Conduite Exposition

Démarche artistique de l’auteur

Introduction

Chaque année, je propose un stage de peinture d’icônes sur cette petite île. Et, à mes heures perdues, appareil photo en main, j’essaie d’en capter la beauté. Pourtant, les techniques de photographie conventionnelles ne m'ont jamais pleinement satisfait. En effet, par le cadrage qu’elles imposent, elles limitent ma capacité à traduire les sentiments que j’éprouve en me promenant sur cette île si singulière. Car la beauté d’un paysage n’est pas seulement devant soi, elle est une expérience plus globale qui intègre aussi ce qu’il y a autour de soi. Il y a l’immensité du ciel, fantastique théâtre de lumière, mais aussi la proximité du sol avec ses détails innombrables et enfin la présence de ce qui est derrière moi qui participe pleinement à l’émotion ressentie. C’est alors, en 2010, que je découvris une nouvelle technique informatique permettant de rassembler les photographies prises autour de soi et de les transformer en panoramiques sphériques. Il me fallait tester ce procédé.

Le bateau

Voici la seule photographie qui n’a pas été prise sur l’île, mais sur le bateau qui nous y conduit. Il permet, pour un moment, de laisser derrière nous le continent et le tumulte de notre vie quotidienne...


Bienvenue sur l’île Saint-Honorat !

La première image

Voici la première image : le cloître de l’hôtellerie de l'abbaye N-D de Lérins, un lieu intime où il fait bon se reposer dans un silence inspirant. Je constatais avec satisfaction que la photographie restituait bien la structure de la terre et des plantes qui était à mes pieds, ainsi que le périmètre complet du cloître et l’ouverture vers le ciel accentuée par l’élan des palmiers. Une image riche et complexe qui offre une capacité contemplative et permet au regard de s’y promener. Mais cette technique photographique a aussi un gros défaut, c’est l’extrême déformation qu’elle impose, et qui m’oblige à effectuer un fastidieux travail d’ajustement et de tri.


Les premières impressions me laissaient un sentiment partagé. Trop ludique et distrayante, je doutais que cette technique me permette de créer un ensemble de photographies cohérent. Je continuais néanmoins à tester ses possibilités, plus par curiosité que par enthousiasme.

La découverte du potentiel graphique

Devant moi, un petit arbre qui, bien que couché par les vents dominants, tente de survivre en élançant sa ramure vers le ciel. Cette scène de la pointe ouest de l’île est touchante, mais aussi terriblement banale, car photographiée des centaines de fois chaque année. Je pris donc ma série de clichés pour me permettre de réaliser un panoramique sphérique. De retour devant mon écran d’ordinateur, la magie du déploiement s’opéra sous la forme d’une sphère sur laquelle était projetée l’image de l’environnement au moment de la prise de vue. Je pouvais alors me déplacer virtuellement à l’intérieur de celle-ci, en sortir ou au contraire y pénétrer au plus profond. À tout moment, je pouvais fixer et enregistrer l’image de mon écran. Ainsi, sur cette série de photographies, toutes prises à partir de la même sphère photographique, la variation des angles semblait illimitée.


Je découvrais que cette technique permettait de revisiter des scènes banales en augmentant la capacité interprétative d’un paysage.

La tempête

Étant donné que j’ai volontairement choisi de limiter ma recherche photographique à cette seule petite île Saint-Honorat, j’ai rapidement fait l’inventaire de toutes les vues possibles autour de l’île. Désormais, il me faut chercher une diversification visuelle autrement que par la variation des sujets. Comme le peintre Claude Monet le fit en peignant la façade de la cathédrale de Rouen sous différentes lumières et heures du jour, je rephotographie la même scène sous différentes ambiances lumineuses et sous différentes humeurs du ciel.


Ce soir-là, le temps changea brutalement. Au moment de prendre cette photographie, la tempête s’était déjà levée sur la côte nord, un vent violent déformait l’élégante silhouette des palmiers et chahutait la surface de l’eau. Dans le ciel tourmenté, le fond bleu azur était le dernier souvenir du bel après-midi. Je saisis l’instant avant de me mettre à l'abri.

L'embrasement du ciel

Venant du Nord, le voyageur qui descend dans le sud de la France est brutalement envahi par une exaltation et une jouissance tout à fait particulières. Comme pour Vincent van Gogh en son temps quand il s'installa à Arles, l’intensité de la lumière, des couleurs et des odeurs sont des sources inépuisables d’inspirations.


Cet après-midi-là, un immense nuage envahit le ciel. Je n’avais jamais vu un phénomène aussi grandiose et je devinais que le coucher du soleil allait être spectaculaire. Je ne fus pas déçu. En quelques minutes, le paysage tout entier était devenu la scène d’un combat flamboyant entre la lumière, les nuages et finalement l’horizon qui, en cachant l’astre, mettait définitivement un terme à cette fin de journée mémorable.

Déjà, la nuit vient

La contemplation d’un coucher de soleil et du crépuscule qui suit, provoque une intensification émotionnelle étrange. Comme si l’intimité intérieure se déployait aux dimensions du paysage tout entier, et l’enjeu de notre vie se présentait à nous avec une lucidité inattendue. La disparition du soleil me renvoie à la perspective de ma propre mort, et m’offre quelques minutes privilégiées pour l'appréhender. Le moment est d’autant plus précieux qu’il est limité, car le spectacle de la diminution de la lumière finit par se figer, et c’est alors la nuit qui commence, un univers plus hostile.


