2018-09 : Conférence 1914-1918
"Renault entre dans l'histoire"

ARGR - 20 septembre 2018
En conclusion du centenaire de la première guerre mondiale, notre cycle de conférences s’est conclu, le 20 septembre 2018 (AGR - Boulogne), par une table ronde réunissant quatre historiens spécialistes de la période et de l’histoire industrielle : Françoise Thébaud (professeur émérite à l’université d’Avignon), Patrick Fridenson (directeur d’études à l’EHESS), Jean-François Grevet (maître de conférences à l’université d’Artois) et Alain Michel (professeur à l’université d’Evry). Animée par Yves Dubreil, cette table ronde fut passionnante.


En parallèle, se tenait sur place notre exposition "1914-1918: Renault sur tous les fronts industriels" >>>

Compte rendu de la conférence

Alain Michel : « Panorama chronologique:les adaptations d'une grande usine aux demandes d'une longue guerre »

Une guerre inédite à laquelle aucun des belligérants n’était préparé, mais que la France et les Alliés ont eu la capacité de gagner. Renault est alors un très grand complexe industriel qui s’étend sur 11,5 ha, mais sur des îlots dispersés, interpénétrés par des propriétés privées.
Le sujet a été traité par Gilbert Hatry dans son ouvrage « Renault Usine de Guerre » et récemment renouvelé par le colloque de 2016 publié cette année par P. Fridenson et P Griset.

La mobilisation industrielle de l’entreprise s’est calquée sur l’évolution d’un long conflit, adaptation progressive que l’on peut séquencer en cinq temps.

1— Mobilisation mouvementée et réquisitions : la guerre de mouvement (fin de l’année 1914)

La mobilisation générale a eu trois conséquences pour Renault :a) L’incorporation de masse qui entraîne une décroissance des effectifs des usines qui passent de 5 000 à 1 500 personnes. En conséquence, le travail s’arrête.
b) Dès septembre, l’armée réquisitionne 1 200 taxis AG de Renault (“Taxis de la Marne”), ce qui souligne la capacité de l’économie civile à être mobilisée pour une tâche à laquelle elle n’était pas destinée (photo ci-contre).
c) La preuve en est aussi donnée par la fabrication de 5 000 obus/jours dès fin 1914, que le ministre Alexandre Millerand demande aux industries mécaniques, ceci sous l’impulsion de Louis Renault qui, pour utiliser les outils disponibles dans les usines, propose de les fabriquer par décolletage et non par emboutissage à chaud comme habituellement dans les arsenaux d’État. Ceci souligne l’ingéniosité des entrepreneurs pour adapter leurs moyens aux besoins de la guerre. Mais rapidement l’improvisation ne suffit pas face à la massification des besoins militaires.

2— La militarisation libérale de “l’autre front” industriel (fin 1914-fin 1916)

Cette seconde période correspond à la réalisation des commandes d’obus, de fusils et d’armes légères en un nombre croissant. Renault produit 8 millions d’obus (photo de droite), ce qui est relativement peu : Yves Dubreil précise qu’un milliard d’obus ont été produits au total pour 300 millions pour la France seule. Ces commandes de grandes séries donnent l’occasion à Renault de réintroduire une rationalisation des tâches, qu’il avait commencé à faire en 1913 avec le chronométrage. Le travail des femmes est utilisé et mis en valeur dès cette époque pour combler l’absence des opérateurs. Une photo largement commentée par Alain Michel montre la mise en scène de ce travail féminin et la place discrète des hommes apparaissant comme des “embusqués” en n’étant plus au front.

Ces marchés vont permettre aux industriels de faire de gros bénéfices. L’usine de Billancourt en profite aussi pour s’étendre en multipliant ses surfaces par trois (illustration à gauche), privatisant des rues et construisant sur des terrains inconstructibles (Usine O).

