BANG 

Tina Merandon

En résidence à La Capsule du Bourget, l’artiste poursuit ses questionnements autour du corps avec les habitants de la ville. Pendant un an, des usagers, amateurs, danseurs, comédiens ou sportifs, se sont prêtés au jeu de la mise en scène photographique sous forme de performances. BANG c’est aussi l’ abréviation de Bits, Atomes, Neurones, Gènes. Que se joue t-il dans le rapprochement des corps ? Du jeu concerté à la violence subie, de l’attirance à l’invasion, les photographies de Tina Merandon mettent en exergue le basculement des relations humaines.

La photographe présente également une série autour des chiens d’attaque. En lien avec Deleuze et sa « logique de la sensation » ces scènes d’agression provoquent la réceptivité émotionnelle du spectateur. C’est l’enfant apeuré en nous qui réagit, tout autant que l’adulte, dont la mémoire inconsciente est nourrie des violences de son histoire collective et personnelle.

Depuis plus de dix ans, Tina Merandon photographie les corps. Nus, à moitié déshabillés, enlacés, en lutte, toujours en mouvement. Remarquée pour son travail sur les hommes politiques en 2012, en pleine campagne électorale, cette photographe talentueuse a posé il y a quelques mois son objectif au Bourget. En résidence à la Capsule jusqu’en mai 2014, elle y capte les corps à corps avec son moyen format, son appareil fétiche. Depuis le printemps, des footballeurs, des comédiens, de simples retraités ou encore des danseurs défilent sur fond noir et devant des projecteurs, sur la scène du Mille club, transformé, pour l’occasion, en salle de shooting photo.

Ce soir-là, ce sont huit adolescents du cours de théâtre du CTB (Centre théâtral du Bourget) qui se prêtent au jeu. « La semaine dernière, c’était vraiment bien, les encourage Tina, l’appareil déjà en main. Il y a énormément de cohérence dans votre groupe. Alors, on va faire une deuxième prise. Si vous le voulez, on peut reprendre l’idée de la foule qui porte une idole et la fait chuter. » Pieds nus sur la scène, les élèves du CTB acquiescent, visiblement ravis. « La dernière fois, au bout d’une heure, on était vannés, mais c’était très intéressant », commente Kylian, 16 ans. A ses côtés, Shaïna, sa soeur de deux ans sa cadette, approuve : « Il y avait une énergie du groupe qu’on se passait. C’était très amusant ». 

Pour les aider à se mettre dans l’ambiance, Hugo, leur prof de théâtre, monte le son de la sono. Immédiatement, les visages se figent, les corps se mettent en mouvement. En quelques secondes, une chorégraphie s’installe à leur insu. Sans perdre une seconde, l’oeil aux aguets, Tina déclenche. Une fois, deux fois, trois fois… Les prises de vue se succèdent, à vive allure. « J’essaie de capter l’instant dans le mouvement, explique la photographe. Ce qui m’intéresse, c’est de voir comment ces gens se positionnent ensemble, comment chacun s’exprime corporellement et comment tout cela se croise. C’est comme une microsociété. »

Telle une chorégraphe, la photographe joue sur les trois niveaux : le sol, le milieu et le haut. Comme souvent dans son travail, les visages sont peu présents et ce sont les corps qui s’expriment. Le résultant est saisissant. Ses photos, très picturales, figent sur la pellicule ces instants rares où la beauté jaillit de ces corps à corps. Impressionné, Kylian observe les planches contacts de la première prise de vue. « Je suis bluffé par la netteté! On était sans cesse en mouvement. Parfois on se tombait presque dessus… ça ne ressemblait à rien. Mais, elle a pris exactement les moments qu’il fallait prendre. » Ce travail, ainsi que la série de la photographe sur les chiens dangereux, seront exposés en mars à La Capsule, au Bourget.

Natalie Perrier, Le Parisien

Est-ce à dire que la violence est partout, incontournable, indépassable ? Difficile de répondre de façon univoque. S’il est incontestable que la question du pouvoir et du rapport à l’autre est au cœur de la démarche réflexive et photographique de Tina Merandon, elle appelle une réponse plus nuancée ou, pour reprendre le terme de l’artiste, plus « ambivalente ». 

Inspirée par l’expressionnisme allemand et américain, auquel Tina Merandon fait souvent référence, éminemment picturale, la série Bang (2013) revient d’une certaine façon sur le rapport homme/animal – même si aucun animal n’est ici présent – en s’interrogeant sur ce qu’est un groupe, ou plus exactement une « meute », avec son chef, son « dominant » : tous termes qui relèvent  de la sphère animalière mais s’appliquent parfaitement à ces hommes pour la plupart sans visages ni regards, torses nus, pieds nus eux aussi, qui chorégraphient un étrange ballet de violence, de haine et de jeu, où les corps devenus masses se cognent, s’emboîtent, se harcèlent, s’empoignent, s’enlacent, sur fond uniformément noir. 

Il y a des femmes en lutte, aussi, mais leur combat ne me semble pas exactement le même : gestes moins brutaux, beauté des longues chevelures qui s’entremêlent, de fines mains furtivement aperçues, de jeunes visages magnifiques. 

Toutes sont entre l’agression, le jeu et la complicité, sans véritable violence assignable comme telle : à l’inverse des combats masculins, où l’on sent qu’au terme de la lutte sera « naturellement » élu un chef, un dominant – le plus fort, le prédateur, celui qui guidera et ordonnera –, il y a dans ces batailles de femmes une singulière forme de complicité, voire de douceur, comme si, malgré tout, depuis la nuit des temps, elles se réconfortaient entre elles, pour avoir toujours tant subi.

Comme dans cette photographie où quatre femmes aux yeux clos enlacent leurs corps en forme d’étoile, dans une chorégraphie plus proche du plaisir que d’une quête de pouvoir. Image infiniment douce, paradoxalement, où les bras se courbent délicatement, les nuques s’inclinent, les yeux se ferment sur une paisible jouissance. 

Dominique Baqué « Bang » - 2014

Les Chiens (2008 - 2013)

La série photographique « Les Chiens » donne à voir des animaux prêts à attaquer, babines retroussées sur des rangées de crocs inquiétants, yeux rougis et l’envie d’en découdre.La composition des scènes, où les animaux, violemment éclairés par les flashs, semblent sortir de la nuit, amplifie la dimension anxiogène.

Ces scènes d’agression provoquent la réceptivité émotionnelle du spectateur et réveillent ses angoisses. La violence contemporaine le dispute aux fantasmes de chacun, ouvrant la porte aux terreurs primaires qui hantent les cauchemars. 

Devant de telles images, plusieurs dimensions de nos peurs s’affrontent : crainte irrationnelle du monstre, crainte réaliste de l’agression. C’est l’enfant apeuré en nous qui réagit, tout autant que l’adulte, dont la mémoire inconsciente est nourrie des violences de son histoire collective et personnelle.