Sept jours seulement

SEPT JOURS SEULEMENT

Avril 2019 - André Tête se souvient de son ascension en août 1961 de la voie Bonatti-Ghigo au Grand Capucin avec un total débutant en montagne, Gilbert Carpentier, auquel il rend hommage.

Tout a commencé le 3 août 1961, vers une heure de l’après-midi au rocher des Gaillands, l’école d’escalade bien connue de Chamonix.

J’étais venu passer quelques jours dans la vallée pour voir mes grands-parents mais aussi dans l’espoir de faire quelques courses en montagne. Cet espoir était bien mince. Pas d’amis, pas de copains dans la vallée. Ils étaient tous en Oisans. Je n’étais pas d’humeur à partir seul en montagne. La seule activité envisageable était la grimpe aux Gaillands. J’en connaissais toutes les voies et je pouvais les faire en solo. À l’époque, elles étaient encore peu nombreuses (et moins hautes car ce n’est que plus tard que la base du rocher a été dégagée et le rocher lui-même agrandi). Il y avait, dans l’ordre des difficultés croissantes, la voie “normale“ habituellement utilisée comme voie de descente, la « voie AD » avec son amusant pied-main de départ, « l’Arête », un joli éperon très aérien, le « Dièdre Gris », le « Petit Surplomb », le « Grand Surplomb » à l’allure rébarbative et enfin le “Dièdre Rouge“, délicat morceau de bravoure réservé aux « empereurs du graton ». Les majors de l’ENSA avaient l’honneur de le gravir en solo, lors de la fête des guides du 15 août, devant un public nombreux et admiratif, accompagné des commentaires de Frison Roche.

Ce 3 août 1961 à une heure de l’après-midi, les Gaillands sont déserts. Pas un chat ! Et pour cause ! Une heure de l’après-midi un 3 août c’est la fin du repas et le début de la sieste. Qui irait grimper à cette heure ? J’entame donc la Voie AD dans la solitude la plus complète. Surprise ! Quand j’en sors, je découvre derrière moi un individu surgi de nulle part. On se salue discrètement. Je dévale la voie normale et pars aussi sec dans l’Arête. L’individu me suit, en gardant une distance de civilité constante, preuve qu’il pouvait grimper plus vite que moi. L’individu commence à m’intéresser. Je m’élance dans le Petit Surplomb. Je le gravis aussi vite que je peux, histoire de tester la vélocité du gars. Le gars me suit en respectant scrupuleusement la même distance de civilité. Que fera-il dans le Grand Surplomb ? Il fait la même chose ! Reste « le Dièdre Rouge ». Je peux le faire en solo en prenant mon temps ou à toute allure en étant assuré. J’opte pour la seconde possibilité. Je lui propose donc de nous encorder. OK ! J’escalade le Dièdre vite fait bien fait. Au gars de jouer. J’avale la corde sans qu’elle se tende à aucun moment. Le gars se serait-il décordé ? Non ! Le voilà qui apparaît souriant, frais et pas le moins du monde essoufflé !

Il est temps de mieux faire connaissance. Vient-il souvent ici pour grimper ? Vu la vitesse à laquelle il est allé, ce doit être le cas. Erreur : il est ici pour la première fois ! Il m’a suivi parce qu’il avait compris que j’étais un habitué des lieux utilisable comme topo vivant. Je tiens peut-être un compagnon de cordée pour aller en montagne. Serait-il disponible ? Hélas non ! Il fait partie d’une « collective » du CAF de Rouen venue à Chamonix pour faire l’Aiguille du Tour (par la voie normale). S’il se trouvait seul aux Gaillands aux heures incongrues de notre rencontre, c’est parce qu’il avait aperçu les lieux, au passage, du coin de l’œil, le matin même, alors qu’il était dans le train amenant sa collective à Chamonix. Il lui avait semblé que c’était un centre d’escalade. Il s’était éclipsé pendant la pause-déjeuner, le temps de revenir sur place et d’en avoir le cœur net. Ce temps s’était incontestablement allongé…

