Gino Soldà : un sommet

Gino Soldà : un sommet

Rencontres (date et publication inconnues)

Dédicace de Gino Solda du livre de son compagnon de cordée Franco Bertoldi

RENCONTRES

C'est en 1937, au lycée, à Marseille, que j'ai fait connaissance avec Gino Soldà, et cela vous seriez impardonnable de l'ignorer car je l'ai déjà dit dans un ouvrage qui devrait figurer, non pas dans votre bibliothèque, mais dans une chambre forte légèrement plus efficace que celle de Fort Knox.

Gino Soldà et moi au lycée à Marseille ? Oui, je l'ai rencontré pendant un cours de mathématiques, en lisant dans une certaine "Rivesta Mensile", le récit de la première ascension de la face sud-ouest de la Marmolada, récit qui se terminait par cette phrase : "Ancora un tratto e usciamo dall'orrida parete". L'horrible paroi.... J'étais alors un tout jeune grimpeur débutant et ce mot "horrible" me faisait pressentir des mystères effrayants, un monde fantastique de murailles inhumaines, de combats de géants, de géants plus forts que la peur, la mort et les démons. Mais quels étaient ces hommes, ces super démons qui pouvaient vaincre l'horreur, quel était le visage de Gino Soldà ?

J'imaginais des hommes de fer, des brutes sans pitié aux yeux d'acier, d'indestructibles forces de la nature. peu après, dans un livre, je découvrai la vainqueur de la Marmolada. Face au portrait d'un MAQUIGNAZ des premiers ages, fortement moustachu avec chapeau, pipe recourbée et une chaine de montre digne d'amarrer un porte-avions, la photo de Gino Soldà symbolisait le jeune guide moderne. Il était tel que je l'attendais, respirant l'audace et la force, un héros de western, avec un regard à trouer les pierres et la machoire d'un monsieur à qui il vaut mieux ne pas marcher sur les pieds.

Treize ans plus tard, au refuge d'Auronzo (il s'appelait Caldart alors), au pied de ces Tre Cime, haut lieu du sesto grado, j'abordai le rivage du pays des songes de mon enfance. On imaginera ma joie et mes impatiences : cette fois ça y était ! Soudain des voies françaises qui m'agacent un peu sur le moment (en Italie je ne veux entendre que l'italien) : des amis parisiens Jean et Yvonne Syda nous font un accueil enthousiaste, et puis, dans la conversation : " nous on grimpe avec un guide, avec Soldà, tiens le voilà." ..... Et il s'avance .... et je me demande si c'est vrai, si je ne dors pas, ou si je ne supporte pas la grappa. Enfin, là, dans ce refuge où je viens à peine d'arriver, je pourrais voir surgir n'importe qui, le roi d'Angleterre, le Pape, Einstein, mais lui, LUI, Gino Soldà ! Pourtant je ne rêve pas, c'est bien sa main que je serre, avec quelle émotion. Je le regarde, je le regarde .... la photo du livre .... les traits sont plus burinés à présent, le jeune héros de western est devenu shérif, un peu Fonda, au marbre a succédé le bronze du condottière.

Quelques heures plus tard Gino fait une nouvelle entrée dans le refuge. Si nous étions dans les Calanques, je dirai qu'il a du tomber à la mer : complètement trempé il tort ses vêtements d'où l'eau ruissèle : "D'où viens-tu, lui demande Mazzorana ?" Sous la pluie il venait de faire une voie en solo sur la Croda del Rifugio simplement pour maintenir l'entrainement (je commence à comprendre avec quel métal c'est fait un grand grimpeur !). "Nous étions sur le point de partir à ta recherche, ajoute Mazzorana, il faut aider les vieux, n'est-ce-pas ?" Bref sourire de Gino, le sourire Joconde, avec , en plus, des poignards dans les yeux .... et puis, soudain le rire, le rire magnifique des forts qui se soucient peu de l'être, et je découvrais, sous le masque de l'invincible, un homme qui sait aussi boire, chanter et plaisanter. La vénération y perd peut-être un peu (très peu) mais l'amitié la remplace et elle est toujours là, vingt six ans après, comme sont toujours là les souvenirs de cet été 1950.

