histoire

«Voici que le bienheureux Michel Archange, qui se tient continuellement en présence du Seigneur, qui est prévôt du paradis chargé, d'introduire dans le royaume de la paix les âmes de ceux qui sont sauvés, montra par son apparition au mont Gargan, comment et de quelle manière il voulait y être vénéré et glorifié, ainsi qu'on l'a écrit. Tout ce qui fut accompli là par le bienheureux Archange était destiné à tous les peuples illuminés de la grâce du Christ dans les parties orientales de la Romania. Voici par quels signes le même très heureux prince des citoyens d'en haut voulu se manifester comme protecteur des peuples d'Occident.

Ce lieu est appelé Tombe , par les habitants. En effet, il émerge au-dessus des grèves à la manière d'un tombeau et s'étend sur un espace de deux cents coudées. Entouré de partout par l'océan, le lieu offre l'étroit espace d'une île admirable. À ceux qui regardent de loin il semble n'y avoir là qu'une tour aussi vaste que belle. Mais la mer par son retrait offre deux fois par jour à la dévotion des peuples le chemin désiré pour atteindre le seuil du bienheureux Archange Michel.

Maintenant il faut en venir à cette révélation angélique par laquelle le Prince des esprits bienheureux fit la dédicace de ce lieu.

Certain jour où l'évêque d'Avranches, très pieux et aimé de Dieu nommé Autbert, s'était abandonné au sommeil, voici qu'il fut averti par une révélation angélique d'avoir à construire au sommet de ce lieu un temple en l'honneur de l'Archange : de telle sorte que sa vénérable mémoire étant célébrée sur le mont Gargan, elle fût aussi célébrée en pleine mer avec non moins d'allégresse. Toutefois, comme il méditait le conseil de l'apôtre : « mettez les esprits à l'épreuve pour voir s'ils sont de Dieu », ce prêtre fut averti par une nouvelle vision d'exécuter ce qu'on lui ordonnait. Comme l'esprit des prophètes n'obéit pas toujours aux prophéties, le prélat différa encore la construction, mais il eut recours à la prière afin de pouvoir connaître sur cette affaire la volonté de Notre Seigneur Jésus-Christ ainsi que du bienheureux Archange. Or, il arriva dans le même temps qu'un taureau, dérobé furtivement par un homme que poussait un instinct pervers, fut placé au sommet de ce rocher, dans l'attente que celui qui avait perdu la bête ayant abandonné tout espoir de la récupérer, le larron puisse alors en tirer un honteux profit. Cependant, le vénérable évêque est secoué plus sévèrement par un troisième avertissement. Puisque averti deux fois il n'avait pas acquiescé, il devait rapidement se rendre au lieu indiqué et n'en pas quitter avant d'avoir accompli ce qui lui était prescrit.

L'évêque s'interrogeant sur le lieu qui pourrait paraître adapté à cette construction, une réponse angélique lui dicta d'édifier le temple là où le taureau avait été clandestinement attaché. Et comme il s'interrogeait sur les dimensions à donner à l'édifice, il lui fut répondu de la même manière qu'il n'avait qu'à prendre pour mesure de la bâtisse l'espace foulé de ses pieds par le taureau. Après quoi il fut ordonné de rendre à son propriétaire l'animal qui lui avait été enlevé. Alors le vénérable évêque tout à fait assuré de la vision se rend au lieu dit en chantant des hymnes de louange en vue d'y accomplir l'ouvrage commandé; ayant rassemblé une grande foule de paysans il nettoie l'endroit et l'aplanit : mais au beau milieu se dressaient deux roches qu'un bon nombre de travailleurs ne purent de leurs mains ni déplacer, ni même changer de position. Or, tandis qu'ils hésitaient et ne savaient que faire, la nuit suivante, dans le village d'Huisnes, une vision apparut à un homme appelé Bain, qui, pourvu de douze fils, en tirait parmi les siens une noble fierté. Averti par cette vision à se joindre au travail des ouvriers, il s'en fut aussitôt avec ses fils pour accomplir l'ordre. Arrivé là, avec l'aide de Saint Michel Archange, ce que la force humaine n'avait pu, il fit merveilleusement mouvoir cette masse d'une telle grandeur si facilement qu'elle semblait ne rien peser. Tous ensemble louant Dieu et le Saint Archange Michel, s'appliquent plus attentivement à l'ouvrage commencé. Comme l'évêque demeurait encore incertain de la grandeur du bâtiment à construire, au milieu de la nuit, comme jadis il advint à Gédéon en signe de victoire, la rosée couvrit le sommet du mont; seul l'endroit où devaient se faire les fondations resta sec et il fut dit à l'évêque : "Va et comme tu le verras signifié, pose les fondements."

