13. Louis RENAULT en 1914-1918 - L'Homme Orchestre


















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LOUIS RENAULT EN 1914-1918

L’HOMME ORCHESTRE

JEAN-FRANÇOIS DE ANDRIA

Dans pratiquement toutes les activités d’armement, l’entreprise Renault, sous

l’impulsion de Louis, son président éponyme, a occupé pendant toute la guerre

1914-1918 un, voire le, rôle majeur dans l’industrie française. L’article très

complet de Gérard Gastaut, Renault entreprise d’armement, paru dans le n° 31

de Renault Histoire en octobre 2014, permet d’en juger. Quant au rôle propre du

patron de Billancourt, il a été décrit entre autres dans Louis Renault, son rôle et

sa contribution personnels durant la guerre de Luc Bastard dans le même numéro.

Le présent article vise à prendre une vue d’ensemble des actions menées par ce

patron hors pair. Nous rappellerons sans les détailler les prouesses réalisées pour

la fabrication des obus, des camions, des éléments de fusil ou de canons lourds,

des moteurs d’avion et des avions, des chars légers – développés par Renault

sous l’égide du “père des chars” Jean-Baptiste Estienne

1

– la place éminente

prise à des moments-clés du conflit par des produits “civils” issus des usines de

Billancourt, les taxis “de la Marne” au tout début du conflit, et les camions de

la Voie Sacrée à Verdun en 1916. Ce que nous nous bornerons à faire, c’est

d’essayer de montrer que, du début à la fin du conflit, Renault a été reconnu par

les différents acteurs comme le chef de file du patronat.

VICE-PRÉSIDENT, PUIS PRÉSIDENT DE LA CHAMBRE

SYNDICALE DES CONSTRUCTEURS AUTOMOBILES (CSCA)

En 1914, Louis Renault est à 36 ans une figure de premier plan dans le monde

industriel français. L’année précédente, il a accédé à la présidence de la CSCA,

succédant ainsi à Armand Peugeot. Ils dirigent l’un et l’autre les deux plus importantes

entreprises du secteur. La sienne, plus récente, s’est acquise, grâce au

modèle AG économique, endurant et confortable, la plus grande part du marché

des taxis parisiens, ce qui lui a assuré un débouché de plusieurs milliers de

véhicules par an. Il a diversifié la gamme de ses productions vers le haut, vers

les camions, les autobus, mais aussi vers l’amont. Il a instauré une certaine forme

d’organisation scientifique du travail en s’inspirant des réalisations d’Henry Ford

et de Frederick Taylor aux États-Unis. Sa notoriété déborde largement les milieux

industriels. En effet, bien que réputé relativement peu sociable, il est par ailleurs

RETOUR D'EXPERIENCE 57

1 - Voir la note de lecture rédigée par Philippe Cornet dans cette revue : Le général J.B.E Estienne

« père des chars » des chenilles et des ailes..

bien introduit dans les milieux de l’art et de la politique, grâce en particulier à

sa maîtresse Jeanne Hatho, cantatrice réputée. Il est ami d’Aristide Briand, le

leader socialiste, pacifiste convaincu comme lui, qu’il a déjà reçu dans sa propriété

d’Herqueville.

Ce pacifisme qui, dans le contexte patriotique de 1914 n'est pas antinomique de

son implication pour fournir l'armée, se manifeste dans les propos tenus juste

après la déclaration de la guerre et rapportés par Ernst Fuchs, son secrétaire particulier

: « Quelle stupidité la guerre, quel contresens, quelle négation des buts de

la vie, la disparition de vies jeunes et actives, toutes les forces humaines tendues

vers un effort improductif, les hommes, l’argent et la matière jetés à la destruction

en pure perte, l’ordre naturel renversé, voué au gaspillage et au chaos, détourné

de ses buts vrais, l’économie et la production seuls facteurs rationnels d’amélioration

morale et matérielle ! »

LES OBUS

Pourtant, c’est vers lui, mobilisé comme simple soldat mais sursitaire, qu’on se

tourne dès les premiers jours d’août pour lui demander de trouver un remède à

la crise dramatique d’approvisionnement qui menace dangereusement l’artillerie

française. On connaît la suite : fort de sa connaissance des moyens utilisés dans

l’industrie, il va proposer un process qui a l’avantage incommensurable de pouvoir

être mis en oeuvre pratiquement sans délai et massivement. Cette solution évite

que le défaut d'anticipation des militaires et des politiques qui en ont le contrôle

ne se traduise par une catastrophe irrémédiable.