Ne croyez pas cependant que je vais tomber dans les excès stupides de ces admirateurs aveugles pour lesquels n'existe que leur idole et puis très loin, le reste du monde. Je ne dirai donc pas que Gino Soldà est un être unique ; c'est un être rare, il y a d'autres Gino Soldà, il y en a peu.

Mais revenons à l'été 1950, à ce soir, à cette nuit plutôt, où nous sommes rentrés, si tard, de la Cassin de la Piccolissima. Une seule personne était encore debout dans le refuge, Gino nous attendait pour nous féliciter. C'était si gentil de sa part, alors que nous nous connaissions à peine et après notre horaire lamentable.

Une autre fois nous étions partis pour la face Nord de la Grande sans intentions sérieuses, car le temps autorisait tout au plus une courte promenade, mais je voulais, au moins, "toucher" l'une des faces Nord. Au troisième piton de la première longueur difficile je jugeais plus hygiénique de ne pas aller plus loin. En retournant au refuge, qui rencontrons-nous sur le sentier ? Gino courant sous la pluie battante qui venait, plein d'inquiétude, nous conseiller d'abandonner. Le jour suivant il attaquait à son tour pas plus décidé que nous la veille. Sous les premières gouttes il dépassait d'un piton pour s'amuser le point que j'avais atteint, criant joyeusement :" Basta, j'ai battu le Grec" !" Là-dessus, nous avions le privilège d'assister à une étourdissante démonstration de descente en libre qui nous laissa très perplexes quant à nos projets ultérieurs.

Et lorsque , finalement, nous avons fait (très péniblement), la Nord de la Ovest, notre objectif, il n'a cessé de suivre notre progression et de nous encourager : "Greco, come va ?" " Scalate per le vacche !" Tu te souviens, Gino ? Et tu étais au pied de la descente pour nous acceuilleir.

Tout cela, c'était Gino Soldà, l'ami. Gino Soldà, le grimpeur, nous l'avions vu sur le Spigolo Giallo. J'ai déjà décrit "ce moment", aussi je ne veux rien changer à mes impressions de 1950 :

"Le lendemain nous admirons Soldà dans le Spigolo Giallo, une pièce en un acte qu'il mène à un rythme qui ne saurait lasser. Le décor est d'une sobriété d'avant garde : sur un fond d'un bleu lumineux, deux murs ocres forment à leur rencontre une étrave de 300 mètres au flanc de laquelle se déroule l'action. Le jeu de l'acteur, fait de brio, de puissance et d'élégance est d'une déconcertante maitrise. A côté de nous, un vieux guide plisse les yeux dans le soleil pour suivre le fantastique ballet du Spigolo Giallo. Quelqu'un lui ayant appris que nous sommes français, il nous dit bien connaitre nos montagnes et il se souvient en riant des longues moraines du Dauphiné, car ce vieux guide, si gentil, avec son bon sourire "grand papa", c'est Angelo Dibona. En cinquante ans d'alpinisme, à une époque où les pitons n'existaient pas, fort de son seul courage, Angelo Dibona nous a laissé son nom prestigieux sur toutes les montagnes d'Europe. Un petit vent frais fait remuer les fleurs à nos pieds, elles aussi s'inclinent devant Angelo Dibona. Trois générations : de Dibona au petit "calanquiste", en passant par Soldà, qui, là-haut, mécanique implacable, avance sur le spigolo dans son style infaillible de conquérant. Le long du fil de l'arête, sans une halte, sans une hésitation, il monte à la cadence de la marche (Un deux, un deux ...) en lançant des tyroliennes. Parfois il brode un peu, va, vient, fait des huit, repart ... Ces gens là grimpent comme d'autres respirent et à les voir grimper j'en arive à douter d'avoir su un jour respirer !"

