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Léon Trotsky 19391215 Une Opposition petite-bourgeoise dans le Socialist Workers Party

Léon Trotsky : Une Opposition petite-bourgeoise dans le

Socialist Workers Party

(15 décembre 1939)

[Source Léon Trotsky, Œuvres 22, septembre 1939 à décembre 1939. Institut Léon Trotsky, Paris 1985, pp. 196-220, voir des annotations là-bas]

Il faut appeler les choses par leur nom. Maintenant que les positions des deux fractions en lutte ont été clairement définies, on doit dire que la minorité du comité national dirige une tendance typiquement petite-bourgeoise. Comme tout groupement petit-bourgeois à l’intérieur du mouvement socialiste, l’opposition actuelle se caractérise par les traits suivants : attitude dédaigneuse à l’égard de la théorie et tendance à l’éclectisme, irrespect pour la tradition de sa propre organisation, souci de l’ « indépendance » personnelle aux dépens de l’aspiration à la vérité objective, nervosité au lieu de fermeté, promptitude à passer d’une position à une autre, incompréhension du centralisme révolutionnaire et hostilité à son égard, enfin tendance à substituer les liens de clique et les rapports personnels à la discipline du parti. Bien entendu, tous les membres de l’opposition ne manifestent pas ces traits de la même façon. Mais, comme toujours dans un groupe hétérogène, le ton est donné par ceux qui sont le plus loin du marxisme et de la politique prolétarienne. Une lutte longue et difficile nous attend de toute évidence. Je ne me propose certes pas d’épuiser la question dans cet article, mais j’essaierai d’en dégager les grands traits.

Scepticisme théorique et éclectisme

Dans le numéro de janvier 1939 de New International a été publié un long article des camarades Burnham et Shachtman, « Les Intellectuels en retraite ». Cet article, à côté de nombreuses idées justes et de caractérisations politiques exactes, souffrait d’un défaut — pour ne pas dire un vice — fondamental. S’adressant à des adversaires qui se considèrent (sans raisons suffisantes) avant tout comme des théoriciens, cet article n’élevait délibérément pas cette question à un niveau théorique. Il était indispensable d’expliquer pourquoi l’intelligentsia « radicale » des États-Unis accepte le marxisme sans la dialectique (la montre sans ressort). Le secret est simple. Nulle part la lutte de classe n’a été aussi décriée qu’au pays des « possibilités illimitées ». Le refus d’admettre que les contradictions sociales sont l’élément moteur du développement a conduit, dans le domaine de la pensée théorique, à rejeter la dialectique en tant que logique des contradictions. De même qu’on a jugé possible de convaincre tout le monde, en politique, de la justesse d’un programme donné, au moyen de quelques bons syllogismes, et de transformer peu à peu la société par des mesures « rationnelles », de même, dans le domaine théorique, on a considéré comme prouvé que la logique d’Aristote, abaissée au niveau du « sens commun », suffisait à résoudre tous les problèmes.

Le pragmatisme, ce mélange de rationalisme et d’empirisme, est devenu la philosophie nationale des États-Unis. La méthode théorique de Max Eastman n’est pas fondamentalement différente de celle d’Henry Ford : tous deux observent la société vivante du point de vue de l’ingénieur (Eastman platoniquement). Historiquement, leur mépris actuel pour la dialectique s’explique tout simplement par le fait que les grands-pères et les arrière-grands-pères de Max Eastman et autres n’avaient pas besoin de la dialectique pour conquérir des terres et s’enrichir. Mais les temps ont changé et la philosophie du pragmatisme, comme le capital américain, est entrée dans une période de faillite.

Les auteurs de l’article n’ont pas montré, n’ont ni voulu ni pu montrer, ce lien interne entre la philosophie et le développement matériel de la société et s’en sont expliqués franchement : « Les deux auteurs de l’article, écrivent-ils d’eux-mêmes, diffèrent profondément dans leur appréciation de la théorie générale du matérialisme dialectique, l’un d’eux l’acceptant et l’autre la rejetant. Il n’y a rien d’anormal dans une telle situation. Bien que la théorie soit, sans aucun doute, toujours liée d’une façon ou d’une autre à la pratique, le rapport n’est pas toujours direct et immédiat, et, comme nous avons déjà eu l’occasion de le constater, les êtres humains agissent souvent de façon inconséquente. Du point de vue de chacun des deux auteurs, il y a chez l’autre une certaine inconséquence de ce type entre sa « théorie philosophique » et sa pratique politique qui pourrait éventuellement conduire à des divergences politiques concrètes. Mais ce n’est pas encore le cas et personne n’a pu encore démontrer qu’être en accord ou en désaccord sur les doctrines plus abstraites du matérialisme dialectique affecte nécessairement les problèmes politiques concrets d’aujourd’hui et demain, et c’est sur de tels problèmes concrets que sont fondés les partis politiques, leur programme et leur lutte. Nous pouvons tous espérer qu’en poursuivant notre route, et si nous en avons le loisir, un accord pourra aussi se faire sur les questions plus abstraites. En attendant, il y a le « fascisme et la guerre et le chômage ».

Que signifie ce raisonnement tout à fait stupéfiant ? Dans la mesure où certains, avec une méthode mauvaise, aboutissent parfois à des conclusions justes, dans la mesure où certains, avec une méthode juste, aboutissent souvent à des conclusions erronées, c’est que la méthode n’a pas grande importance. Un jour, si nous en avons le loisir, nous penserons à la méthode, mais pour l’instant, nous avons autre chose à faire. Imaginez comment réagirait un ouvrier qui se plaindrait à son contremaître d’avoir de mauvais outils et s’entendrait répondre que l’on peut faire du bon travail avec de mauvais outils et que beaucoup de gens ne font que du gâchis avec de bons outils. J’ai peur que cet ouvrier, surtout s’il travaille aux pièces, ne fasse à son contremaître une réponse fort peu académique. Un ouvrier a affaire à des matériaux qui lui opposent une résistance et l’obligent ainsi à apprécier de bons outils, tandis qu’un intellectuel petit-bourgeois utilise — hélas —, comme outils, des observations fugitives et des généralisations superficielles, jusqu’à ce que de grands événements lui donnent un bon coup sur la tête.