La voie normale de l’Aiguille du Tour est à la portée de tout le monde : humains, chiens tenus en laisse et même chats en liberté. À l’époque le chat du refuge Albert Premier y allait presque tous les jours, peut-être pour la beauté du paysage, mais, plus probablement, pour les couennes de jambon et les peaux de saucisson offertes par les ascensionnistes. De toute évidence, Gilbert (il vient de me dire son nom) peut prétendre à mieux. Je le persuade de faire faux bond à sa collective et de partir en course ensemble. Quelle course le tenterait-il ? Réponse immédiate, nette et précise : la face est du Grand Capucin ! Ça tombe bien : moi aussi ! À l’époque faire la face est du Grand Capucin signifiait faire la voie Bonatti-Ghigo car c’était encore la seule de la face. Elle avait été ouverte par ce tandem en 1951. Son ascension était la séquence-star du film “Les Étoiles de Midi“ tourné trois ans plus tôt par le réalisateur Marcel Ichac, grand spécialiste du film de montagne, avec, comme acteurs principaux, les meilleurs alpinistes de l’époque : Lionel Terray, Renée Desmaison et Michel Vaucher. Nous avions tous les deux vu le film. Il nous avait donné envie d’aller voir “pour de vrai“ ce que nous avions vu à l’écran. La face est du Grand Capucin compte alors parmi les voies les plus difficiles du massif. Je pense qu’elle est à ma portée. Est-ce la même chose pour Gilbert ? Je lui demande quelles sont les courses qu’il a déjà faites. Aucune ! Il n’a jamais mis les pieds en montagne ! Sa virtuosité au rocher des Gaillands vient uniquement de son entrainement sur les falaises de Connelles qui bordent la Seine près de Rouen.

Gilbert me les fera connaître six mois plus tard. Pas très hautes, d’une verticalité intransigeante, rayées de surplombs creusés par la Seine au cours des âges, elles sont faites d’une craie incrustée de silex offrant peu de prises pour l’escalade. À l’époque les chaussons d’escalade n’existent pas encore. Il fallait être un grimpeur aguerri pour s’y élever de quelques mètres, un grimpeur émérite arriver à mi-hauteur, un grimpeur exceptionnel pour en sortir par le haut. Il fallait également être un peu casse-cou : le site officiel de la FFM préconise de ne pas s’y aventurer en groupe, ce qui en dit long sur la sûreté de leur escalade. Pas étonnant que Gilbert m’ait suivi en solo et avalé d’un trait toutes les voies des Gaillands !

L’expérience alpine de Gilbert étant bien mince, pas question de filer direct au Grand Capucin. La face sud de la Dent du géant me semble toute indiquée pour tester le novice : elle ressemble à la face est du Grand Capucin, mais en moins haut. Il fait beau. On ira donc demain. Gilbert part récupérer ses affaires au camp de sa collective pour venir coucher au chalet que ma famille possède dans la vallée. Il revient après - me dit-il - s’être fait passer un savon par les organisateurs. J’imagine qu’on lui a reproché son lâchage. La réalité est autre, je le saurai plus tard. Gilbert n’a que 18 ans. Il est mineur (en 1961 la majorité était encore à 21 ans). En lâchant la collective, il engage la responsabilité des organisateurs. En fait, il s’est évadé. Et, pour ma part, sans le savoir, j’ai détourné un mineur. Certes il me paraissait un peu plus jeune que moi, mais pas tant. Quand je l’ai appris, j’ai inscrit le détournement de mineur sur la liste des dangers de la montagne.

Le lendemain 4 août, nous voilà remontant les longues pentes neigeuses de la combe supérieure du glacier du Géant en direction du refuge Torino. Nous cheminons sous les câbles de la télécabine. Nous n’avons pas utilisé ce moyen de transport pour des raisons budgétaires. Le billet du téléphérique de l’Aiguille du Midi avait déjà bien ponctionné nos bourses. Petite halte à Torino, casse-croûte au pied de la Dent du Géant, encordement et nous voilà partis. Il est environ 13 heures. Si tout marche bien, nous serons de retour au refuge vers 18 heures. On y passera la nuit après avoir profité d’une longue soirée dans les splendeurs du massif.

Trouver le départ de voies comme celle de la face sud de la Dent du Géant consistait, à l’époque, à repérer la bonne rangée de pitons parmi d’autres tout aussi tentantes. Repérer les fissures et autres bidules “caractéristiques“ du Guide Vallot était plus incertain. Il fallait se méfier de leurs sosies et de leur tendance à disparaître en approchant. Tout va bien : nous avons repéré la bonne rangée !

Les pentes sous la face sud de la Dent du Géant sont très raides. De ce fait, l’impression de vide se fait sentir dès le premier relais. Cette impression est nouvelle pour Gilbert. Je le vois bien. Il semble tendu. Au second relais, plus de trace de tension. Gilbert me semble tout à fait à l’aise. Au troisième relais il l’est tellement que c’est mon tour d’être tendu. Trop de décontraction nuit à la santé des alpinistes. Je le lui rappelle. Mais c’est la preuve que tout va bien.