Aussitôt, rendant grâce à Dieu et implorant le secours de l'Archange Michel, il se leva dans une joyeuse exultation pour se mettre à l'œuvre. Il édifia un bâtiment qui ne se dressait pas en pointe culminant au sommet, mais s'arrondissait en forme de crypte capable de contenir, estime-t-on, une centaine de personnes. Par là il voulait reproduire la forme du sanctuaire qu'au mont Gargan l'intervention angélique avait aménagé dans la roche abrupte comme une habitation offerte aux hommes terrestres pour y louer et glorifier Dieu. Ainsi serait clairement enseigné que c'est dans les hauteurs célestes qu'on doit requérir le secours du don divin et que c'est par le regard de la contemplation que l'on pénètre dans les plus hautes régions de l'éther, non pas en laissant le cœur des hommes croupir dans les marais fangeux de la terre. Ayant, Dieu aidant, achevé cet édifice en peu de temps, l'homme de Dieu, l'évêque Aubert, demeurait anxieux, car il voyait qu'il lui manquait des gages de l'Archange. Alors le bienheureux Michel avertit ce prêtre de dépêcher sans retard quelques frères vers le lieu où, au Gargano, le souvenir du trés Saint Archange est entretenu avec vénération et de recevoir avec la plus vive gratitude la bénédiction qu'avec le patronage de l'Archange ils en rapporteraient.

Cependant les envoyés arrivent au Gargano. Très cordialement accueillis par l'abbé, après avoir changé de vêtements et s'être reposés des fatigues d'un tel voyage ils exposent tout ce qui était arrivé dans leur pays et dans quel but, aussi, ils étaient venus. Alors, avec tout le respect convenable, on retire de leur lieu les gages que l'Archange y avait laissés aux fidèles en souvenir de lui, à savoir un morceau du petit manteau rouge posé sur l'autel qu'il avait lui-même construit de sa main et un fragment du marbre sur lequel il se tint et dont jusqu'à présent, au même endroit, subsistent les vestiges. Aux frères, on remet ces gages de son patronage pour qu'ils les rapportent au lieu Saint, sous condition que ceux qu'associait une même révélation angélique seraient éternellement liés par le nœud de la charité.

Ayant pris le chemin du retour, après un long voyage, les illustres messagers s'en reviennent au lieu d'où ils étaient partis. Tandis qu'ils approchent Aubert, se hâte d'aller au-devant d'eux et avec moult louanges et cantiques spirituels, il porte au mont sacré les gages de protection angélique qui vont y être si bénéfiques. À cette venue angélique, pour ainsi parler, on ne saurait dire à quel point les provinces environnantes exultèrent de joie.

En ce jour du 16 octobre 709, Aubert accompli la vénérable dédicace de ce temple.

Enfin, voyant toutes choses arrangées en ordre convenable, le même pasteur estima qu'il fallait requérir du Saint Archange l'élément sans lequel ne peut subsister la vie des mortels, l'eau. Il demande donc l'aide de Notre Seigneur Jésus-Christ conjointement avec celui du Saint Archange. Finalement, par une angélique indication, il découvrit le lieu où, dans une anfractuosité du rocher, en forant la cavité on trouva bientôt d'une manière merveilleuse une eau abondante qui suffit aux usages des habitants. »

Traduction : R. P. Michel RIQUET, dans son livre publié en 1966 sur le Mont-Saint-Michel