Exiger que chaque membre du parti se livre à l’étude de la philosophie de la dialectique serait, bien entendu, un pédantisme abstrait. Mais un ouvrier qui est passé par l’école de la lutte des classes est préparé par sa propre expérience à la pensée dialectique. Même s’il ignore le mot, il accepte volontiers la méthode et ses conclusions. Les choses vont moins bien avec un petit-bourgeois. Il existe bien entendu des éléments petits-bourgeois organiquement liés aux ouvriers qui passent aux positions prolétariennes sans révolution intérieure. Mais ils ne sont qu’une faible minorité. Il en va tout autrement avec les petits-bourgeois de formation universitaire. Dès les bancs de l’école, ils ont reçu leurs préjugés théoriques sous une forme achevée. Dans la mesure où ils sont arrivés à accumuler beaucoup de connaissances, utiles ou inutiles, sans le secours de la dialectique, ils s’imaginent pouvoir fort bien s’en passer toute leur vie. En réalité, ils ne se passent de la dialectique que dans la mesure où ils ne vérifient pas, ne fourbissent pas, n’aiguisent pas théoriquement leurs instruments de pensée et ne sortent pratiquement pas du cercle étroit de leurs relations quotidiennes. Confrontés à de grands événements, ils sont facilement perdus et retombent dans les façons de penser de la petite-bourgeoisie.

Faire fond sur « l’inconséquence », pour justifier un bloc théorique sans principes, signifie se donner de bien mauvaises lettres de créances comme marxiste. L’inconséquence n’est pas le fait du hasard et n’apparaît pas seulement en politique sous la forme d’un trait individuel. L’inconséquence remplit habituellement une fonction sociale. Il existe des groupes sociaux qui ne peuvent pas être conséquents. Les éléments petits-bourgeois qui ne sont pas complètement débarrassés de leurs vénérables tendances petites-bourgeoises sont systématiquement contraints dans le parti ouvrier de faire des compromis théoriques avec leur conscience.

L’attitude du camarade Shachtman à l’égard de la méthode dialectique, telle qu’elle s’exprime dans l’argumentation citée plus haut, ne peut être qualifiée que de scepticisme éclectique. Il est clair que ce n’est pas à l’école de Marx que Shachtman a contracté cette attitude, mais chez les intellectuels petits-bourgeois à qui toutes les formes du scepticisme conviennent.

Mise en garde et confirmation

Cet article m’a tellement étonné que j’ai aussitôt écrit au camarade Shachtman : « Je viens de juste lire l’article que Burnham et vous avez écrit sur les intellectuels. Bien des parties en sont excellentes. Cependant le passage sur la dialectique est le pire coup que vous personnellement, en votre qualité d’éditeur de New International, pouviez porter à la théorie marxiste. Le camarade Burnham dit : “ Je ne reconnais pas la dialectique. ” C’est clair et chacun doit le reconnaître. Mais vous dites : “ Je reconnais la dialectique mais peu importe, cela n’a pas la moindre importance. ” Relisez ce que vous avez écrit. Ce passage est susceptible d’égarer terriblement les lecteurs de New International et constitue le plus beau des présents aux Eastman de tout ordre. Bien ! Nous en parlerons en public. »

J’ai écrit cette lettre le 20 janvier, plusieurs mois avant la discussion actuelle. Shachtman ne m’a répondu que le 5 mars, disant qu’il ne pouvait comprendre pourquoi je faisais tout ce tapage là-dessus. Le 9 mars, je lui ai répondu : « Je n’ai pas le moins du monde rejeté la possibilité de collaborer avec des adversaires de la dialectique, mais seulement qu’il soit avisé d’écrire un article ensemble dans lequel la question de la dialectique joue, ou devrait jouer, un rôle très important. La polémique (avec les intellectuels petits-bourgeois) se développe sur deux plans, politique et théorique. Votre critique politique est juste. Votre critique théorique est insuffisante : elle s’arrête à l’endroit où elle devrait juste commencer à être agressive. Plus précisément, la tâche consiste à montrer que leurs erreurs (dans la mesure où ce sont des erreurs théoriques) sont des produits de leur incapacité ou de leur refus de penser dialectiquement les choses. Cette tâche pourrait être menée à bien et avoir un sérieux succès pédagogique. Au lieu de cela, vous déclarez que la dialectique est une affaire privée et qu’on peut être un bon gars sans avoir une pensée dialectique. » En s’associant sur cette question avec l’anti-dialecticien Burnham, Shachtman s’est privé de la possibilité de montrer pourquoi Eastman, Hook et bien d’autres ont commencé par mener une lutte philosophique contre la dialectique, mais ont fini par une lutte politique contre la révolution socialiste. C’est pourtant le nœud de la question.

La discussion politique en cours dans le parti a confirmé mes appréhensions et ma mise en garde de façon infiniment plus éclatante que je ne pouvais l’espérer ou plutôt le redouter. Le scepticisme méthodologique de Shachtman a porté ses déplorables fruits dans la question de la nature de l’État soviétique. Burnham a commencé il y a quelque temps à construire de façon purement empirique, sur la base de ses impressions immédiates, un État non prolétarien et non bourgeois, liquidant ainsi au passage la théorie de Marx sur l’État comme organe de la domination d’une classe. Shachtman a pris soudain sur cette question une position évasive : « Cette question, voyez-vous, mérite réflexion », et puis la définition sociologique de l’U.R.S.S. n’a pas une importance directe et immédiate pour nos « tâches politiques », sur lesquelles Shachtman est entièrement d’accord avec Burnham. Que le lecteur se reporte à ce que ces deux camarades ont écrit de la dialectique. Burnham rejette la dialectique, Shachtman l’admettait bien, mais… le don providentiel de I’ « inconséquence » leur permet à tous les deux de se rejoindre dans des conclusions politiques communes. Leur position commune sur la nature de l’État soviétique reproduit trait pour trait leur attitude à l’égard de la dialectique.

Dans les deux cas, c’est Burnham qui dirige. Ce n’est pas pour nous surprendre : lui, il a une méthode — le pragmatisme. Shachtman n’en a point. Il s’adapte à Burnham. Sans endosser la responsabilité des conceptions anti-marxistes de Burnham dans leur ensemble, il défend son bloc avec Burnham d’attaque des conceptions marxistes dans le domaine de la philosophie comme de la sociologie. Dans les deux cas, Burnham apparaît comme un pragmatiste et Shachtman comme un éclectique. Cet exemple présente l’inappréciable avantage que le parallélisme parfait entre les positions de Burnham et Shachtman à deux niveaux différents de la pensée et sur deux questions de première importance va sauter aux yeux même des camarades qui n’ont aucune expérience de la pensée purement théorique. La méthode de pensée peut être dialectique ou vulgaire, consciente ou inconsciente, mais elle existe et se laisse reconnaître.

Nous avons entendu en janvier dernier nos deux auteurs : « Personne n’a encore pu démontrer qu’être en accord ou en désaccord sur les doctrines les plus abstraites du matérialisme dialectique affecte nécessairement les problèmes politiques concrets d’aujourd’hui. » Personne n’a encore pu le démontrer! Quelques mois à peine ont passé et Burnham et Shachtman ont eux-mêmes démontré que leur attitude vis-à-vis d’une « abstraction » comme le matérialisme dialectique trouvait sa manifestation précise dans leur attitude vis-à-vis de l’État soviétique.