3 — Le dirigisme inventif (1917)

L’État se mêle d’économie de guerre. Albert Thomas passe de secrétaire d’État à ministre de l’Armement, ce qui est un signe de cette implication contemporaine des bouleversements mondiaux qui surviennent avec la chute de l’empire russe et l’entrée en guerre des États-Unis. La diversification et la concentration des productions caractérisent cette période. Renault est l’exemple de ce double mouvement, qui voulait échapper à la mono production de guerre (voir diapo ci-contre). La deuxième chose qui change est l’apparition du concept de “bénéfices de guerre”, qui met un doute sur l’investissement patriotique des patrons. Le poids de la guerre se fait sentir dans le moral de l’arrière. Des mouvements sociaux se font jour. L’État commence à intervenir dans le maintien de la paix sociale. Albert Thomas vient à Billancourt, en septembre 1917, remobiliser le personnel.

4— La remobilisation pour l’affrontement final (1918)

Yves Dubreil rappelle que l’offensive allemande du printemps 1918 faillit faire basculer la guerre en leur faveur.Georges Clemenceau affirme la prééminence du politique sur le militaire pour la conduite de la guerre. Renault édite en août 1918 un« Bulletin des Usines Renault » pour mobiliser le personnel sur les efforts des usines.

5— Sortir de la guerre: la crise du retour à la "normale"

Dès l’arrêt des combats, les commandes sont suspendues. La guerre est terminée, mais la paix reste à établir. Le “retour à la normale” (libérale) de l’avant-guerre, prôné par les conservateurs est opéré dans un contexte d’une importante crise de reconversion. L’État laisse le “marché” opérer ce nouveau basculement économique. Il l’accompagne néanmoins de mesures sociales comme la journée de 8 h 00 en 1919. Dans la foulée des efforts de rationalisation de la guerre, Renault met en place en 1922 le travail à la chaîne d’une voiture de moyenne gamme (illustration ci-contre).

Conclusion

Pour conclure, si Renault a très fortement contribué à l’effort de guerre, il en a profité financièrement mais il a aussi appris à gérer les situations de crise.

Françoise Thébaud : « Les femmes au travail dans l’industrie de guerre »

Yves Dubreil, pour introduire ce sujet, rappelle les idées fausses que l’on a sur le travail des femmes à cette époque, notamment que la guerre aurait mis les Françaises au travail et que cela les aurait émancipées.
Au moment de la guerre, les femmes représentent, en France, plus d’un tiers de la population active. Dans un pays encore largement rural, elles sont paysannes ou domestiques. Dans le secteur industriel, elles travaillent dans des secteurs considérés comme féminins, notamment le textile, l’habillement et l’alimentation. Chez Renault, elles représentent seulement 4 % de l’effectif. Pour elles, le début de la guerre, que tout le monde espérait courte, est très difficile : perte du salaire du mari et désorganisation de l’économie qui met les salariées au chômage. Dans un deuxième temps, l’installation du pays dans la guerre, avec la mobilisation d’un plus grand nombre d’hommes pour le front et le besoin de produire toujours plus pour l’armée, nécessite la mobilisation des femmes au travail, y compris à l’usine de guerre. La chronologie de cette mobilisation, qui conduit bien à un surtravail des femmes pendant les deux dernières années du conflit, est résumée sur l'encart ci-contre.

Lorsque le pays s’installe dans la guerre, la mobilisation des femmes au travail devient nécessaire.

• Les femmes constituent en 1914 plus d’un tiers de la population active (la guerre n’a pas « mis les femmes au travail »)

• En quatre ans, 8 millions d’hommes sont mobilisés, soit 60% de la population active masculine

• Le personnel féminin du commerce et de l’industrie ne retrouve son niveau d’avant-guerre qu’en 1916 (après une longue période de chômage et de misère)

• Il le dépasse de 20% fin 1917 au plus fort de l’activité économique

S’y ajoute une mobilisation sociale et bénévole des milieux aisés. La guerre est un temps fort de la philanthropie féminine.