Je repense à Angelo Dibona ce jour là. Peut-être songeait-il devant le spectacle de son successeur fonçant dans le ciel comme un missile, à ces temps où lui aussi .... Il rêvait ... moi c'était mon rêve qui s'enfuyait. Devant cette révélation de ma médiocrité, je savais à présent que je ne serai jamais un "Gino Soldà". Un peu plus tard, à Marseille, j'apprenais qu'après notre départ il avait répété la Ovest en 9 h 30 ... nous avions mis exactement le double ! Bien sûr, d'une certaine manière c'était normal sinon il n'aurait pas été Gino Soldà, j'acceptais d'être battu mais pas d'être écrasé à ce point. Aussi, dans l'espoir de raccourcir la distance un peu humiliante qui me séparait de mon héros, je me soumis à un entrainement féroce et intensif. L'année suivante je réussissais la Su Alto, grâce à lui, grâce à son exemple magnifique qui m'avait incité à me dépasser, et de cela aussi j'étais heureux.

La Su Alto, il l'avait tentée bien avant moi, il aurait pu la faire, il l'aurait faite mieux que moi. Mais alors, pourquoi ne l'a-t-il pas faite ? s'écrieront les jeunes capelloni en blue jeans. Pourquoi ? Parcequ'on est toujours que d'une seule époque ; la Su Alto arrivait quinze ans après la Marmolada, c'était déjà une autre conception de l'alpinisme. Les settimogradistes d'aujourd'hui le constateront à leur tour, lorsqu'en 1990 leurs exploits feront sourire. Mais il est un autre septième degré, vieux comme le monde, celui du courage. On n'a jamais cessé de l'atteindre, de l'homme des cavernes à Christophe Colomb, de Christophe Colomb à Messner ... et ça continuera. Gino Soldà, en son temps, est allé au septième degré.

Je l'ai retrouvé par la pensée, en 1952, dans sa voie de la Marmolada. Pour moi, l'empreinte de ses doigts de fer étaient toujours là, sur ses prises, j'imaginais la bagarre de 1936, les "pocca la pipa" et les "molla tutto". Dans ton récit, cher Gino, tu parlais de "situation critique en cas de mauvais temps". Comme s'il n'aurait pu y avoir une situation critique pour toi Scherziamo, no ? Même si tu avais rencontré un troupeau de rhinocéros (oui, je sais, dans la Marmolada c'est rare) tu serais passé. Tu ajoutais plus loin : "Cette fois encore la chance m'a aidé". Peut-être .... mais tu l'as bien aidé à t'aider.

Bien des années plus tard j'étais au refuge San Marco dans les Marmarole. Par une fin d'après midi pleine de pluie et de brumes, je contemple le fond de la vallée. La route est coupée par un éboulement, une voiture s'arrête devant la coulée de pierrailles, quelqu'un sort de la voiture. Un touriste seul à cette heure, avec ce temps ? A la manière dont "quelqu'un" aborde le sentier il est aisé de déduire que ce quelqu'un n'a pas de béquilles. Quelques instants plus tard je commence à penser qu'il s'agit sans doute d'un champion de course à pied en plein entrainement, et très peu d'instants plus tard, Gino est devant le refuge. Retrouvailles, tant de choses à se dire, un bon verre ... soudain Gino se lève : "Où vas-tu ?" "Eh, je retourne à Cortina !" "Mais qu'es-tu venu faire ?" "Rien, j'ai appris que tu étais ici alors je suis venu te voir." Il plonge dans la descente, un furieux galop dont le bruit décroit rapidement, bientôt la voiture fait demi-tour, cela aussi c'est Gino Soldaà.

Et maintenant laisse-moi te parler, cher Gino. A certains mots, à certains de tes regards, j'ai senti parfois tes regrets, regrets de ces temps de gloire, de puissance, d'invincibilité. Et c'est vrai tu étais tout cela, tu "étais", hélas, la force et la souplesse, la résistance, l'habileté et le courage et le génie ... Je te fais une belle statue, hein Gino ? Mais ces regrets, cher Gino, si tu n'avais pas fait ce que tu as fait tu ne les aurais pas ; si tu les as c'est parce que tu es encore là pour les avoir et ce n'est pas mal, non ? Alors si à présent tu ne peux plus regarder en avant, retourne-toi et tu verras, sur un fond de parois formidables, monter un beau visage : celui de Gino Soldà.

Georges Livanos