À ce troisième relais, nous entendons des voix. Elles viennent d’une cordée en contre bas à gauche dans la paroi. Elles s’adressent à nous. Les deux alpinistes qui la composent ont besoin d’un coup de main. Ils sont partis comme nous faire la face sud, mais ils n’ont pas pris la bonne rangée de pitons. Les voilà coincés sous un surplomb d’un très beau granite doré, mais infranchissable. Un lancer de corde de notre part serait le bienvenu. La corde permettrait un pendule les ramenant dans la bonne voie. Problème : ils sont loin et le pendule serait très violent sans dispositif d’amortissement. La récupération des deux naufragés ne va pas être simple. Nous voilà partis dans d’acrobatiques manœuvres. Elles prennent beaucoup de temps. Quand elles s’achèvent et que les deux alpinistes nous ont rejoints, il est 16 heures passées. Nous faisons connaissance. Il s’agit d’un couple de grimpeurs aixois. Les acrobaties auxquelles ils viennent de se livrer pour essayer de franchir le surplomb, puis pour nous rejoindre, ont entamé leurs forces. Nous allons donc faire avec eux une seule cordée de quatre. La progression s’en ressent. Elle est très lente. Nous arrivons tard au sommet. Nous y restons le temps de manger quelque chose et d’admirer le panorama magnifique du haut des 4000 m de la Dent. Un temps bien trop bref, hélas !

Quand nous nous remettons en mouvement, mauvaise surprise : où est la sortie ? La voie normale de la Dent du Géant, celle par laquelle nous devons descendre, se déroule dans les dalles très raides de la face ouest. Elle était équipée, à l’époque, de cordes en chanvre de fort diamètre. Les cordes usagées étaient remplacées périodiquement par des cordes neuves. À cette époque, on laissait à la montagne et à ses glaciers le soin de redescendre les détritus dans la vallée. Les cordes usagées étaient donc laissées sur place. Quelques-unes, notamment, étaient éparpillées autour du sommet. Chacune semblait indiquer le début de la descente. Il fallait trouver la bonne, celle qui était attachée à un point d’ancrage. On la trouve. Il ne reste plus qu’à “désescalader“ la voie normale. Les torons des cordes ont tôt fait de provoquer dans nos mains de désagréables fourmillements. Mais le spectacle qui s’offre alors compense largement ce désagrément. Une gloire de lumière nimbe le Mont-Blanc. Au loin, hiératique dans l’ombre des Aiguilles du Diable, le Grand Capucin semble nous donner rendez-vous.

La nuit nous surprend dans la dernière longueur avant la rimaye. Las ! Un geste malheureux et voilà la dernière frontale en état de marche qui dégringole dans le versant nord ! La Lune se cache quelque part derrière la montagne. Nous ne bénéficions plus que de la “sombre clarté qui tombe des étoiles“. Bien trop chiche pour se risquer dans les pentes raides et verglacées qui descendent vers le refuge Torino. Il faut bivouaquer.

À l’époque je ne me sentais pas doué pour le Blitzbergsteigen (alpinisme éclair). Je ne partais donc jamais en montagne, pour des courses tant soit peu difficiles, sans matériel de bivouac. La face sud de la Dent du Géant étant de cette catégorie, nous avions ce qu’il fallait avec nous. Les aixois, eux, n’avaient rien. Nous nous sommes donc serrés les uns contre les autres, tels des pingouins en rookerie, et fait de notre mieux pour partager nos vestes en duvet avec les malheureux aixois. Ce bivouac était le baptême du feu pour Gilbert (un feu glacé, à vrai dire !). Comme il savait, par ses lectures, que des chaussures trop serrées pouvaient occasionner des gelures, il les avait enlevées et il avait enfilé les pieds dans ses moufles. On aurait pu croire qu’il s’était déguisé en chimpanzé.

Aux premières lueurs du jour, nous rejoignons le refuge Torino. Là, nous quittons nos amis aixois. Ils retournent à Chamonix par la télécabine et le téléphérique. Pour notre part, nous préférons revenir à pied au chalet. Raison budgétaire, mais aussi touristique. Ce sera une trotte d’une trentaine de kilomètres, une belle ballade qui fera découvrir à Gilbert la Vallée Blanche, les Séracs du Géant, bien ouverts en cette saison, la célébrissime Mer de Glace, le chemin du Montenvers autrefois parcouru par les cristalliers, et enfin la partie de la vallée de Chamonix entre Chamonix et Taconnaz, celle d’où on voit le mieux les glaciers des Bossons et de Taconnaz.