A l’usine de guerre, les femmes sont les dernières embauchées, pas avant l’automne 1915, car ce travail dans la métallurgie ou la chimie est considéré comme du « travail d’homme ». On recrute d’abord les plus jeunes et ceux qui ne sont plus en âge d’être mobilisés ; on fait venir des travailleurs étrangers comme les Chinois et de la main d’œuvre coloniale (Kabyles, Indochinois) ; on fait revenir du front des ouvriers qualifiés pour encadrer une main d’œuvre peu formée. L’embauche de femmes est cependant nécessaire et on compte 400 000 ouvrières de guerre au plus fort de leur emploi, début 1918, soit environ un quart de la main d’œuvre des usines d’armement, un tiers en région parisienne. Renault est un bon exemple de cette chronologie et de ce poids des femmes dans la main d’œuvre (voir le document RENAULT HISTOIRE, « une guerre, une usine, des hommes et des femmes ») : l’usine qui connait un fort recul de son effectif en 1914 grandit très rapidement ensuite ; les femmes y sont 3600 fin 1916, soit 18% du personnel, 6700 en juin 1918 (32% du personnel).

Que font les femmes dans les usines de guerre en général et chez Renault en particulier ?

Elles travaillent surtout dans la fabrication des obus, d’où leur nom de « munitionnettes » (photos ci-contre). Elles sont 60 % dans la nouvelle usine Citroën qui s’est spécialisée dans cette production, moins chez Renault où leur part est variable dans l’entreprise : elles sont ainsi 88% des employés, 38% du personnel des ateliers d’obus, 11% à la fonderie. Leur emploi est centré sur des opérations peu qualifiées encadrées par des hommes. Mais le manque d’ouvriers spécialisés fait qu’on trouve des femmes vers la fin de la guerre sur des postes de soudure. Les conditions de travail sont très dures ce qui entraîne un fort turnover. Les lois sociales sont en effet suspendues pendant le conflit. Onze à douze heures de travail, même de nuit et sans jour de repos hebdomadaire. Le reportage dans une usine de guerre de la journaliste féministe et libertaire, Marcelle Capy, pour le journal La Voix des Femmes (fin 1917-début 1918), révèle le travail exténuant de ces ateliers. « Il faut avoir faim pour faire ce travail-là », conclut-elle.

En revanche, le salaire est le double de celui habituellement pratiqué dans les secteurs traditionnellement féminins, bien que de 20 % inférieur à celui des hommes. Le comité consultatif du travail féminin fait des propositions sur les conditions de travail et pousse à la création de crèches, de coopératives de secours mutuel… et au retour à une journée de repos. Renault crée un dispensaire, et des œuvres sociales de guerre. Cependant, c’est Citroën qui est cité en exemple dans ce domaine où il va jusqu’à créer des cours de gymnastique.

Que reste-t-il après la guerre de cette féminisation ?

Deux mots, avant de répondre, à propos des réactions des contemporains à cette mobilisation des femmes au travail. Il y a certes des discours louangeurs, notamment de la part des féministes qui valorisent les compétences des femmes, véritables « combattantes de l’arrière ». Mais d’autres commentaires expriment la crainte de la « masculinisation » des femmes ou la peur qu’elles fassent concurrence aux hommes et ne veuillent pas « rendre la place ».

La guerre a-t-elle été émancipatrice ?

Les réponses, divergentes selon les historiens, ne peuvent qu’être nuancées, entre un « oui, mais … » et un « non, toutefois…. ».

Une nouvelle mode à la garçonne apparaît et se diffuse dans les villes (photos de gauche), y compris dans les classes populaires, libérant le corps des femmes. Sur le plan politique, de nombreux pays ex-belligérants donnent le droit de vote aux femmes, mais pas la France, ni l’Italie (illustration de droite). Les travailleuses de guerres sont débauchées après l’armistice. Chez Renault cependant, les femmes dans les années 1920 représentent 20 % du total, surtout dans les services administratifs, mais pas seulement. La guerre a inauguré, ou du moins accéléré, une féminisation du secteur tertiaire, appelée à durer. Avec la loi de 1920 sur l’interdiction de toute information sur l’avortement et la contraception, il est demandé aux Françaises de faire des enfants !

Dans La Vague (journal anarchiste) du 22 mai 1919, Marcelle Capy écrit que « la guerre a pris aux femmes leur bonheur, leur tranquillité, leur travail », qu’elles n’ont pas obtenu ce qu’elles demandaient mais « le chômage, les bas salaires, l’ordre de se taire et de créer des enfants pour le massacre que préparent les chefs d’État ».

