08. Renault sur la "voie sacrée" (1916)

Il y a 100 ans, le 21 février 1916 débutait la bataille de Verdun, tentative allemande de faire tomber ce point stratégique par une succession d'attaques très meurtrières qui durera 10 mois. Pour approvisionner l'armée et la ville, le fer étant impossible, l’armée organise une noria de camions continue, la Voie Sacrée, qui permettra la résistance, puis la victoire des Alliés. L’article de Claude Lemaitre qui suit décrit cette opération et le rôle qu'y eurent les camions Renault.

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1916 - RENAULT SUR LA VOIE SACREE


CLAUDE LE MAITRE

Derrière l'appellation “Voie Sacrée” se dessine la plus grande opération logistique décisive de la Première Guerre Mondiale. De février à novembre 1916, l'armée allemande, dans une succession d'attaques qui coûtera la vie à près de 700 000 soldats, cherche à faire tomber Verdun, point d'appui stratégique à l'est de la ligne de front. Pour approvisionner l'armée et la ville, le capitaine Doumenc organise une noria de camions, principalement Berliet, également Renault et Peugeot, qui va fonctionner jour et nuit durant les dix mois de cette bataille cruciale et contribuer ainsi à en faire une victoire des Alliés.

LES PREMIERS PAS DE L'ARMEE MOTORISEE

En matière d’utilisation de l’automobile dans les armées, tout ce qui a été fait jusqu’au déclenchement de la 1re Guerre Mondiale ne consistait qu’en des essais, des études, des concours, des manœuvres. Le règlement de 1913 avait défini une organisation de temps de guerre à base de réquisitions de véhicules civils et un “service” du temps de paix. Les 220 véhicules automobiles de l’armée n’étaient qu’une goutte d’eau dans la masse de “véhicules à moteur” qui allait, en quelques jours de guerre, déferler sur les routes de la zone des armées. En effet, dès le 2 août 1914, les commissions de réquisition entrèrent en action et expédièrent aux armées en quelques semaines 8 500 véhicules dont 6 000 camions.


L’ORGANISATION DU SERVICE AUTOMOBILE

Le règlement de 1913 avait défini une organisation, mais il fallut la compléter et reprendre nombre de dispositions en fonction de l’évolution des évènements, qui s’avérèrent très différents de tout ce qui avait été envisagé, et qui imposèrent de produire en masse, puis d’importer vers la fin du conflit, des camions et des véhicules automobiles.

Cet immense effort fut d’une telle ampleur que fin 1916, l’armée disposait de 40 000 véhicules. Malgré cette mobilisation, l’armée continuera d’utiliser toutes sortes de moyens de transport, du vélo au train (y compris des lignes à voie étroite montées spécialement à proximité du front), en passant par la motocyclette et le cheval, sans oublier les godillots des fantassins.

Pour les camions, chaque région militaire disposait des “groupements automobiles régionaux” mis à la disposition du Général commandant la région. Leur emploi était strictement réglementé.

L’inspection des fabrications du Service Automobile était chargée, entre autres missions, de notifier les commandes aux industriels. Renault et Berliet, notamment, n’avaient pas attendu ces dispositions pour concevoir et fabriquer en série des camions selon leur propre cahier des charges en répondant aux contraintes les plus pratiques : une architecture de châssis permettant toute intervention rapide pour l’entretien et la réparation, la standardisation des organes et la constitution des stocks opérationnels.


LE CAMION RENAULT



Il a les caractéristiques suivantes :

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moteur 4 cylindres de 90 mm d’alésage et 140 mm de course, cylindrée 3 500 cm3, 16 ch de puissance nominale


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embrayage double cône


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boîte de vitesses 4 rapports avant et 1 marche arrière


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poids du châssis 1 800 kg


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charge utile 2 500 kg



Un camion Renault type EP est conservé, après restauration complète, par la Fondation Berliet à Lyon.


L’ORGANISATION DES FLUX LOGISTIQUES

Le 21 février 1916, à 16 h 45, les Allemands attaquent aux portes de Verdun, au bois des Coures, après une intense préparation d’artillerie qui aura duré 9heures.Dès le 20février, au vu des préparatifs ennemis, décision fut prise d’affecter intégralement la route de Bar le Duc depuis la gare de Baudonvilliers à Verdun aux véhicules automobiles pour transporter infanterie, munitions, matériels divers, les véhicules hippomobiles et l’artillerie devant emprunter d’autres voies. L’objectif est d’acheminer 20 000 tonnes et 15 000 à 20 000 hommes par jour. Cependant, le coup de boutoir allemand est tel que les lignes françaises sont submergées et le 25 février au soir, l’ennemi s’est emparé du Fort de Douaumont.