Je commençais à vraiment apprécier cette technique photographique qui me faisait éprouver à nouveau ce bonheur juvénile où, couché dans l’herbe, on contemplait longuement le ciel étoilé, en évoquant l’immensité du mystère de notre vie.


L’apparition de l’astre

À l’aurore, la lumière du ciel s'éclaircit doucement pendant de longues minutes. Cette quiétude fut soudainement rompue par le soleil apparaissant à l’horizon. Ses premiers rayons étaient d’un éclat insolent, presque agressif, présage d’une journée de chaleur accablante. Les frêles troncs de pins semblaient s’embraser dans un mouvement qui consumait tout le rivage. Pourtant, en cet instant, la brillance et l’éclat de ces premiers rayons solaires nous offrent un spectacle d’une intensité inoubliable. Tant de beauté. Si tôt. Si près.


Cette photographie révèle un autre aspect remarquable de cette technique : elle permet de représenter, sur la même image, la source d’une lumière et le sujet qu’elle éclaire. Il faut, en effet, une vue à 180 degrés pour réunir ces deux éléments, forcément à l’opposé l’un de l’autre.

Rejoindre des sentiments indicibles

Certaines photographies provoquent le réveil de souvenirs intenses, parfois douloureux. C’est particulièrement le cas pour les photographies à la projection concave où le ciel, au centre, semble vouloir nous aspirer, nous arracher à une traversée difficile encombrée par la silhouette des rochers inhospitaliers entremêlés d’une eau incertaine. Une évocation de ce fameux tunnel de lumière décrit par les personnes qui ont vécu l’expérience d’une mort imminente. Pouvoir reconnaître, dans une image, un sentiment que l’on a dû affronter dans son intimité peut devenir une source de consolation, elle brise le caractère solitaire de son épreuve et lui donne un caractère universel.


Cette photographie a été prise en utilisant deux sources de lumière : celle de la lune froide et cassante, et celle des rayons solaires qui de derrière l'horizon parviennent à adoucir d’une lueur orangée les pierres blanches du monastère fortifié.

Un instant surnaturel

Cette année-là, courant d’un bout à l’autre de l’île, j’avais multiplié les prises de vue. À la fin de la semaine, j’avais l’impression d’avoir capté tout ce que cette petite île pouvait me donner de formes et de lumières. Je fis un dernier tour avant de la quitter. La mer était inhabituellement calme. Pas le moindre souffle de vent, la surface de l’eau était totalement lisse. Lorsque je me suis avancé sur le rocher qui me permettait de la voir en surplomb, la frontière de la surface de l’eau était devenue invisible. À l’horizon, les derniers rayons du soleil illuminaient par-derrière l’arbre et semblaient habiller son feuillage d’un liseré d’or. Le ciel, la lumière, la terre et le fond de la mer ne faisaient plus qu’un. Je ressentais le moment exceptionnel, comme s'il me révélait la profonde communion de toute la création.


Cette photographie et le souvenir de cet instant m’ont définitivement convaincu que cette recherche photographique pouvait répondre à mon attente, et me permettre de construire une œuvre artistique.

Une respiration visuelle

Je cherchais à rendre la silhouette de ce rivage de la pointe est, affrontant les vents du large. Mais de retour devant mon écran, je ne savais pas comment exploiter cette prise de vue. L’ocre terne des rochers, le vert presque fluorescent des algues en avant-plan et toute la gamme des gris pâles dans le ciel, la disharmonie des couleurs, tout ceci était disgracieux... Pourtant la silhouette des arbres, l’enchevêtrement des branches et des racines surplombant les rochers me plaisaient vraiment. Le vol d’un goéland, idéalement placé au-dessus des arbres, finit de me convaincre de chercher à utiliser cette image. Je fis donc, un peu par dépit, le test de transformer cette prise de vue en noir et blanc. Un travail qui est loin d’être facile, car il faut interpréter indépendamment le contraste de chaque surface. Après avoir imprimé le résultat, je devinais immédiatement le bénéfice que des photographies en noir et blanc pourraient apporter aux expositions : une respiration, sobre et stable au milieu des couleurs et formes exubérantes. Des photographies qui ouvrent à l’imaginaire, d’une autre manière, mais non moins puissamment.

D’année en année, je prends de moins en moins de prises de vues. J’attends la conjonction de conditions toujours plus exceptionnelles pour justifier de nouveaux clichés. Car ma nouvelle ambition n’est plus simplement de réaliser une belle photographie, mais c’est celle de créer un ensemble pouvant constituer une exposition équilibrée.

Associés à l’Encyclique Laudato Si’, les projets d’expositions se multiplient, avec leurs lots de belles rencontres, parfois émouvantes. Pourtant à la mesure où l’on prend conscience du défi écologique, un sentiment d’impuissance finit par nous habiter. Car la transformation de notre mode de vie occidental doit être radicale pour espérer être un tant soit peu signifiante. Il s’agit là d’un enjeu résumé par le pape François en ces termes :

La crise écologique est un appel

à une profonde conversion intérieure *.

Jacques Bihin, 2021

* Pape François, LS 217.