Jean-François Grevet : « Vue d’ensemble de l'importance du secteur industriel et de la logistique, rôle des camions »

Yves Dubreil note la grande impréparation intellectuelle de la France à l’entrée en guerre et pose la question du rôle de l’automobile à ce moment-là.Le dessin de George Scott dans l’Illustration de mars 1916 (voir ci-contre) a immortalisé la "voie sacrée".
Cela a permis l’émergence de mythes dans la représentation de la participation des industriels à la guerre.

Dans les catalogues institutionnels, il est fait mention des félicitations des officiels politiques comme Louis Loucheur ou Philippe Pétain.

Contrairement à ce que l’on pense, l’usage militaire de l’automobile a été pensé avant 1914. La direction de l’artillerie et les constructeurs ont organisé des concours militaires à partir de 1905, et cela dans toute l’Europe. Des primes à l’achat de camions permettent le développement des poids lourds.

Sortis des mêmes écoles (X, Centrale), artilleurs et industriels parlent une langue scientifique commune.

Photo ci-contre: Les acteurs de l’innovation 1914.
En blouse blanche, le constructeur Charles Blum (X), à gauche son associé Georges Latil en civil, Léonce Ferrus (X), les militaires du Service technique de la direction de l’Artillerie (Borschnek), et en canotier, les « fines pattes » de la métallurgie, les essayeurs. (Archives de la Fondation Berliet (AFB)

Il y a cependant des choix techniques différents dans toute l’Europe : l’Allemagne privilégie le tracteur avec remorque, les Français sont sur le porteur simple 3 t, 3,5 t, les italiens sont centrés sur des camionnettes utilisées en 1912 en Libye. Des autobus sont transformés en transport notamment de viande fraîche.

La dimension stratégique fondamentale de la logistique

Dans un premier temps il existe une grande désorganisation. Cependant, très rapidement il y a la mise en place du Service automobile. Le magasin de pièces est confié à Potier de la firme Ariès.
Avec la bataille de Verdun, on assiste à la montée en puissance de ce service. On transporte des hommes, du matériel et des munitions, de la viande… (tableau). À la bataille de la Somme, c’est 6 500 camions par 24 h 00 qui sont acheminés. La logistique devient à partir de 1917 essentiellement assurée par camions. Le Service automobile, c’est 112 000 hommes en 1918, dont plus de 16 000 dans les services administratifs ! La traversée des Alpes en camions (1917) pour soutenir les Italiens après le désastre de Caporetto illustre cet aspect logistique où les soldats reprirent le chemin inverse après la stabilisation du front face aux Autrichiens. Le bilan fait état de 23 millions d’hommes transportés au total (tableau), et 10 millions de blessés. En novembre 1918 c’est 35 000 tonnes de viande acheminées.

Quelques chiffres

Transports de Verdun (22 février - 7 mars 1916)

  • 190 000 hommes transportés (13 600 hommes par jour)

  • 760 sections automobiles (900 000 voitures à vides, 800 000 en charge)

  • 22 500 tonnes de munitions soit 1500 tonnes par jour,

  • 1,2 Millions de kilomètres 30 fois le tour de la Terre.

  • 6000 camions par 24 heures

Transports de la Bataille de la Somme (5 juillet 1916 - 9 décembre 1916)

  • 371 000 tonnes de matériels

  • 2 074 000 hommes

  • Record de 6 600 camions par 24 heures (1 toutes les 4 secondes)

Transports réalisés d'aout 1914 à novembre 2018

  • Matériels 25 928 922 tonnes

  • Troupes 23 543 979 hommes

  • Viande 1 566 329 tonnes

  • Blessés 10 411 156 blessés

  • Total 30 890 763 tonnes soit 30 900 000 wagons

Et l’Allemagne ?

On manque d’études sur l’industrie automobile allemande pendant la guerre. Mais jusqu’en 1917 ils n’ont pas de problèmes logistiques majeurs. Ils s’appuient surtout sur le train, bénéficiant d’un réseau dense. À la reprise de la guerre de mouvement, ils ont plus de problèmes : bombardement des nœuds de chemins de fer, blocus des matières premières stratégiques(essence, caoutchouc....).
« Le camion Français a battu le chemin de fer Allemand » : cette phrase, prêtée à Erich Ludendorff, serait plutôt une invention des industriels français pour valoriser leur matériel.