Il est vrai qu’il faut dire qu’il y a une différence importante entre ces deux exemples, mais qu’elle est politique et pas théorique. Dans les deux cas, Burnham et Shachtman ont fait bloc sur la base du refus et du demi-refus de la dialectique. Mais, dans le premier, le bloc était dirigé contre les adversaires du parti prolétarien. Dans le second, le bloc a été conclu contre l’aile marxiste de leur propre parti. Le front des opérations avait, pour ainsi dire, changé, mais l’arme restait la même. Les gens sont certes souvent inconséquents. Cependant, la conscience humaine tend vers une certaine homogénéité. La philosophie et la logique sont obligées de s’appuyer sur cette homogénéité de la conscience humaine et non sur ce dont manque cette homogénéité, c’est-à-dire sur son inconséquence. Burnham peut bien ne pas reconnaître la dialectique ; la dialectique, elle, reconnaît Burnham, c’est-à-dire qu’elle étend sur lui son pouvoir. Shachtman peut bien considérer que la dialectique est sans importance pour les conclusions politiques, mais, dans les conclusions politiques de Shachtman lui-même, nous trouvons les fruits amers de son dédain de la dialectique. On devrait citer cet exemple dans tous les manuels de dialectique matérialiste.

J’ai reçu l’an dernier la visite d’un jeune professeur d’économie politique anglais, sympathisant de la IVe Internationale. Pendant que nous discutions des voies et des moyens de réalisation du socialisme, il exprima soudain les tendances à l’utilitarisme britannique dans l’esprit de Keynes et autres : « Il faut se fixer un objectif économique clair, choisir les moyens les plus rationnels pour le réaliser, etc. » Je remarquai : « Je vois que vous êtes un adversaire de la dialectique ? » Un peu étonné, il répondit : « Oui, je n’y vois aucune utilité. » Cependant, répliquai-je, la dialectique m’a permis, sur la base de quelques-unes de vos remarques sur les questions économiques, de déterminer à quelle catégorie de pensée philosophique vous vous rattachez : et rien que cela démontre l’appréciable valeur de la dialectique. Bien que je n’aie plus eu de nouvelles de mon visiteur depuis, je ne doute pas que ce professeur anti-dialectique défende aujourd’hui l’idée que PU.R.S.S. n’est pas un État ouvrier, que la « défense inconditionnelle de l’U.R.S.S. » est une position dépassée, que nos méthodes d’organisation sont mauvaises, etc. S’il est possible de déterminer le type général de pensée de quelqu’un d’après la façon dont il aborde les questions concrètes, on peut aussi, connaissant son type général de pensée, prévoir approximativement comment un individu donné abordera telle ou telle question pratique. Telle est l’inestimable valeur éducative de la méthode dialectique de pensée.

L’A B C de la dialectique matérialiste

Les sceptiques déliquescents du genre Souvarine affirment que « personne ne sait » ce qu’est la dialectique. Et il existe des « marxistes » qui font des courbettes respectueuses devant Souvarine et espèrent apprendre quelque chose de lui. Et ces marxistes ne se dissimulent pas seulement dans le Modem Monthly. Il existe malheureusement aussi un courant souvarinien dans l’actuelle opposition du S.W.P. Et il faut mettre en garde les jeunes camarades : attention à cette infection maligne !

La dialectique n’est ni une fiction, ni une mystique, mais la science des formes de notre pensée quand cette dernière ne se limite pas aux soucis de la vie quotidienne, mais tente d’appréhender des processus plus durables et plus complexes. La dialectique est à la logique formelle ce que, disons, les mathématiques supérieures sont aux mathématiques élémentaires.

Je vais tenter ici de cerner, sous la forme la plus concise possible, l’essentiel de la question. La logique aristotélicienne du syllogisme simple part de la proposition que A est égal à A. Ce postulat est accepté comme un axiome pour quantité d’actions humaines pratiques et pour des généralisations élémentaires. Mais en réalité, A n’est pas égal à A. C’est facile à démontrer, ne fût-ce qu’en regardant ces deux lettres à la loupe : elles diffèrent sensiblement l’une de l’autre. Mais, va-t-on objecter, il ne s’agit pas de la dimension ni de la forme des lettres, puisqu’elles ne sont que des symboles de quantités égales, par exemple une livre de sucre. L’objection ne vaut rien : en réalité, une livre de sucre n’est jamais égale à une livre de sucre et des balances plus précieuses décèlent toujours une différence. On pourra objecter : une livre de sucre est égale à elle-même. C’est faux : tous les corps changent constamment de dimension, de poids, de couleur, etc. Us ne sont jamais égaux à eux-mêmes. Un sophiste répondra qu’une livre de sucre est égale à elle-même « à tout instant donné ». Sans même parler de la valeur pratique, bien douteuse, d’un tel « axiome », il ne résiste pas non plus à la critique théorique. Comment en effet comprendre le mot « instant » ? S’il s’agit d’une infinitésimale fraction de temps, la livre de sucre subira inévitablement des changements pendant cet « instant ». Ou bien l’instant n’est-il qu’une pure abstraction mathématique, c’est-à-dire représente un zéro de temps ? Mais tout existe dans le temps et l’existence elle-même n’est qu’un processus ininterrompu de transformation : le temps est donc un élément fondamental de l’existence. Ainsi l’axiome que A égale A signifie que toute chose est égale à elle-même quand elle ne change pas, c’est-à-dire quand elle n’existe pas.

Il peut sembler au premier abord que ces « subtilités » ne sont d’aucune utilité. Elles ont en réalité une importance décisive. L’axiome que A égale A est, d’une part, le point de départ de toutes nos connaissances et, de l’autre, la source de toutes les erreurs dans nos connaissances. On ne peut manier impunément l’axiome A = A que dans des limites déterminées. Quand les changements qualitatifs de A sont négligeables, pour la tâche qui nous intéresse, nous pouvons admettre que A = A. C’est ainsi par exemple que le vendeur et l’acheteur considèrent une livre de sucre. Ainsi considérons-nous la température du soleil. Ainsi considérions-nous récemment le pouvoir d’achat du dollar. Mais les changements quantitatifs, au-delà d’une certaine limite, deviennent des changements qualitatifs. Une livre de sucre arrosée d’eau ou d’essence cesse d’être une livre de sucre. Un dollar, sous l’action d’un président, cesse d’être un dollar. Dans tous les domaines de la connaissance, y compris la sociologie, une des tâches les plus importantes et les plus difficiles consiste à saisir, au moment précis, le point critique où la quantité se change en qualité.

Tout ouvrier sait qu’il est impossible de faire des objets rigoureusement identiques. Pour l’usinage des cônes de roulements à bille, on admet un certain écart, inévitable, mais qui doit rester dans certaines limites (c’est ce qu’on appelle la tolérance). Tant que l’on se tient dans les limites de la tolérance, les cônes sont considérés comme égaux (A = A). Si l’on dépasse la limite de la tolérance, la quantité se transforme en qualité : autrement dit, le cône est de mauvaise qualité ou inutilisable.