Gilbert venait de faire ses preuves. J’avais découvert en lui un compagnon agréable et solide. Nous pourrons tenter le Grand Capucin.

Après la face sud du Géant, sa marche d’approche, un bivouac et la trotte de retour, une journée de repos s’impose. Nous la passons au chalet. En fin d’après-midi nous partons au ravitaillement pour le Grand Capucin. Demain nous nous lèverons aux aurores pour prendre la première benne de l’Aiguille du Midi.

Hélas, au matin du 7 août, le ciel est bouché. Il bruine. C’est fichu pour le Grand Capucin. Que faire ? La bruine semble cesser. On peut sans doute faire quelque chose à l’Aiguille de l’M. Culminant à 2844 m c’est la plus basse des Aiguilles de Chamonix. Nous jetons notre dévolu sur la voie Ménégaux. Elle offre 200 m d’escalade oscillant entre le IV et le VI. Il faut compter 4 heures pour la gravir. Parfait pour nous.

Au Plan de l’Aiguille, à la sortie du téléphérique, brouillard ! On y va quand même. Le brouillard s’éclaircit suffisamment pour ne pas perdre le chemin. Il nous conduit jusqu’à la base du névé, aujourd’hui disparu, qui soulignait alors le pied de l’Aiguille. Nous le remontons sachant que le départ de la voie Ménégaux se trouve à peu près dans l’axe. Nous entendons des voix. Ce sont celles d’une équipe de parisiens qui y sont déjà engagés. Elles nous guident fort opportunément au départ. Nous nous encordons et je commence à grimper. Dieu, que ce premier relais est long ! Je le trouve interminable. Je n’ai peut-être pas bien récupéré de la course à la Dent du Géant. Finalement j’arrive à une grande plateforme où je rejoins les parisiens. Cette plateforme se trouve au départ d’une fissure-cheminée qui se remonte inconfortablement un coup en Dülfer un coup en ramonage. Mental nécessaire disent certains topos. Le parisien de tête se collette au passage et, visiblement, il n’est pas à la fête. Ses vomissements ne laissent aucun doute sur ce que peut être son mental. Au bout d’un moment, il abandonne. Les parisiens redescendent, nous laissant la voie à nous tout seul. Ce serait parfait sans le vomi qui, lui, reste dans la fissure-cheminée. Sans vomi le passage est coté 5c+ (cotation actuelle). Avec vomi, il doit bien faire du 6a+. Le passage me donne donc du fil à retordre. Je finis par m’en sortir sans trop me salir. Pour me rejoindre, Gilbert me refait le coup du Dièdre Rouge. Il grimpe à la vitesse où je tire la corde. Je devine qu’il aimerait passer en tête. Je le lui propose. Son bonheur est visible. Il passe en tête. La fusée est lancée. Quand vient mon tour de grimper, je me sens obligé de le faire, moi aussi, à sa vitesse de récupération de corde. C’était être bien présomptueux : la corde se tend impitoyablement ! …

La voie Ménégaux débouche dans le dernier relais de l’arrête NNE de l’M, offrant la vision d’une impressionnante trémie. Des grimpeurs s’y trouvaient. Ils nous ont vus surgir du vide comme qui surgirait du néant. Le temps de se remettre de l’apparition, nous les avions dépassés et nous étions au sommet. Un coup d’œil sur la montre. Nous venions d’avaler la voie en 1h30 !

Cet horaire inhabituel était dû au brio de Gilbert et à la forme que je tenais à cette époque. Mais il avait aussi une autre raison. Je l’ai apprise plus tard. Profitant du brouillard, Gilbert m’avait suivi, anneaux de corde à la main, dans les trois premières longueurs de la voie, histoire de gagner du temps. Pas étonnant que nous soyons allés aussi vite et que j’aie trouvé la première longueur interminable !

Il est 11h30. Le beau temps “menace“. Le beau temps revient. Nous avons tout le reste de la journée pour redescendre dans la vallée et nous reposer au chalet. Demain 8 août sera certainement le jour du Grand Capucin.