Où sont produits tous ces camions?

Le graphique ci-contre met en évidence le nombre de châssis tous modèles réceptionnés par les services de guerre français: en noir ceux fournis par les entreprises françaises et en rouge par les entreprises étrangères.

Les italiens fourniront des ambulances, et les Suisses des camions Saurer.

Montant des marchés de guerre

Les archives fiscales montrent le montant des fournitures de guerre : un chiffres d'affaires toutes entreprises de 6,4 milliards de F, dont un peu plus milliard pour Renault (qui fait de tout : obus, camion, chars, auto). Les CA sont pour Citroën 447 millions, pour Peugeot 432 millions, et pour Berliet 397 millions (dont 63 millions pour le char FT).

Les vingt premières entreprises font 80 % du total.

Organisation de la production

Berliet a fait des avancées, dès 1915, dans le domaine de l’organisation de la production et plus tard dans celle du char Renault. Il crée une école des stagiaires. Le modèle fordien (Paul Joseph) est implanté dans cette entreprise. L’entreprise comptait 12 000 salariés en 1918, et se lancera dans la production massive de camions ce qui sera à l’origine de ses déboires à partir de 1920: la crise sévit à partir de 1921, les banques ne le soutiennent pas devant la démesure de sa production.

Après la guerre, Renault est dans l’entre-deux.

Citroën se concentrera sur un modèle populaire sur le modèle de la Ford T, qu’il prépare pendant le conflit.

Il faut noter le rôle joué par les « Liberty Trucks », ces camions US construits sur un modèle standard avec des composants de différents constructeurs. Bernard et Willème se développeront sur le reconditionnement de ces camions. La liquidation des importants stocks américains (Voir photo de l'implantation US à Montoir près de Saint Nazaire) sera un des problèmes des années qui suivent la fin des combats.

Patrick Fridenson : « Les contributions militaires de Renault - Bilan de la guerre pour Renault »

La contribution de Renault à la victoire porte surtout sur trois éléments: fabrication d'obus, aviation, chars

Premier élément: la fabrication d’obus. Alors que la production d’obus était le quasi-monopole de l’État avec les Arsenaux (exception : Schneider au Creusot), Renault est l’architecte en septembre 14, pour les besoins de la guerre, d’une entrée massive du privé dans un système public ; simultanément, Renault, qui avait fait l’expérience de la coopération en fondant SEV (Éclairage électrique des véhicules) en 1912, s’avère un as de la coopération en faisant travailler ensemble les fabricants d’obus, puis de fusils et enfin de chars. Renault fait aussi face aux militaires : à savoir un client pressé, qui veut changer en permanence les modèles et les produits, un client mécontent car les premiers obus ont tendance à éclater avant d’être tirés, et en plus, ce n’est pas lui qui paye !

Deuxième élément : l’aviation. Renault (qui fabrique des moteurs d’avion depuis 1907) avait eu parmi ses premiers clients Farman, un voisin. La France est le pays qui fabrique la plus grande quantité de moteurs d’avion durant la guerre. La difficulté est que le conflit change la nature des avions qui ne se cantonnent plus à la reconnaissance, mais deviennent des bombardiers et des chasseurs, ce qui implique une évolution des moteurs et donc un gros effort de R&D. Si Renault équipe l’avion à succès du moment, le Breguet 14 (lequel fera par la suite carrière dans l’Aéropostale), et fabrique même un avion complet conçu par les militaires, la firme perd le leadership des moteurs d’avion au profit d’un spécialiste : Gnome et Rhône.