PILOTE DE COMMISSIONS

Par la suite, et malgré la charge que représentent ses nombreux allers et retours

entre Lyon, où il déménage chez Rochet-Schneider ses usines menacées par

l’avance allemande, Bordeaux siège du gouvernement, et son hôtel particulier à

Paris, avenue des Bois (future avenue du Maréchal Foch), son domicile, il sera

sollicité pour participer à différentes commissions (obus, armes portatives,

moteurs d’avion, ultérieurement chars) dont il sera un membre actif et, pour la

plupart – les obus, les armes portatives, les chars – le pilote. Donnant priorité au

résultat, il organisera le transfert de solutions avec les autres participants, répartira

les fabrications en fonction des moyens et leur fera bénéficier des progrès réalisés

et des brevets.

MOTEURS D’AVION ET AVIONS

Son intervention sur les moteurs d’avion tient à son historique dans ce domaine.

Il s’y est lancé en 1907 avec un V8 refroidi par air optimisé, à la fois (relativement)

léger et endurant. À la déclaration de guerre il équipe une grande partie des 132

appareils, plus 136 de réserve, alignés par l’armée française. C’est cette production

qui a valu à l’usine de ne pas être totalement arrêtée au moment de la mobilisation,

et c’est l’équipage de l’un d’entre eux qui décèlera le mouvement de l’armée de

58 RETOUR D'EXPERIENCE.

von Kluck offrant son flanc à une contre-offensive surprise à l’origine de la

victoire de la Marne. Avec une nouvelle architecture (12 cylindres en V), les

moteurs d’avion Renault, comme tous les produits de la marque, jouissent d’une

réputation méritée de fiabilité, qualité essentielle en aviation. Et ils ne vont pas

cesser de progresser en puissance, atteignant 450 ch en 1918. Construits à 15000

exemplaires, dont 13 500 à Billancourt, le sixième environ de la production

française, ils équiperont notamment le célèbre Bréguet 14, dont les performances

(vitesse, vitesse ascensionnelle, rayon d’action, charge utile) en permettront l’utilisation

comme chasseur, bombardier moyen ou appareil de reconnaissance, tel

le Rafale d’aujourd’hui. Employé dans les nouvelles formations chars/avions

qui accableront l’armée allemande en 1918, il sera baptisé “avion de la victoire”.

Renault montera également dans sa nouvelle usine O des avions conçus ailleurs,

à commencer en 1917 par un appareil dessiné par le STAé (service technique de

l’aéronautique), baptisé AR. Le Bréguet 14 prendra le relais. Encore une fois,

c’est l’excellente adaptation du produit aux usages qui lui aura permis de

s’imposer.

LES CHARS

Quand Jean-Baptiste Estienne cherchera un industriel pour concrétiser sa vision

de « canon de 75 sur roues », il s’adressera fin 1915 en premier lieu au patron

de Billancourt. Celui-ci, dont les usines sont déjà fort chargées (c’est un euphémisme),

déclinera la demande, mais continuera d’y réfléchir et de s’informer. Si

bien que, lorsqu’Estienne reviendra à la charge en juillet 1916, fort des enseignements

apportés par les engagements peu concluants des premiers chars qu’il

a réussi à faire construire par Schneider ou que l’état-major a confiés à Saint-

Chamond, il sera en mesure de lui proposer une série d’avant-projets, dont l’un

concrétisera sa propre traduction. Il s’agit d’un “entry char”, nettement en dessous

de ses prédécesseurs en poids, mais plus maniable et propre à être fabriqué en

“grande” série, donc à être utilisé “en masse”, comme l’imaginait le général. Il

présente l’architecture qui sera reprise par pratiquement toutes les générations

ultérieures de chars de combat, tourelle pivotant à 360 °, moteur à l’arrière, bande

de roulement sur toute la longueur, rapport poids/puissance permettant de gravir

de fortes pentes. La mise au point à laquelle Louis Renault participe personnellement,

puis l’industrialisation prendront du temps, mais ce sont les chicanes des

militaires de l’arrière qui retarderont le plus la mise en service de cette nouvelle

arme.