8 août, 6h du matin. Nous nous présentons aux guichets du téléphérique. Il y a déjà du monde mais les visages sont fermés. Ils sont fermés parce que les guichets le sont aussi. Le personnel est en grève. Il veut une augmentation. On devine que ça parlemente dur dans les locaux administratifs. Combien de temps faudra-t-il pour résoudre le conflit ? Rien ne filtre qui permette de le deviner. Le mieux est d’attendre. Nous attendons donc sentant le Capucin nous échapper. Au moment où notre désespérance va l’emporter, le téléphérique se met en marche. Une benne vide quitte la station. La benne qui descend du Plan de l’Aiguille arrive. Quelques personnes en sortent. Elles viennent d’Italie via le téléphérique du Col du Géant et la télécabine de la Vallée Blanche. Parmi elles se trouve uno eminente signore : le comte Dino Lora Totino en personne, concepteur, constructeur et patron du téléphérique. Le comte est venu avec son staff et, surtout, avec une mallette bien remplie. Il en sort de généreuses liasses de billets qu’il distribue au vu et au su de tout le monde. L’effet est immédiat. Les guichets ouvrent, l’activité reprend.

Las ! Il est plus de 11 heures quand la benne nous emporte vers l’Aiguille du Midi. Pas sûrs d’arriver au pied du mur de 40 mètres avant la nuit. C’est le seul emplacement pour bivouaquer correctement. Il est 15h passées quand nous arrivons au pied de la voie. La paroi est intimidante. Faudra-t-il passer la nuit sur les étriers si nous n’atteignons pas le mur de 40 mètres ? La traversée descendante qui mène aux premiers dièdres est suffisamment délicate pour reléguer la question au second plan.

Du fait de la traversée, un bon quart de la face est déjà sous nos pieds. Nous sommes directement entrés dans le monde de la verticalité. La traversée est sans retour. Nous ramenons la corde. Il faut maintenant sortir par le haut.

Une douzaine de relais nous attend. Pas question d’hésiter sur le choix des prises. Il faut utiliser celles qui se présentent de prime abord sans perdre de temps à en chercher de meilleures. La méthode favorise grandement la rapidité mais aussi le risque de se louper. Je ne tarde pas à le vérifier : je dévisse. Le dernier piton n’est pas loin. Je ne vais pas descendre bien bas. Eh bien non ! La descente dépasse mes attentes. Je me retrouve pendu juste au-dessus de la tête de Gilbert, 6 ou 7 mètres au-dessous de mon point de départ. Gilbert me laisse glisser doucement jusqu’au relais puis il regarde ses mains avec consternation. La corde les a profondément entaillées et brûlées. Il souffre mais n’en laisse rien paraître. Il a cru pouvoir faire une photo tout en m’assurant. Quand j’ai dévissé, la corde lui a échappé. Le temps de la reprendre, j’avais pris de la vitesse et la corde aussi.

Je sors du sac le remède magique qui ne me quitte jamais : un tube de pommade ophtalmique à la pénicilline. On en trouvait alors en vente libre en pharmacie. J’avais découvert ses vertus quand j’étais encore enfant et que j’étais traité pour un problème oculaire. Un été, étant revenu d’une première course les talons mis à vif par des ampoules forcées, je les avais badigeonnés de cette pommade. J’étais reparti pour une seconde course sans attendre ses effets car j’avais très envie de la faire et les copains comptaient sur moi. J’en étais revenu les talons parfaitement cicatrisés ! Je recouvre les mains de Gilbert de cette panacée. Une fois pansé et ganté, il m’assure qu’il peut continuer. Je m’élance donc à nouveau vers le haut avec, cette fois, le surcroit de confiance que procure chez les grimpeurs normalement constitués, la satisfaction d’un dévissage réussi.

J’atteins le surplomb où Lionel Terray avait dévissé lui aussi. Mais c’était un dévissage prémédité et soigneusement préparé destiné à provoquer un « oh ! » de frayeur chez les spectateurs du film “les Étoiles de Midi“. Cela me fait tout drôle de me trouver au même endroit et dans la même position que lui. Comme je n’ai pas de « oh ! » de frayeur à provoquer, je passe sans dévisser.

Vers 17h nous arrivons au pied du mur de 40 mètres. C’est parfait ! Nous sommes dans les temps. La grève et le dévissage n’auront pas eu de conséquences. Le mur est équipé de nombreux pitons. J’en grimpe la moitié pour faciliter la mise en route demain matin et utiliser les pitons en assurance pour le bivouac. Grimper les mains meurtries, pansées et gantées ne semble pas avoir trop gêné Gilbert.