Face à l’incapacité du petit chemin de fer à voie métrique, dit “le petit meusien”, d’assurer plus de 800 tonnes / jour d’approvisionnement à nos troupes, est donc mis sur pied un va-et-vient de camions sur les 75 km de cette petite route reliant le front à Bar le Duc. L’objectif initial sera rapidement atteint et même dépassé : dès mars 1916, 400 000 hommes, dans l’immédiat ceux du 20e corps d’armée, et 500 000 tonnes de matériels – armes, munitions, approvisionne ment… – sont jetées dans la bataille, tandis que 200 000 blessés en revenaient. En 10 mois, furent transportés une moyenne de 90 000 hommes et 50 000 tonnes de matériel par semaine, le trafic atteignant à certains moments les 300 véhicules à l’heure (5 à la minute !) à la moyenne de 15 à 20 km par heure.

L’exploit aura consisté à faire rouler 24 heures sur 24, avec le minimum d’interruption, près de 8 000 véhicules, si on inclut les moyens organiques des armées et les voitures sanitaires. Pour cela, il fallait entretenir parallèlement les véhicules et leurs pneus (à bandages) et la chaussée, soumis mutuellementà rude épreuve. À cette fin, plus de 700 000 tonnes de calcaire furent extraites de carrières ouvertes de part et d’autre de la voie et jetées sur les chemins de roulement par 1 200 territoriaux devant les roues des camions. Tout véhicule en panne non remorquable devait être poussé sur le côté.

Le metteur en scène de cette opération était le capitaine DOUMENC. Sorti en 1900 en très bon rang de Polytechnique, il avait rejoint en 1914 la Direction des Services Automobiles des Armées Françaises où il avait déjà, dès septembre 1914, organisé l’évacuation de Reims. Placé sous les ordres du commandant Girard pendant la bataille de Verdun, c’est lui qui conçut et mit en œuvre ce système de noria qui permit d’utiliser, au-delà de tout ce qui avait été réalisé jusqu’alors, cette unique liaison à laquelle Barrès donna le nom de “Voie Sacrée” en mai 1916. La logistique s’alignait sur les dimensions dantesques de la bataille qu’elle permettait de soutenir, malgré la violence de cette agression et au grand dam de l’adversaire.




Le capitaine Doumenc


Parmi les 6 000 camions, dont les plus nombreux étaient des Berliet CBA, les Renault, modèles de robustesse, figurent en bonne place. De même que les “Taxis de la Marne” sont la première réalisation de transport automobile de l’Histoire militaire mondiale, la “Voie Sacrée” a constitué la première opération de logistique lourde entre l’arrière et les premières lignes. Dans les deux cas, des produits Renault leur ont été associés, du fait de leur large diffusion et de leurs qualités d’adaptabilité, d’endurance et de facilité d’entretien.

De mars à novembre 1916, grâce à la tactique dite “du tourniquet” permise par le dispositif logistique mis en place, 65 divisions se sont succédé à Verdun, soit au total 2 400 000 hommes et environ deux millions de tonnes de vivres, munitions et matériels divers, alors que des milliers de blessés étaient évacués.

La dernière phase de la bataille s’est achevée au Fort de Vaux, le 2 novembre 1916. Bien qu’elle se soit soldée par un statu quo géographique, il s’agit incontestablement d’un échec de l’armée allemande qui n’atteignit aucun de ses objectifs. Elle est donc considérée comme une victoire française, victoire amère car l’enfer de Verdun a coûté 360 000 hommes à la France et 340 000 à l’Allemagne.



VERDUN, UNE ETAPE DANS LE CONFLIT

Le concept « Flux logistique »

Outre l’extraordinaire courage des combattants, cette réussite est due à l’organisation mise en place par le capitaine Doumenc. Ce concept improvisé en quelques jours fit l’admiration de l’ennemi. Un rapport allemand a souligné la maîtrise de ces “démons de Français” qui ont trouvé ce moyen d’alimenter sans relâche ce champ de courage et d’horreur, en faisant circuler sur une chaussée unique une double ligne de camions automobiles, pendant que les Allemands s’en tenaient au transport ferroviaire, d’emploi beaucoup moins souple.