Notre pensée scientifique n’est qu’une partie de notre activité pratique générale, y compris les techniques. Pour les concepts aussi, il existe des « tolérances », qui sont établies, non par la logique formelle issue de l’axiome selon lequel A = A, mais de la logique dialectique issue de l’axiome selon lequel tout change. Le « sens commun » se caractérise par le fait qu’il franchit systématiquement les normes de tolérance établies par la dialectique.

La pensée vulgaire opère avec des concepts tels que capitalisme, morale, liberté, État ouvrier, etc. en tant qu’abstraction immuables supposant que le capitalisme est égal au capitalisme, la morale à la morale, etc. La pensée dialectique analyse toutes les choses et tous les phénomènes dans leur continuel changement, tout en déterminant dans les conditions matérielles de ces changements la limite critique au-delà de laquelle A cesse d’être A et où un État ouvrier cesse d’être un État ouvrier.

Le vice fondamental de la pensée vulgaire réside dans ce qu’elle veut se satisfaire d’empreintes figées d’une réalité qui, elle, est en perpétuel mouvement. La pensée dialectique précise, corrige, concrétise les concepts et leur confère une richesse de contenu et une souplesse, j’allais dire une saveur, qui les rapprochent dans une certaine mesure des phénomènes vivants. Non pas le capitalisme en général, mais un capitalisme donné, à un stade déterminé de son développement. Non pas un État ouvrier en général, mais un État ouvrier donné, dans un pays encerclé par l’impérialisme, etc.

La pensée dialectique est à la pensée vulgaire ce que le cinéma est à la photographie. Le cinéma ne bannit pas la photo, mais il en combine une série selon les lois du mouvement. La dialectique ne nie pas le syllogisme, mais elle nous enseigne à combiner les syllogismes de façon à rapprocher notre connaissance de la réalité toujours changeante. Dans sa Logique, Hegel établit une série de lois : le changement de la quantité en qualité, le développement à travers les contradictions, le conflit entre forme et contenu, l’interruption de la continuité, le passage du possible au nécessaire, etc. qui sont aussi importantes pour la pensée théorique que le simple syllogisme pour des tâches plus élémentaires.

Hegel a écrit avant Darwin et avant Marx. Grâce au puissant élan donné à la pensée par la Révolution française, Hegel a anticipé en philosophie sur le mouvement général de la science. Mais, précisément parce qu’il ne s’agissait que d’une anticipation, bien que géniale, elle a eu chez Hegel un caractère idéaliste. Hegel opérait avec des ombres idéologiques comme réalité suprême. Marx a démontré que le mouvement de ces ombres idéologiques ne faisait que refléter le mouvement des corps matériels.

Nous appelons matérialiste notre dialectique parce que ses racines ne sont ni dans le ciel ni dans les profondeurs de notre « libre arbitre », mais dans la réalité objective, dans la nature. La conscience est née de l’inconscient, la psychologie de la physiologie, le monde organique de l’inorganique, le système solaire des nébuleuses. A tous les degrés de cette échelle du développement, les changements quantitatifs sont devenus qualitatifs. Notre pensée, y compris la pensée dialectique, n’est que l’une des formes d’expression de la matière changeante. Il n’y a place dans ce système ni pour Dieu, ni pour le Diable, ni pour l’âme immortelle, ni pour les normes éternelles du droit et de la morale. La dialectique de la pensée, procédant de la dialectique de la nature, possède en conséquence un caractère profondément matérialiste.

Le darwinisme, qui expliquait l’évolution des espèces à travers la transformation de changements quantitatifs en changements qualitatifs, a signifié le triomphe de la dialectique à l’échelle de toute la matière organique. Un autre grand triomphe a été la découverte de la table des poids atomiques des éléments chimiques, puis la transformation des éléments en d’autres.

A ces transformations (espèces, éléments, etc.) est étroitement liée la question de la classification, également importante dans les sciences naturelles et les sciences sociales. Le système de Linné, (xvie siècle) qui prenait pour point de départ l’immutabilité des espèces, se limitait à décrire et classer les plantes selon leur aspect extérieur. La période infantile de la botanique est analogue à celle de la logique, car les formes de notre pensée se développent comme tout ce qui vit. Ce n’est que par le rejet délibéré de l’idée d’immutabilité des espèces et par l’étude de l’histoire de l’évolution des plantes et de leur anatomie, qu’on a jeté les bases d’une classification vraiment scientifique.

Marx qui, à la différence de Darwin, était un dialecticien conscient, a trouvé une base pour la classification scientifique des sociétés humaines dans le développement de leurs forces productives et la structure des rapports de propriété qui constituent l’anatomie de la société. Le marxisme a substitué à la classification descriptive vulgaire des sociétés et des États, qui fleurit aujourd’hui dans les universités, une classification dialectique matérialiste. Ce n’est qu’en utilisant la méthode de Marx qu’on peut définir correctement et le concept d’État ouvrier et le moment de sa chute.

Dans tout cela, nous le voyons, il n’y a rien de « métaphysique » ou de « scolastique », comme l’affirment les ignorants satisfaits. La logique dialectique exprime les lois du mouvements de la pensée scientifique contemporaine. La lutte contre la dialectique matérialiste reflète au contraire un lointain passé, le conservatisme de la petite bourgeoisie, l’arrogance des mandarins universitaires, etc., un soupçon d’espoir en l’au-delà.

La Nature de l'U.R.S.S.

La définition de l’U.R.S.S. donnée par le camarade Burnham comme « un État ni ouvrier ni bourgeois » est purement négative, détachée de la chaîne du développement historique, suspendue en l’air, ne contenant pas un grain de sociologie, et représente tout simplement une capitulation théorique du pragmatisme devant un phénomène historique contradictoire.

Si Burnham avait été matérialiste et dialecticien, il se serait posé les trois questions suivantes : 1) quelle est l’origine historique de l’U.R.S.S. ? 2) quels changements cet État a-t-il subis au cours de son existence ? 3) ces changements sont-ils passés du stade quantitatif au stade qualitatif, c’est-à-dire ont-ils fondé une domination historiquement nécessaire par une nouvelle classe exploiteuse ? Les réponses à ces questions auraient contraint Burnham à tirer l’unique conclusion possible : l’U.R.S.S. est un État ouvrier dégénéré.

La dialectique n’est pas la clé magique de toutes les questions. Elle ne remplace pas l’analyse scientifique concrète. Mais elle oriente cette analyse dans la bonne voie, lui évite d’errer vainement dans le désert du subjectivisme et de la scolastique.

