faut que ce soit un anaglais ou un marseillais qui aurait la maladie inverse de ses compatriotes. C'est quand même un agréable chemin et la beauté du paysage y est pour beaucoup. Juste en face, la Torre Trieste nous impressionne. Ses parois sont d'une telle sauvage verticalité que leur élan impétueux semble être la sublimation orgueilleuse d'une virginité inviolable.

Plus surplombantes que verticales, comment de telles murailles peuvent-elles être le désir d'un homme sain et normal ? peut-être n'en existe-il pas ? Pourtant les gens du refuge n'ont pas l'air d'avoir été enfermés et l'accueil du gardien, Armando Da Roit est vraiment sympathique. "Oh ! et puis celà parait raide mais ce doit être une illusion d'optique ..." Cette nuit cependant, je dormirai mal.

Le lendemain à dix heures, nous sommes à l'attaque de la voie Andrich de la Torre Venezia. Décontracté, en chemise, je crois être dans les calanques tellement le rocher me semble facile. Voilà l'illusion ! Dès le premier passage, la raideur de la voie me stoppe. J'en perd mon aplomb, même le III est surplombant ! Et dire que nous voulions faire encore plus difficile !

Tout n'est heureusement pas aussi dur, mais je n'apprécie quand même qu'à moitié ce vide impressionnant et c'est soulagé que j'arive au sommet.

Sur le carnet, nous trouvons les noms d'Armando et d'Ottilia, sa plus jeune fille, âgée de neuf ans, qui viennent de gravir la voie normale.

Puis nous entamons la descente. Michel l'ayant déjà faite ... il nous faudra trois heures de plus que le temps normal !

Ce soir, le temps est magnifique. La Civetta, éclairée par la lune, prend des formes bizarres et irréelles. Armando qui empeste tout le monde avec ses cigares toscans, nous parle de la voie Tissi à la face sud de la Torre Vénézia qu'il nous explique avec les mains : "bellissima, tutto in libera...." et des sa "traversata" ... où il y a, parait-il, "d'énormes prises !"

Le lendemain, nous y sommes. Le bas de la face est trouvé plus difficile que ce qui est indiqué dans le guide (sans doute quelques variantes...) et, assez haut, un passage côté VI est trouvé à vaches. Par contre, arrivé à la "traversata", j'ai beau chercher, je ne vois aucune des "énormes" prises annoncées par Armando. Les mouvements sont très durs, dans une exposition "maximum" de toute beauté et le relais effectué sur un seul piton qui doit dater de la première (en 1933 !) ne me plait pas, mais alors pas du tout, d'autant moins qu'il faut s'y tenir suspendu ! Michel me double, atteint le piton suivant puis un autre, et je respire enfin plus librement. Pas pour longtemps. Ces italiens seraient-ils vraiment des "Scoiattoli" ?

Le pente, heureusement, s'adoucit un peu et l'escalade devient moins exposée malgré des passages encore difficiles.

Le rocher, magnifique, varie en de multiples tonalités du gris au jaune. Dans la dernière cheminée, Jean, le seul à porter un sac (aussi, quelle idée !) reste coincé. Situation d'autant plus désagréable que je suis déjà parti du relais et que j'attend qu'il continue dans une position fatiguante. Furieux, il lâche des bordées de juron à en devenir asthénique, et il réussit à s'en tirer à mon grand soulagement.

Le jour suivant, nous quittons la Civetta pour Cortina car nous voulions voir les Tre Cime. Mais comment les voir dans un brouillard pire que le "pea-soup" anglais ? C'est quand nous avons le nez dessus, que nous découvrons le refuge Lavaredo ! Au matin, le brouillard s'est dissipé et le Spigolo Giallo, incroyable éperon, apparait. Une fois dedans, si du pierrier, le Grec m'avait demandé "Come va ?", c'est hargneusement que je lui aurai crié "Scallata per le vacche !" Le départ est dur puis une zone facile fait suite. Une magnifique traversée de trente mètres avec un seul piton et on retourne sur le fil du spigolo. Quelle exposition ! C'est de pire en pire ! La forme y est cependant et nous finirons par gravir cette "Piccola" !

Le lendemain, Jean s'en va au petit matin pendant que nous partons à l'attaque de la face nord de la Cima Grande. Deux cordées allemandes sont déjà haut dans la directissime. Comble de malheur, il y en a une aussi dans la Comici (vidéo de Comici), notre but, et elle n'a pas l'air d'aller vite !

C'est à mon tour de démarrer dans le début des grandes difficultés quand un frottement sinistre me fait lever la tête : un des deux allemands vient de faire un splendide vol de dix mètres. Son second en oublie son sac que je porterai pendant plusieurs relais ! Le rocher est très froid. Une traversée vers la gauche nous jette en plein vide. L'immense dalle concave et jaune formée par la paroi surplomante pendant 250 mètres et de chaque côté de la voie impossible de passer.

François qui a pris la tête et la conservera presque toujours jusqu'au sommet, marche à merveille. Il n'en est pas de même pour moi et je suis furieux que Michel, au milieu, ne mousquetonne qu'un quart des pitons car ainsi les cordes me tirent à l'extérieur.

En bas, le pierrier, pourtant très incliné, semble absolument plat. Impossible de doubler nos deux allemands qui d'aillers ont refusé. De temps à autre, des vrombissements qui durent des secondes interminables nous plaquent contre le rocher. La paroi est trop surplombante et les pierres passent au oin, malgré tout, l'impression est très désagréable et plus tard, quand nous entendions un moteur de voiture, nous avions des pincements au coeur.

L'escalade est dure, aérienne, exposée, les pitons heureusement sont solides, tous en place, et les relais exigus mais bons. A un passage, le même allemand que tout à l'heure se fait tellement de noeuds dans une longueur d'artif qu'il n'arrive qu'à grand peine à redescendre pour que son copain le remplace. Une heure de perdue que François passe sur des étriers. Quatre longueurs avant la fin des grandes difficultés, je reprends du poil de la bête et c'est avec joie que nous atteignons la première vraie terrasse.

Mais tout n'est pas fini. Il est tard et le reste a beau être plus facile ...Très haut, une traversé nous relance au-dessus de quatre cent mètres de vide absolu. Michel s'inquiète de mon sort car le relais n'ets pas fameux et un vol ici ne serait pas indiqué. Cet animal me demande tellement souvent si "je vais bien", que j'en deviens grossier, mais j'ai retrouvé toute ma forme et j'apprécie ce magnifique passage.

La suite est faite presque au pas de course et la grande terrasse sommitale nous accueille enfin à 19 heures. Trop tard pour descendre, aucun de nous ne connaissant la voie, le bivouac est décidé. Les cordes enroulées autour des reins et des jambes, en petit pull-over, avec trois morceaux de sucre et autant d'abricots, serrés les uns contre les autres, nous grelotons.

Nous essayons de nous réchauffer en nous bourrant de coups mais à ce jeu là, on récolte plus de bleus que de chaleur. Aussi le lendemain, sans avoir fermé l'oeuil de la nuit, nous nous remettons en route, avant que le soleil soit levé. Quand nous atteignons le pierrier, je me sens d'un seul coup libéré et j'en crie de joie car je suis "lavé", éceuré, et j'ai l'impression d'avoir toujours de vide continuel sous les pieds.

Eric Vola