Les efforts de la journée sont terminés. Nous nous installons sur la vire où nous allons passer la nuit. Elle n’est pas bien large, mais dans le monde vertical où nous sommes, elle suffit amplement à notre bonheur. Il ne nous reste plus qu’à nous restaurer et à profiter de chaque instant. Tout n’est que calme, silence et sérénité. En bas, le glacier du Géant s’étale en majesté dans son cirque grandiose. Dans le ciel les étoiles s’allument une à une. Le spectacle est féérique. Quelle chance avons-nous d’être là !

Au bivouac, l’ennemi c’est le froid. Pour s’en préserver il faut avant tout couper les ponts thermiques avec le sol. Un pullover bien chaud plié sous les fesses fait merveille. Il est alors bien plus efficace sous le postérieur que sur soi. Pour le haut, un “marcel“, une chemise et une veste en duvet suffisent amplement. Le sac à dos, pour sa part, fait un excellent dossier isolant. Il faut donc le garder sur soi. Il ne faut pas oublier d’en sortir les gourdes d’eau et de les glisser contre soi sous les vêtements car l’eau gelée dans une gourde ne dégèle jamais. Il faut également se protéger du vent. La moindre brise emporte beaucoup de chaleur. Les bâches en plastique qui emballent les matelas neufs sont idéales pour couper le vent (les couvertures de survie n’existent pas encore). Elles sont assez grandes pour envelopper complètement un alpiniste et son barda. Pliées, elles se logent facilement au fond du sac. Il faut seulement veiller à garder le nez dehors pour éviter la condensation de l’eau évacuée par la respiration. Il faut enfin bien se recroqueviller pour devenir aussi sphérique que possible. La sphère est en effet la forme qui embrasse le plus grand volume avec la plus petite surface. De ce fait, c’est celle qui limite le mieux les déperditions de chaleur.

Nous voilà donc emballés, Gilbert et moi, comme des matelas et recroquevillés comme des cloportes. Il n’y a plus qu’à rentrer en soi-même et somnoler. Je n’en suis pas à mon premier bivouac. J’ai acquis un bon savoir-faire en somnolence alpine. Je somnole donc. À la maison il m’arrive parfois de somnoler le soir devant la télévision. Quand je sens les premières fraicheurs, je réalise que je ferais mieux d’aller me coucher et retrouver le confort de mon lit que continuer à somnoler devant des images dont le sens est perdu. Dans ma somnolence actuelle j’ai oublié que je ne suis pas devant la télé. Je sens la fraîcheur. Une fraicheur plutôt vive. Je fais donc l’effort habituel pour rejoindre mon lit. J’ouvre un œil. “Les étoiles brillent crûment“. Le lit confortable est bien loin… Que suis-je venu faire dans cette galère ? Je regarde Gilbert. Il ne somnole pas : il pionce profondément. Le précipice béant sous ses pieds ne semble pas hanter son sommeil. Décidément, ce garçon est fait pour la haute montagne !

“Le soleil redorait la planète quand nous nous sommes réveillés“. Qu’il est bon se laisser réchauffer par ses rayons ! Rien ne presse, le temps est superbe. Nous nous laissons donc réchauffer longuement – un peu trop longuement peut-être. Il est 11 heures passées, ce 8 août, quand nous reprenons la grimpe.

Le mur de 40 mètre se retrouve bien vite loin sous nos pieds. Des surplombs coriaces et athlétiques s’enchaînent. Je suis bien content, au sortir de l’un d’eux, de mousquetonner à bout de bras un piton salvateur et de m’y tirer sans vergogne. L’époque du purisme et de la libération des voies n’est pas encore venue. On peut se permettre ce genre de geste sans déchoir. Je n’en mesure que mieux la technique et la détermination de Walter Bonatti qui a ouvert la voie (mais certainement pas à leur juste valeur tant il est difficile d’imaginer les conditions météo désastreuses qui ont prévalu durant son ascension et durant les tentatives qui l’ont précédée). J’arrive finalement sous le grand bec de granite blond qui coiffe le Capucin. Les difficultés sont derrière nous. La dernière longueur est facile mais je suis ému et mes jambes tremblent. J’avance donc avec lenteur. J’avais rêvé depuis longtemps de faire cette voie. J’en avais fait un défi à relever. Plus que quelques mètres, il le sera. C’est fait. Me voilà au sommet. Gilbert me rejoint promptement. Nous tombons dans les bras l’un de l’autre.