Bruno Rizzi range le régime soviétique et le régime fasciste dans la catégorie du « collectivisme bureaucratique » parce que l’U.R.S.S., l’Italie et l’Allemagne sont gouvernées par des bureaucraties. Ici et là, il y a des éléments de planification ; dans un cas, la propriété privée est limitée, dans l’autre, elle est limitée, etc. Ainsi, sur la base de la similitude relative de certains signes extérieurs d’origine différente, d’un poids spécifique différent, d’une signification de classe différente, on établit l'identité fondamentale de deux régimes sociaux, tout à fait dans l’esprit des professeurs bourgeois qui construisent les catégories de l’État contrôlé, d’ « État centralisé », sans prendre en considération le moins du monde la nature de classe de l’un ou de l’autre.

Bruno Rizzi et ses disciples ou semi-disciples, comme Burnham, se cantonnent, au mieux, dans le domaine de la classification sociale du niveau de Linné, qui avait cependant, rappelons-le, l’excuse de vivre avant Hegel, Darwin et Marx.

Pires et plus dangereux encore sont peut-être ces éclectiques qui expriment l’idée que le caractère de classe de l’État soviétique « importe peu » et que la direction de notre politique est déterminée par « le caractère de la guerre ». Comme si la guerre était une substance indépendante, supra-sociale ; comme si le caractère de la guerre n’était pas déterminé par le caractère de la classe dirigeante, c’est-à-dire par le même facteur social qui détermine également le caractère de l’État. Il est étonnant de voir avec quelle facilité certains camarades, sous le coup des événements, oublient l’A B C du marxisme !

Il n’est pas étonnant que les théoriciens de l’opposition, qui rejettent la pensée dialectique, capitulent lamentablement devant la nature contradictoire de l’U.R.S.S. Pourtant la contradiction entre les fondements socialistes posés par la révolution et le caractère de la caste née de la dégénérescence de la révolution, est non seulement un fait historique indiscutable, mais encore un élément moteur. C’est sur cette contradiction que nous nous appuyons dans notre lutte pour abattre la bureaucratie. Pendant ce temps, quelques ultra-gauchistes ont déjà atteint l’absurdité sublime en affirmant que, « pour renverser l’oligarchie bonapartiste, il faut sacrifier la structure sociale de l’U.R.S.S. ». Il ne leur vient pas à l’esprit que l’U.R.S.S. moins la structure sociale fondée par la révolution d’Octobre, ce serait un régime fasciste.

Évolutionnisme et dialectique

Le camarade Burnham va sans doute protester que, comme évolutionniste, il ne s’intéresse pas moins que nous, dialecticiens, au développement des formes de société et d’État. Nous ne discuterons pas cela. Tout homme cultivé, depuis Darwin, se targue d’être « évolutionniste ». Mais un véritable évolutionniste doit appliquer l’idée de l’évolution à ses formes de pensée à lui. La logique élémentaire, fondée à l’époque où l’idée même d’évolution n’existait pas encore, est évidemment insuffisante pour l’analyse du processus d’évolution. La logique de Hegel est la logique de l’évolution. Mais il ne faut pas oublier que le concept même d’« évolution » a été complètement déformé et châtré par les professeurs d’université et les écrivains libéraux, pour lui faire signifier le « progrès » pacifique. Celui qui a compris que l’évolution procède au travers de la lutte de forces antagonistes, qu’une lente accumulation de changements fait éclater, à un moment donné, la vieille enveloppe et mène à la catastrophe la révolution, celui qui a appris enfin à appliquer les lois générales de l’évolution à la pensée elle-même, celui-là est un dialecticien, à la différence de l’évolutionniste vulgaire. La formation dialectique est aussi nécessaire à un combattant révolutionnaire que les gammes à un pianiste, car elle exige d’aborder tous les problèmes en tant que processus et non en tant que catégories immuables. Cependant les évolutionnistes vulgaires, se bornant à reconnaître l’évolution dans certains domaines seulement, se contentent dans toutes les autres questions des banalités du « sens commun ».

Le libéral américain qui a pris son parti de l’existence de l’U.R.S.S., ou plus exactement de la bureaucratie de Moscou, croit ou au moins croyait, jusqu’au pacte germano-soviétique, que le régime soviétique, dans l’ensemble, est une chose « progressiste », que les traits répugnants de la bureaucratie (« c’est bien naturel qu’il y en ait ») seront progressivement résorbés et qu’ainsi sera assuré un « progrès » pacifique et sans douleur.

Un petit-bourgeois radical vulgaire ressemble au « progressiste » libéral en ce qu’il prend l’U.R.S.S. comme un tout, sans comprendre ses contradictions internes et leur dynamisme. Quand Staline s’est allié à Hitler, a envahi la Pologne, puis la Finlande, les radicaux vulgaires ont triomphé : l’identité des méthodes du stalinisme et du fascisme était démontrée ! Ils se sont cependant trouvés en difficulté quand les nouvelles autorités ont invité la population à exproprier les propriétaires terriens et les capitalistes : ils n’avaient pas du tout envisagé cette éventualité ! Cependant les mesures sociales révolutionnaires appliquées par des méthodes bureaucratiques et militaires, non seulement n’ont pas pris en défaut notre définition dialectique de l’U.R.S.S. comme un État ouvrier dégénéré, mais au contraire lui ont donné la plus éclatante confirmation. Au lieu d’utiliser cette victoire de l’analyse marxiste pour mener une agitation persévérante, les opposants petits-bourgeois se sont mis à crier, avec une légèreté vraiment criminelle, que les événements avaient réfuté notre pronostic, que nos vieilles formules ne sont plus applicables, qu’il fallait trouver des termes nouveaux. Lesquels ? Ils ne l’ont pas encore décidé eux-mêmes.

La Défense de l’U.R.S.S.

Nous avons commencé avec la philosophie, et sommes ensuite passés à la sociologie. Il est devenu clair que, dans ces deux domaines, les deux dirigeants les plus en vue de l’opposition ont pris, l’un une position anti-marxiste et l’autre une position éclectique. Si nous considérons la politique, plus précisément la question de la défense de l’U.R.S.S., nous verrons que d’aussi grandes surprises nous attendent.

L’opposition a découvert que notre formule de « défense inconditionnelle de l’U.R.S.S. », la formule de notre programme, était « vague, abstraite et dépassée » ( ! ?). Malheureusement, elle n’explique pas à quelles conditions à venir elle est disposée à défendre les conquêtes de la révolution. Pour donner, ne fût-ce qu’une once de sens à sa nouvelle formule, l’opposition essaie de représenter les choses comme si, jusqu’à présent, nous avions défendu « inconditionnellement » la politique internationale du Kremlin avec son Armée rouge et son G.P.U. C’est tout embrouiller et mettre sens dessus dessous ! En réalité, il y a longtemps que nous ne défendons plus la politique internationale du Kremlin, même pas conditionnellement, particulièrement depuis que nous avons proclamé ouvertement la nécessité d’abattre l’oligarchie du Kremlin par la voie insurrectionnelle. Une politique fausse non seulement dénature les tâches présentes mais oblige aussi à représenter son propre passé sous un jour mensonger.