Ce concept innovant s’est inscrit par la suite dans les doctrines militaires d’approvisionnement. La deuxième guerre en a vu des applications à très grande échelle, telles la route de Birmanie en 1942 et plus près de nous, l’opération “Red Ball” en 1944 entre la Normandie à l’Allemagne.

Militairement, de nouvelles technologies font basculer la décision

En plus de la remarquable efficacité de cette logistique, l’évolution technologique de l’aviation a joué un rôle déterminant durant Verdun : de dominés dans les airs au début de la bataille, les avions alliés vont progressivement prendre le dessus, grâce à de nouveaux moteurs et de nouveaux appareils, avec pour conséquence la maîtrise essentielle de l’observation du terrain.

Une victoire essentielle devenue un symbole majeur, au prix de très nombreuses victimes.

Durant tout le conflit, la ligne de résistance des alliés s’est appuyée à l’est sur la citadelle de Verdun, qui n’est pas tombée malgré les attaques ennemies d’une violence inouïe précédées notamment de préparations d’artillerie massives. Une chute de Verdun aurait eu des conséquences militaires très lourdes pour les Alliés. Ces risques stratégiques évités et la capacité à résister à un agresseur redoutable et diabolisé ont induit en France la dimension symbolique de cette bataille. Concomitamment, son coût humain exorbitant met en évidence l’acharnement militaire dès cette seconde année du conflit, que l’on trouve également dans les autres grandes batailles, dès l’année 1916 sur la Somme, puis en 1917. Agresseur ou agressé, aucune des parties ne peut reculer, toutes les ressources humaines, matérielles et financières sont mises dans la bataille, car la défaite sera un désastre pour le perdant.


HOMMAGES

Pour la mise en œuvre du transport automobile au front, un hommage fut rendu le 26 mai 2001 au Capitaine Doumenc, devenu Général en 1937, par le baptême de la 24e promotion de l’E.M.C.T.A. de Coëtquidan. Cette promotion prit ainsi le nom de “Général Doumenc”.

De son côté, Louis Renault reçut de nombreux hommages, non seulement pour ses camions, mais aussi pour la qualité et la diversité du matériel fabriqué à Billancourt, dont les “chars de la victoire”, preuve de l’étonnante capacité d’adaptation de ses usines et de ses employés. Le livre d’or signé à la fin de la guerre par l’ensemble du personnel, témoignage du respect mutuel du dirigeant et de ses collaborateurs,

Insigne de la 24e promotion

de l'École de Saint-Cyr est conservé à l’Expo-Musée de Renault Histoire.



LES CAMIONS APRES LA VOIE SACREE ET LA PREMIERE GUERRE MONDIALE

Revenant sur l’histoire de la Marque, la Fondation Berliet témoigne en ces termes des conséquences de la surproduction et de l’importation de camions militaires avant l’armistice.

« Lorsque le corps expéditionnaire américain est entré en guerre en avril 1917, le principe d’utilisation d’un véhicule standard fut adopté. C’est ainsi qu’une quinzaine d’usines américaines participèrent à la fabrication du fameux “Liberty” dont 8 000 exemplaires furent livrés en France dans les derniers mois de 1918. A la fin de la guerre, le Congrès américain, afin de protéger l’industrie nationale, laisse la totalité des véhicules sur place, constituant ainsi un stock de surplus militaires considérable. En effet, après l’armistice, 60 000 véhicules industriels de marques françaises et américaines sont massivement mis sur le marché. C’est une véritable catastrophe économique pour les constructeurs dont les commandes vont brutalement être annulées et se tarir. Ariès, de Dietrich, Peugeot cessent la fabrication des camions. Berliet ne se relèvera de son règlement transactionnel, forme de dépôt de bilan, qu’en 1929. »

Renault n’avait pas anticipé non plus l’arrêt des hostilités et n’avait donc pas préparé une reconversion, d’autant plus difficile dans son cas que sa production de guerre était multiforme (outre les véhicules et les chars, elle comprenait avions, moteurs d’avions, éléments d’armes légères et de canons), très morcelée entre de multiples ateliers implantés au gré des opportunités et des acquisitions de terrain. Néanmoins, dans un nouveau tour de force, il est parvenu en 1919 à offrir progressivement à la clientèle une gamme complète de voitures de tourisme, de 6 à 40 CV, à laquelle il a ajouté d’autres lignes de produits (matériel agricole, véhicules utilitaires), dans le cadre d’une politique de retour à l’intégration verticale pratiquée avant guerre, mais que les nécessités de l’heure l’avaient amené à suspendre.


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