Se trouver au sommet du Grand Capucin, c’est se trouver sur un sacré perchoir ! Le rappel nécessaire pour en descendre et atteindre la Brèche du Carabinier dépasse les 50 mètres. Un dévers à mi-hauteur le met en en fil d’araignée. Avec nos deux cordes d’assurance de 40 m et une corde de rappel de 80 mètres mises bout à bout nous avons plus qu’il n’en faut pour le faire. Nous descendons l’un et l’autre sans encombre. Il n’y a plus qu’à ramener les cordes. C’est à ce moment que survient la cata ! La corde de 80 mètres se coince quelque part dans les hauteurs. Nous sommes mal placés pour voir où. Elle refuse obstinément de venir. Plus on tire plus elle se bloque. Pas question de remonter à la force des bras jusqu’au point de blocage. La seule solution consiste à s’élever aussi haut que possible sur l’autre côté de la brèche pour tirer de biais sur les cordes. Comme elles sont toutes utilisées pour le rappel, impossible de le faire en s’assurant convenablement. La seule assurance possible et bien précaire consiste à s’attacher aux extrémités du rappel. Nous voilà donc engagés dans un jeu peu rassurant de « qui grimpera le plus haut ? » en quasi solo sur le flanc raide et verglacé de la brèche. Le jeu dure plusieurs heures, mais il finit par payer. À force de tiraillements, le rappel se décoince. Nous entamons aussitôt la descente du Couloir du Carabinier qui est déjà dans la pénombre. Au bas du couloir, dans l’obscurité, une coulée de neige miséricordieuse nous emporte. Elle comble la rimaye et nous la fait franchir sans encombre. Le temps de s’épousseter, nous entreprenons la longue remontée vers le refuge Torino.

Cette fois, la Lune nous regarde. Sa clarté vient au secours de nos frontales faiblissantes. Nous arrivons au refuge vers une heure du matin. Nous avions épuisé depuis longtemps nos réserves d’eau et nous sommes passablement déshydratés. Heureusement, à Torino les boissons sont disponibles à toute heure. Nous étanchons notre soif et nous nous écroulons sur le premier bat-flanc venu.

Le soleil inonde notre chambre quand nous nous réveillons. Cette fois nous allons prendre la télécabine de la Vallée Blanche pour revenir à Chamonix. On peut bien se le permettre pour fêter notre réussite ! Les nombreux arrêts que nécessitent les embarquements et débarquements de passagers nous laissent périodiquement suspendus en plein ciel. Nous avons tout loisir d’observer la face est que nous venons de gravir. Nous la regardons d’un œil bien différent du commun des passagers. Elle porte une trace qui leur est invisible, celle des heures inoubliables que nous y avons vécues.

Le soir même Gilbert reprend le train pour Rouen. Je l’accompagne à la halte de Taconnaz. Le feu rouge du dernier wagon disparaît dans un virage. Je me retrouve seul sur le quai. Sept jours intenses et inattendus se sont écoulés depuis notre rencontre aux Gaillands. Ils finissent aussi subitement qu’ils ont commencé. Ils sont passés comme un rêve éveillé. La réalité reprend le dessus. Je repars dès demain pour Marseille. Un dernier examen m’attend en septembre à la fac des sciences. Il faut le préparer.

Je reverrai Gilbert quelques mois plus tard à Rouen. Je suis alors en première année de Sup Élec à Paris. J’ai suffisamment avancé mon travail pour avoir un dimanche libre. J’en profite pour aller le voir. Il me fait découvrir sa ville et surtout les fameuses falaises de Connelles. De vraies garces qui repoussent sans ménagement l’étranger que je suis. Elles me montrent qu’elles sont effectivement faites pour former des grimpeurs de haut niveau comme Gilbert.

Je profite de nos retrouvailles pour lui demander si ses camarades du CAF de Rouen ne lui en veulent pas trop de son infidélité à la collective de l’Aiguille du Tour. Il m’assure que non. Bien au contraire ! Il a senti qu’après nos sept jours du mois d’août il était miraculeusement passé du statut de novice inconscient à celui d’alpiniste expérimenté.

Je reverrai encore Gilbert, cette fois à Marseille. Il doit y commencer son service militaire et le poursuivre en Algérie où l’armée est entrain de plier bagage après les récents accords d’Évian. Il profite de ses dernières heures de civil pour me revoir et saluer mes grands-parents qu’il a connus au chalet.

