Léon
Trotsky : Vers un Bilan des purges
(10
juin 1939)
[Source
Léon Trotsky, Œuvres 21, avril
1939 à septembre 1939.
Institut Léon Trotsky, Paris 1986, pp. 218-220,
voir
des
annotations
là-bas]
Walter
Duranty, correspondant du New
York Times,
que le Kremlin a toujours chargé de ses plus sales besognes
journalistiques, juge nécessaire aujourd’hui de dire que la purge
a atteint une ampleur qui dépasse de beaucoup tout ce qu’on a pu
en savoir à l’étranger. La moitié des communistes exclus sont
revenus de nouveau dans le parti. Mais combien d’innocents
sans-parti ont souffert, etc. !
Cette
fois encore, l’indignation de Walter Duranty lui a été dictée
par le Kremlin. Staline a maintenant besoin que ses laquais soient
aussi indignés que possible par les excès et les crimes commis. Ils
amènent ainsi l’opinion publique à croire que Staline lui-même
est plein d’indignation et que, par conséquent, les
falsifications, les provocations, les déportations et les exécutions
ont eu lieu à son insu et contre sa volonté. Seuls les imbéciles
sans espoir peuvent bien entendu le croire encore. Mais même des
gens qui ne sont pas des imbéciles ont tendance, sur ce point, à
rencontrer Staline au moins à mi-chemin : oui, disent-ils, Staline
est indiscutablement coupable de la dernière gigantesque vague de
terreur, mais il voulait la limiter à un cadre politique rationne],
c’est-à-dire n’exterminer que ceux qu’il était nécessaire
d’exterminer pour le régime. Cependant des exécutants
déraisonnables et démoralisés, guidés par des intérêts d’un
ordre moins élevé, ont donné à la purge une dimension tout à
fait monstrueuse, provoquant ainsi l’indignation générale.
Staline n’est évidemment pas responsable de ces exagérations, de
cette extermination insensée, même du point de vue du Kremlin, de
centaines de milliers de personnes « neutres ».
Quelque
convaincant que puisse paraître ce raisonnement pour la pensée de
gens ordinaires, il est faux du début à la fin. Il suppose avant
tout que Staline est moins intelligent qu’il ne l’est en réalité.
Mais il dispose, surtout dans ce
domaine, d’une expérience suffisante pour pouvoir d’avance
prévoir l’étendue que doit prendre l’épuration dans cet
appareil à la création et à la formation duquel il a pris la plus
grande part. Comme on le sait, la préparation a pris du temps. Elle
a commencé par l’exclusion, en 1935, de dizaines de milliers
d’opposants repentis depuis longtemps. Personne ne comprit cette
mesure, les exclus moins que tous les autres. La tâche de Staline
était de tuer la IVe
Internationale et d’exterminer au passage la vieille génération
des bolcheviks, et, dans les générations suivantes, tous ceux qui
étaient moralement liés à la tradition du parti bolchevique. Pour
mener à bien un plan aussi monstrueux, dont on ne peut trouver
d’équivalent dans les pages de l’histoire de l’humanité, il
fallait prendre l’appareil lui-même dans un étau. Il fallait que
chaque agent du G.P.U., chaque fonctionnaire soviétique, chaque
membre du parti, sente que la moindre déviation dans telle ou telle
mission diabolique qui leur était dévolue, signifierait la mort du
récalcitrant et l’extermination de sa famille et de ses amis. Il
fallait tuer d’avance toute idée de résistance dans le parti ou
dans les masses laborieuses. Il ne s’agissait donc pas d’«
exagérations » fortuites, du zèle des exécutants, mais de la
condition nécessaire du succès du plan de base. Pour exécuter ce
plan, il fallait un gredin hystérique comme Ejov, dont Staline avait
prévu le caractère et l’envergure, comme il avait prévu de le
rejeter lorsque l’objectif de base aurait été atteint. Dans ce
domaine, le travail a été mené conformément au plan.
Même
dans la période de la lutte contre l’Opposition de gauche, Staline
initiait la clique de ses proches compagnons de pensée à sa grande
découverte sociologique et historique : tous les régimes passés
sont tombés à cause de l’indécision et des hésitations de la
classe dirigeante. Si le pouvoir d’État est suffisamment
impitoyable dans la lutte contre ses ennemis, ne reculant pas, s’il
le faut, devant des exterminations massives, il viendra toujours à
bout de tous les dangers. Dès l’automne 1927, cette sage formule
était répétée par tous les agents de Staline, sur tous les tons,
afin de préparer l’opinion publique du parti aux épurations
et
aux procès à venir. Il peut sembler aujourd’hui aux maîtres
du
Kremlin — de toute façon, c’est ce qu’ils pensaient hier
—
que le grand théorème de Staline a été confirmé dans les faits.
Mais
l’histoire détruira cette illusion policière, cette fois encore.
Lorsqu’un
régime social ou politique en arrive à des contradictions
irréconciliables avec les exigences du développement du pays, la
répression peut certainement prolonger son existence pour un temps,
mais, à terme, l’appareil de la répression
lui-même
commence à se briser, à s’émousser, à s’effriter.
L’appareil
policier de Staline est entré précisément dans
cette
phase. Le sort de Iagoda et d’Ejov annonce non seulement ce que
sera celui de Beria, mais aussi celui de leur maître à tous les
trois.