Dans l’article déjà cité de New International, Burnham et Shachtman appellent astucieusement un groupe d’intellectuels déçus « la Ligue des espoirs abandonnés » et insistent pour savoir quelle serait la position de cette malheureuse ligue en cas de conflit entre un pays capitaliste et l’Union soviétique. « Nous saisissons cette occasion, écrivaient-ils, pour exiger de Hook, Eastman et Lyons qu’ils se prononcent sans équivoque sur la question de la défense de l’Union soviétique contre une attaque lancée par Hitler ou le Japon ou, admettons, la Grande-Bretagne… » Burnham et Shachtman ne posaient aucune « condition », ne spécifiaient aucune circonstance « concrète » et, en même temps, exigeaient une réponse « sans équivoque ». « S’abstiendra-t-elle (la Ligue des espoirs abandonnés) de prendre position ou se déclarera-t-elle neutre? », poursuivaient-ils, « en un mot, est-elle pour la défense de l’Union soviétique contre l’agression impérialiste indépendamment et en dépit du régime stalinien ? » (c’est moi qui souligne). Précieuse citation ! C’est exactement ce que dit notre programme. Burnham et Shachtman, en janvier 1939, étaient pour la défense inconditionnelle de l’Union soviétique et définissaient de façon tout à fait juste la signification de la défense inconditionnelle, c’est-à-dire « indépendamment et en dépit du régime stalinien ». Et pourtant cet article a été écrit quand l’expérience de la révolution espagnole avait déjà été faite jusqu’au bout. Le camarade Cannon a parfaitement raison quand il dit que le rôle du stalinisme en Espagne était infiniment plus criminel qu’en Pologne ou en Finlande. Dans le premier cas, la bureaucratie, avec des méthodes de bourreau, a étranglé une révolution socialiste. Dans le second, elle a impulsé, par des méthodes militaires, la révolution socialiste. Pourquoi donc Burnham et Shachtman se sont-ils aussi inopinément rapprochés des positions de la « Ligue des espoirs abandonnés » ? Pourquoi ? Nous ne pouvons considérer comme une explication les références archi-abstraites de Shachtman au « concret des événements ». Cependant il n’est pas difficile de trouver une explication. La participation du Kremlin au camp républicain en Espagne était soutenue par les démocrates bourgeois du monde entier. Le travail de Staline en Pologne et en Finlande rencontre la condamnation forcenée de ces mêmes démocrates. En dépit de toutes les formules bruyantes, il se trouve que l’opposition reflète, à l’intérieur du Socialist Workers Party, l’humeur de la petite bourgeoisie « de gauche ». C’est malheureusement un fait indiscutable.

« Ces messieurs, écrivaient Burnham et Shachtman à propos de la « Ligue des espoirs abandonnés », tirent une grande fierté de l’idée qu’ils apportent un air « frais », qu’ils « réévaluent à la lumière d’expériences nouvelles », qu’ils ne sont pas de ces « dogmatiques » (« conservateurs » ?) qui refusent de remettre en question leurs « positions fondamentales », etc. Quelle façon pathétique de s’abuser soi-même ! Aucun d’entre eux n’a mis en lumière un seul fait nouveau, aucun n’a donné d’interprétation nouvelle du présent et de l’avenir. » Étonnante citation ! Ne devrions-nous pas ajouter un nouveau chapitre à l’article « Intellectuels en retraite » ? J’offre ma collaboration à Shachtman…

Mais comment est-il possible que des personnalités éminentes comme Shachtman et Burnham, incontestablement dévoués à la cause du prolétariat, puissent être si facilement effrayés par ces messieurs de la « Ligue des espoirs abandonnés », qui n’ont pourtant rien de terrible? Sur le plan théorique, l’explication, pour Burnham, réside dans sa méthode erronée et pour Shachtman dans son mépris de la méthode. Une méthode juste, non seulement facilite l’obtention de conclusions justes, mais, en liant chaque nouvelle conclusion aux précédentes par une chaîne continue, les fixe dans la mémoire. Si les conclusions politiques sont tirées empiriquement à vue de nez et si, de surcroît, l’inconséquence est tenue pour une sorte d’avantage, alors le système politique marxiste va inéluctablement laisser la place à l’impressionnisme caractéristique de l’intelligentsia petite-bourgeoise. Chaque nouveau tournant des événements prend au dépourvu l’empiriste-impressionniste, le force à oublier ce qu’il écrivait la veille et provoque en lui un brûlant désir de termes nouveaux avant que soient nées dans sa tête des idées nouvelles.

La Guerre soviéto-finlandaise

La résolution de l’opposition sur la question de la guerre soviéto-finlandaise est un document qu’auraient peut-être pu signer, à quelques réserves près, les bordiguistes, Vereeken, Sneevliet, Fenner Brockway, Marceau Pivert et leurs sembla blés, mais en aucun cas des bolcheviks-léninistes. Partant exclusivement des caractères de la bureaucratie soviétique et du simple fait de l’ « invasion », la résolution est dénuée du moindre contenu social. Elle place la Finlande et l’U.R.S.S. sur le même plan, « condamne et rejette les deux gouvernements et leurs armées ». Ayant cependant découvert que quelque chose ne tournait pas rond, la résolution, brusquement et sans lien avec le reste du texte, ajoute : « Dans l’application (!) de cette perspective, la IVe Internationale tiendra bien entendu compte (!) (ce « bien entendu » est une pure merveille !) des circonstances concrètes : la situation militaire, la disposition des masses et, également, (!) de la différence des rapports économiques en France et en Russie. » Chacun des mots est une perle. Pour nos amateurs de « concret », les circonstances « concrètes » sont la situation militaire, les sentiments des masses et, en troisième fieu, les régimes économiques opposés. Quant à savoir comment il sera précisément « tenu compte » de ces trois circonstances « concrètes », la résolution ne donne pas la moindre lueur. Si l’opposition dans cette guerre, s’oppose également « aux deux gouvernements et à leurs armées », comment « tiendra-t-elle compte » de la différence dans la situation militaire et les régimes sociaux? Il est décidément impossible d’y rien comprendre !

Pour mieux châtier les staliniens de leurs incontestables crimes, la résolution, à la suite des démocrates petits-bourgeois de toutes nuances, ne souffle mot de ce que l’Armée rouge exproprie en Finlande, les grands propriétaires terriens et introduit le contrôle ouvrier, préparant ainsi l’expropriation des capitalistes.

Demain, les staliniens étrangleront les ouvriers finlandais. Mais, aujourd’hui, ils donnent — et ils sont obligés de donner — une formidable impulsion à la lutte des classes sous sa forme la plus aiguë. Les chefs de l’opposition construisent leur politique, non pas sur le processus « concret », tel qu’il se développe en Finlande, mais sur des abstractions démocratiques et de nobles sentiments.