Troisième élément : les chars. Dans le cas des chars, le concepteur, c’est l’armée, à travers la personne du colonel Estienne. Mais Louis Renault n’est pas emballé au début par le char léger voulu par Estienne et il y a de profondes divergences entre militaires, d’où les réticences du ministre Albert Thomas face au char Renault. Pour couronner le tout, fabriquer des chars n’est pas simple (il y a un grand nombre de pannes chez les sous-traitants du char FT). Le char est emblématique pour deux raisons. Premièrement, le produit de guerre est un produit collectif où entrent en jeu l’expertise des civils, celle des militaires et le rôle des politiques. Autrement dit, le char demande une coordination entre différents acteurs, aux objectifs parfois opposés (les acteurs de terrain, par exemple l’infanterie, sont d’ardents défenseurs du char), ce qui est une sorte d’anticipation des directions de projet modernes. Deuxièmement, l’urgence de la livraison des chars va amener Renault à concevoir la production en chaîne sur les chars, alors qu’ils sont fabriqués en petite série. Ainsi il n’y a pas de lien automatique entre travail à la chaîne et production de masse, à la différence de l’Amérique.

Trois modèles différents de pilotage par l’État de la production de guerre en Europe occidentale

En Allemagne le haut commandement militaire travaille en coopération étroite avec les industriels, et l’Etat en tant que tel se trouve contourné.

En Grande-Bretagne, au contraire, c’est le gouvernement qui est le principal acteur des négociations avec les entreprises, et les militaires sont isolés.

En France, le ministère chargé de la guerre (puis celui de l’armement) doit à la fois coordonner et équilibrer les désirs et exigences de l’Etat, des entreprises et de l’état-major. En outre, dans chacun des trois pays les relations avec les producteurs de base que sont les hommes et femmes salariés des usines de guerre sont différentes, même si chaque pays regarde ce que font les deux autres.

Et après la guerre ? La relance de l’activité: comparaison Renault et Citroën?

De la guerre Citroën et Renault tirent des leçons opposées. Citroën transfère la production de masse à l’automobile, mais avec des débuts très difficiles. Renault réduit sa dépendance : aux sidérurgistes (en rassemblant 400 firmes pour acheter une aciérie lorraine) et aux alumineurs – je l’ai découvert en 2016 – en se préparant à produire lui-même son aluminium, obtenant en définitive un accord durable avec les industriels de ce secteur.

Conclusion: les leçons de la guerre

Françoise Thébaud : « On fait appel aux femmes quand on a besoin d’elles et quand on n’a plus besoin d’elles, on les renvoie… »

Alain Michel : « La guerre a remis à l’ordre du jour la préoccupation de rationalité dans l’organisation du travail. »

Jean-François Grevet : « Sur le plan logistique, la guerre consacre l’automobile sous toutes ses formes et d’une manière générale la mobilité. Mais quand on se reporte en 1940, on peut douter que la leçon ait été retenue… »

Patrick Fridenson : « La coopération avec les salariés, mise en place pendant la guerre avec les délégués d’atelier, est morte fin 1919. Cela explosera à la tête de Louis Renault en 1938. »

Questions/Réponses

Gestion de la croissance d’effectifs de 5 000 à 22 000 personnes: Chez Renault, la multiplication par 4 du nombre d’ouvriers dans une usine qui s’étend presqu’autant, c’est compliqué : formation, distribution des rôles. On teste le taylorisme sur toutes sortes de productions. On fait appel aux femmes, puis aux immigrés. Il se crée une bureaucratie pour gérer cette main d’œuvre : on passe de la notion de chef du personnel, à une direction du personnel. On se démarque ainsi du modèle militaire.

Vie sociale entre 1915 et 1918: Au début de la guerre, les entreprises sont gérées comme l’armée. Une grève est considérée comme une mutinerie. Puis l’enjeu de la paix sociale devient déterminant. Il y a un besoin de mobilisation. Les politiques, notamment Albert Thomas, jouent un rôle essentiel pour maintenir cette paix sociale à l’instar de Philippe Pétain pour les mutineries sur le front militaire.

La guerre est l’occasion d’une augmentation massive des services de la comptabilité, notamment en matière de comptabilité industrielle où Renault est pionnier.

Part respective du char Renault et du corps expéditionnaire américain dans la victoire: Le char Renault a eu un impact essentiellement sur le moral des troupes car en fait on en a produit relativement peu. La guerre a en fait montré l'importance de l’infanterie et de l’engagement humain.