Ce sera notre dernière rencontre. Il m’enverra une carte postale quelque temps après. Les vicissitudes de la vie ont déjà commencé à m’éloigner de l’alpinisme. Mes parents ont acheté un grand verger à la campagne. Il faut l’entretenir. Plus question d’aller régulièrement grimper dans les Calanques. Je commence aussi une carrière d’enseignant-chercheur à l’Université d’Aix-Marseille. Recherche et enseignement occupent tout mon temps. Je laisse la carte de Gilbert sans réponse. C’est ainsi que notre lien s’est évanoui. Mea culpa !

Un jour, un entrefilet dans un journal m’apprit qu’une équipe de grimpeurs normands avait ouvert une voie dans les falaises d’Étretat. Elle mentionnait la présence de Gilbert. La voie avait été gravie en escalade artificielle à l’aide de pitons monstrueux adaptés à la craie de ces falaises. On ne pouvait rêver d’endroit plus malsain. L’alpiniste expérimenté Gilbert Carpentier serait-il devenu inconscient ? J’espérais que non.

Vers la fin des années 70, un collègue de travail de mon épouse m’apprend que Gilbert était mort accidentellement. Il ignorait dans quelles circonstances. Je ne les ai connues que bien plus tard.

J’avais déjà cherché plusieurs fois des traces de Gilbert sur internet. Sans succès. En tapant son nom et son prénom, je ne trouvais personne qui lui corresponde. Il me semblait évident que l’ajout un mot clé tel que “CAF“, “Rouen“ ou “Alpiniste“ ne pouvait que restreindre la recherche et la rendre encore plus vaine. Mais les moteurs de recherche ont leurs raisons que la raison ignore. Un mot clé ne donne rien. L’ajout d’un autre fait surgir une réponse. C’est ce qui s’est passé quand j’ai tapé, sans conviction, “Gilbert Carpentier alpiniste“. J’ai vu apparaître un article de l’encyclopédie en ligne Wikipedia intitulé « Gilbert Carpentier (spéléologue) ». En voici le contenu.

Gilbert Carpentier, né le 21 décembre 1942 à Yvetot en Seine maritime et décédé accidentellement le 6 mars 1976 à Canteleu en Seine-Maritime, est un alpiniste et un spéléologue français.

Il est surtout connu pour ses travaux associatifs et de terrain en Seine-Maritime.

Il travaillait à l'usine Renault de Cléon.

Il était d'abord alpiniste de haut niveau.

Il découvrit la spéléologie avec le Groupe spéléologique de l'association sportive et culturelle de Bonsecours de 1972 à 1975.

Il créa alors, dès 1974 la section spéléologique de l'Athlétic-club Renault de Cléon, dont il fut aussitôt le président.

En 1975 il devient Initiateur de la Fédération française de spéléologie.

Avec son équipe dynamique, il multiplie les découvertes dans le karst régional, en particulier dans lesgrottes de Caumont.

Il élabore la revue L'Ursus qui deviendra plus tard l'organe du Comité départemental de Spéléologie de Seine-Maritime.

Il fut désigné comme responsable régional du Spéléo-secours juste avant son accident.

C’était bien lui !

L’article de Wikipédia donnait un lien vers un autre article paru dans la revue “Spéléo Magazine“ n° 91 de septembre 2015 pages 26-30, écrit par Paul Courbon et intitulé évolution des techniques spéléologiques de 1840 à 1970. On y trouve une courte allusion à l’accident qui a couté la vie à Gilbert. L’auteur écrit :

Bien que j’aie vu à deux reprises des cordes sérieusement entamées lors d’un frottement

sur une arête rocheuse, il n’y a eu, à ma connaissance qu’un accident grave dû à une

rupture de corde pour cette raison. Le 6 mars 1976, Gilbert Carpentier se tuait lors d’une

prospection en falaise près de Rouen, sa corde ayant été sectionnée après frottement sur un

rognon de silex.

Internet à quelque chose d’une pelote. Quand on trouve un bout, on peut la dévider. Constatant le nombre et la qualité des liens associatifs que Gilbert avait tissés, je me suis intéressé à eux. J’ai ainsi appris que le stade municipal de Cléon porte son nom.

Au Capucin, Gilbert avait laissé filer la corde, mais il m’avait retenu. Après son passage à Marseille, j’ai laissé filer le lien et j’ai perdu Gilbert. À jamais.

Il ne me reste plus, aujourd’hui, que le souvenir nostalgique des sept jours d’aventures passés ensemble au début du mois d’août 1961 dans le somptueux massif du Mont-Blanc… Sept jours seulement.

André TÊTE Pourrières, le 21 avril 2019

En souvenir de Gilbert Carpentier, une étoile filante passée dans mon ciel