La guerre soviéto-finlandaise commence, selon toute apparence, à se doubler d’une guerre civile dans laquelle l’Armée rouge, pour le moment, se trouve dans le même camp que les petits paysans et les ouvriers finnois, tandis que l’armée finnoise bénéficie du soutien des classes possédantes, de la bureaucratie ouvrière conservatrice et des impérialistes anglo-saxons. Les espoirs que l’Armée rouge éveille chez les pauvres Finlandais ne seront, à moins que la révolution internationale ne se produise, qu’une illusion : la collaboration de l’Armée rouge avec les pauvres ne sera que temporaire ; le Kremlin retournera très vite ses armes contre les ouvriers et les paysans finlandais. Nous savons tout cela maintenant et nous le disons ouvertement en guise d’avertissement. Mais, dans cette guerre civile « concrète », qui se déroule sur le territoire de la Finlande, quelle place « concrète » doivent prendre les partisans de la IVe Internationale? Ils ont combattu en Espagne dans le camp républicain, en dépit du fait que les staliniens étaient en train d’étrangler la révolution socialiste, à plus forte raison doivent-ils se trouver en Finlande du côté où les staliniens sont forcés de soutenir l’expropriation des capitalistes.

Nos novateurs cachent sous de grands mots les trous de leur position. Ils qualifient d’« impérialiste » la politique de l’U.R.S.S. en Finlande. Quel enrichissement pour la science ! A dater de ce jour, l’impérialisme sera à la fois la politique extérieure du capital financier et une politique d’expropriation du capital financier. Voilà qui contribuera singulièrement à la clarification et à l’éducation de classe des travailleurs ! Mais en même temps — s’écriera, disons, notre bouillant camarade Stanley — le Kremlin soutient la politique du capital financier en Allemagne! Cette objection consiste à remplacer un problème par un autre, à dissoudre le concret dans l’abstrait (erreur habituelle de la pensée vulgaire).

Si, demain, Hitler était obligé d’envoyer des armes aux Indiens soulevés, les travailleurs révolutionnaires allemands devraient-ils s’opposer à cette action concrète par des grèves ou le sabotage? Au contraire, ils devraient s’efforcer de faire parvenir ces armes aux insurgés le plus vite possible. Nous espérons que ceci est clair pour Stanley. Mais cet exemple est purement hypothétique. Il nous est utile pour montrer que même un gouvernement fasciste du capital financier peut, dans certaines circonstances, être obligé de soutenir un mouvement révolutionnaire national (pour mieux l’étrangler demain). Hitler ne se résoudra en aucun cas à soutenir une révolution prolétarienne, disons en France. Quant au Kremlin, il est actuellement obligé — et ce n’est plus une hypothèse, mais une réalité — de provoquer un mouvement social révolutionnaire en Finlande (pour tenter demain de l’étrangler politiquement). Recouvrir ce mouvement social révolutionnaire donné du terme, englobant tout, d’« impérialiste », pour la seule raison qu’il est suscité, mutilé et en même temps étranglé par le Kremlin, ne fait qu’attester de la pauvreté théorique et politique de ceux qui le font.

II faut ajouter que l’extension de la notion d’impérialisme n’a même pas l’attrait de la nouveauté. Aujourd’hui, non seulement les « démocrates », mais la bourgeoisie des pays démocratiques décrivent comme impérialiste la politique soviétique. Le but de la bourgeoisie est évident; escamoter la contradiction sociale entre l’expansion capitaliste et l’expansion soviétique, dissimuler le problème de la propriété et, par là même, aider le véritable impérialisme. Quel est le but de Shachtman et autres? Ils ne le savent même pas eux-mêmes. Leur modernisme terminologique ne les conduit objectivement qu’à s’éloigner de la terminologie marxiste de la IVe Internationale et à se rapprocher de celle des « démocrates ». Cette circonstance confirme malheureusement, une fois de plus, l’extrême sensibilité de l’opposition à la pression de l’opinion publique petite-bourgeoise.

Les questions d’organisation

On entend dire de plus en plus souvent dans les rangs de l’opposition : « La question russe en elle-même n’a pas une importance décisive. Le plus important, c’est de changer le régime du parti. » Changer le régime, il faut le comprendre, signifie changer la direction ou, plus exactement, éliminer des postes de direction Cannon et ses proches collaborateurs. Ces voix bruyantes démontrent que la tendance à la lutte contre « la fraction de Cannon » a précédé « le concret des événements » auquel Shachtman et les autres font référence pour expliquer leur changement de position. En même temps, ces voix nous rappellent toute une série de groupes d’opposition du passé, qui ont entrepris leur lutte pour les motifs les plus divers, mais qui, lorsque le terrain a commencé à crouler sous leurs pas, se sont tournés vers ce qu’on appelle « la question d’organisation ». Ainsi en a-t-il été avec Molinier, Sneevliet, Vereeken et bien d’autres. Si désagréables que puissent paraître ces précédents, il est impossible de les passer sous silence.

Il serait pourtant faux de croire que le transfert de la lutte sur la « question d’organisation » représente une simple manœuvre dans la lutte fractionnelle. Non, l’opposition ressent effectivement, bien que confusément, que ce qui fait problème, ce n’est pas seulement la « question russe », mais toute l’approche des questions politiques en général, y compris les méthodes de construction du parti. Et, en un certain sens, c’est vrai.

Dans les pages qui précèdent, nous nous sommes efforcés de démontrer que ce n’est pas seulement la « question russe » dont il s’agit, mais plus encore de toute la méthode de pensée de l’opposition, qui a ses racines sociales. L’opposition subit la pression des humeurs et des tendances de la petite bourgeoisie. C’est là le problème.

On discerne très clairement l’influence idéologique d’une autre classe dans les cas de Burnham (pragmatisme) et de Shachtman (éclectisme). Nous n’avons pas pris en considération d’autres dirigeants, comme le camarade Abern, parce qu’en règle générale, il ne prend pas part aux discussions principielles, se confinant dans le domaine de la « question d’organisation ». Cela ne signifie cependant pas qu’Abern soit sans importance. Au contraire, on peut dire que Burnham et Shachtman sont les amateurs de l’opposition, tandis qu’Abern en est un indiscutable spécialiste. Abern, et lui seul, a son groupe traditionnel, sorti de l’ancien parti communiste, soudé dans la première période de l’opposition de gauche indépendante. Tous ceux qui ont des motifs divers de critique et de mécontentement se rattachent à ce groupe.