Les services du ministère de l’armement sont en effet réticents devant ce matériel

en rupture avec tout ce qui l’a précédé, mais finissent par céder devant la pression

qu’exerce Estienne par tous les moyens à sa disposition. Et ce n’est que le 31 mai

1918 que les premiers engagements, en urgence, du FT 17

2

permettent de

confirmer définitivement la remarquable adéquation de son concept. Le temps

de perfectionner la formation des équipages et le règlement d’utilisation, il atteint

RETOUR D'EXPERIENCE 59

2 - « Le char FT17, naissance d’une légende », Philippe Cornet, RH n° 38, avril 2017..

sa pleine efficacité et justifie tous les espoirs placés en lui, l'État-Major allemand

concédant dès juillet 1918 avoir sous-estimé le potentiel de cette arme. En concrétisant

intelligemment la pensée d’Estienne, Louis Renault a une nouvelle fois

donné une impulsion majeure à la dynamique des armées alliées. Il ira d’ailleurs

plus loin en en équipant certaines par son matériel.

DOMAINE SOCIAL

Mais sa contribution ne s’arrête pas là, tant s’en faut. Les dix-huit derniers mois

du conflit verront le climat social d’“union sacrée” se détériorer, notamment

après la révolution russe. Les combats acharnés et meurtriers de 1915 et 1916

n’ont pas permis de voir poindre une perspective de paix, les exigences de chaque

camp restant inconciliables. La vie des civils est devenue de plus en plus difficile,

avec une forte inflation, et des rentrées financières réduites (la solde des soldats

ne compense pas la perte d’un salaire, et les femmes qui travaillent sont payées

moitié moins que les hommes), des pénuries liées à la mobilisation des agriculteurs

et plus généralement des producteurs, des horaires démentiels (les 12 heures

par jour sont devenues la norme) que soulagent à peine les facilités mises en

oeuvre au niveau de l’entreprise (service médical, réfectoires en 1916 et restaurants

en 1917). Dès le 14 août 1914, Louis Renault a créé l’OEuvre des mobilisés,

financée par des cotisations volontaires du personnel, pour venir en aide aux

femmes dont le mari est sous les drapeaux. En juin 1916 une assemblée générale

constitutive définira les structures de gestion, composées d’ouvriers et employés

de l’usine, d’une coopérative qui assurera à ses sociétaires un accès commode

aux denrées quotidiennes, notamment celles menacées de pénurie (charbon).

Une monnaie “Renault” sera même créée, acceptée par la coopérative et aussi

par les commerçants proches de l’usine.

À partir de la mi-1916, des mouvements d’ampleur croissante vont se faire jour

dans le personnel ouvrier parisien, face auxquels Louis Renault sera presque

toujours en première ligne, en tant que dirigeant de la principale entreprise de la

région, investi de nombreuses responsabilités qui le mettent en relations avec

les pouvoirs publics et le positionnent comme chef de file du patronat

3

face aux

syndicats. Bien qu’il soit sans mandat officiel, c’est sur lui que va s’appuyer

Albert Thomas, ministre de l’armement, pour aboutir à des accords avec Alphonse

Merrheim, secrétaire de la Fédération des Métaux, à charge pour lui de les faire

accepter par ses collègues patrons. C’est ainsi que seront définis des barèmes de

salaires minimums par catégorie (janvier 1917), une procédure de conciliation

pour limiter les grèves et un règlement instituant les délégués d’atelier élus chez

Renault (août 1917), règlement qui sera proposé comme modèle aux autres entreprises

et constituera une étape clé dans le développement du syndicalisme en

France. Même après la fin officielle du conflit, c’est encore chez Renault que

60 RETOUR D'EXPERIENCE

3 - cf. Renault Histoire n° 31 octobre 2014 l’article de Luc Bastard § 2 – Les luttes sociales de

1917-1918.et Gilbert Hatry – Renault Usine de guerre 1914-1918. Éditions Lafourcade..

naîtront et seront satisfaites les revendications pour des horaires allégés,

notamment les 8 heures dès 1919.

CONCLUSION

Ainsi, sans mandat officiel, par la seule considération de ses compétences et de

sa détermination, ce pacifiste se sera vu investi des plus hautes responsabilités

civiles dans le conflit, ajoutant à la gestion déjà lourde de sa propre entreprise

en totale mutation, des contributions essentielles en tant que chef de file dans

des domaines extrêmement variés, techniques ou sociaux. Bien que sa priorité

ait été de hâter au maximum la fin du conflit, il n’a guère consacré de temps à

la préparation de l’après-guerre, comme les difficultés rencontrées alors par son

entreprise le montreront.

Sa place, c’est un adversaire qui l’a peut-être le mieux définie : la paix revenue,

le maréchal Ludendorff confiera : « les Français ont eu cette rare fortune de

trouver un grand général ; ce général s’appelait Louis Renault. »

RETOUR D'EXPERIENCE 61.


A