Toute lutte de fraction sérieuse dans un parti est toujours en dernière analyse une réfraction de la lutte de classes. La fraction majoritaire a établi, dès le début, la dépendance idéologique de l’opposition à l’égard de la démocratie bourgeoise. Au contraire, l’opposition, précisément en raison de son caractère petit-bourgeois, n’a même pas tenté de chercher les racines sociales du camp opposé.

L’opposition a déclenché une dure lutte de fraction qui paralyse maintenant le parti à un moment très critique. Pour qu’une telle lutte de fraction soit justifiée et non impitoyablement condamnée, il faudrait des raisons très graves et très profondes. Pour un marxiste, de telles raisons ne peuvent avoir qu’un caractère de classe. Avant d’engager leur lutte acharnée, les dirigeants de l’opposition étaient tenus de se poser la question : de quelle classe non prolétarienne la majorité du comité central subit-elle l’influence ? Néanmoins, l’opposition n’a pas fait la moindre tentative de semblable évaluation de classe des divergences. Elle ne voit que « conservatisme », « erreurs », « mauvaises méthodes », etc. et semblables carences philosophiques, intellectuelles, techniques. L’opposition ne s’intéresse pas à la nature de classe de la fraction adverse pas plus qu’elle ne s’intéresse à la nature de classe de l’U.R.S.S. Ce seul fait suffit à démontrer le caractère petit-bourgeois de l’opposition, teinté de pédantisme académique et d’impressionnisme journalistique.

Pour comprendre quelles sont précisément les classes ou couches dont la pression se reflète dans la lutte fractionnelle, il faut refaire l’historique de la lutte de ces deux fractions. Ceux des membres de l’opposition qui affirment que la lutte actuelle n’a « rien de commun » avec les vieilles luttes fractionnelles, manifestent une fois de plus leur attitude superficielle à l’égard de la vie de leur propre parti. Le noyau fondamental de l’opposition est le même que celui qui, il y a trois ans, se groupait autour de Muste et de Spector. Le noyau central de la majorité est le même qui s’était alors groupé autour de Cannon. Parmi les dirigeants, seul Shachtman et Burnham ont changé de camp. Mais ces oscillations individuelles, si importantes soient-elles, ne modifient pas le caractère général des deux groupes. Je ne m’étendrai pourtant pas sur le déroulement historique de la lutte de fraction, renvoyant le lecteur à l’article, excellent à tous égards, de Joseph Hansen, « Méthodes d’organisation et principes politiques ».

Si l’on fait abstraction de tout ce qui est fortuit, personnel ou épisodique, si l’on réduit la lutte actuelle aux types politiques fondamentaux, alors, indiscutablement, la lutte la plus conséquente a été celle du camarade Abern contre le camarade Cannon. Abern représente un groupe propagandiste, petit-bourgeois par sa composition sociale, uni par de vieux liens personnels et qui a un caractère presque familial, Cannon représente le parti prolétarien en formation. Le droit historique, dans cette lutte — indépendamment des erreurs et des fautes qui ont pu être commises —, est entièrement du côté de Cannon.

Quand les représentants de l’opposition poussent de grands cris : « La direction a fait faillite », « Les pronostics n’ont pas été vérifiés », « Les événements nous ont pris au dépourvu », « Il faut changer nos mots d’ordre » — tout cela sans faire le moindre effort pour réfléchir sérieusement à la question — ils apparaissent, au fond, comme les défaitistes du parti. Cette triste conduite s’explique par l’irritation et l’effroi du vieux groupe propagandiste face aux tâches et aux rapports nouveaux dans le parti. Le sentimentalisme des liens personnels ne veut pas laisser la place au sens du devoir et de la discipline. La tâche qui est devant le parti est de rompre les vieux liens de clique et d’intégrer dans le parti prolétarien les meilleurs éléments du passé propagandiste. Il s’agit d’inspirer un esprit de patriotisme de parti tel que personne n’ose déclarer : « Il ne s’agit pas tant de la question russe, mais nous nous sentons mieux, plus à l’aise, sous la direction d’Abern que sous celle de Cannon. »

Pour moi, ce n’est pas d’hier que j’en suis venu à cette conclusion. J’ai dû l’exprimer des dizaines et des centaines de fois dans mes conversations avec des camarades du groupe Abern. Je soulignais invariablement la composition petite-bourgeoise de ce groupe. J’ai maintes fois proposé avec insistance de ramener au statut de stagiaire ces compagnons de route petits-bourgeois incapables de recruter au parti des ouvriers. Les lettres personnelles, les conversations et les mises en garde n’ont servi à rien, comme l’ont montré les événements ultérieurs : on apprend rarement de l’expérience d’autrui. L’antagonisme entre les deux couches du parti et les deux époques de son développement est apparu à la surface et a pris le caractère d’une lutte de fraction aiguë. Il ne reste qu’à exprimer clairement et distinctement son opinion devant la section américaine et l’Internationale. « L’amitié, c’est l’amitié, mais le devoir, c’est le devoir », dit un proverbe russe.

Ici, on peut poser la question : si l’opposition est une tendance petite-bourgeoise, cela signifie-t-il que l’unité est impossible à l’avenir? Comment concilier un courant petit-bourgeois et un courant prolétarien? Poser la question en ces termes, c’est porter un jugement unilatéral, anti-dialectique et par conséquent faux. Dans la discussion actuelle, l’opposition a clairement manifesté ses traits petits-bourgeois. Cela ne signifie pas que l’opposition ne soit que cela. La majorité des membres de l’opposition sont profondément dévoués à la cause du prolétariat et capables d’apprendre. Liés aujourd’hui à un milieu petit-bourgeois, ils peuvent se lier demain au prolétariat. Les gens inconsistants, sous l’influence de l’expérience, peuvent prendre de la consistance. Quand le parti comptera des milliers d’ouvriers, même les fractionnistes professionnels pourront se rééduquer dans l’esprit de la discipline prolétarienne. Il faut leur en laisser le temps. Voilà pourquoi la proposition du camarade Cannon de laisser la discussion libre de toute menace de scission, exclusion, etc. était tout à fait juste et opportune.

Il n’en est pas moins incontestable que, si le parti dans son ensemble prenait la route de l’opposition, il pourrait connaître une destruction totale. L’opposition actuelle est incapable de donner au parti une direction marxiste. La majorité de l’actuel comité national exprime d’une façon infiniment plus conséquente, plus sérieuse, plus profonde, les tâches prolétariennes du parti que la minorité. C’est précisément pourquoi la majorité n’a pas, ne peut avoir d’intérêt à orienter la lutte vers la scission : les idées justes triompheront. Mais les éléments sains de l’opposition ne peuvent pas non plus souhaiter une scission : l’expérience du passé a démontré très clairement que toutes les espèces de groupes improvisés qui rompaient avec la IVe Internationale se condamnaient eux-mêmes à la stérilité et à la décomposition. C’est pourquoi on peut envisager sans crainte le prochain congrès du parti. Il rejettera les nouveautés anti-marxistes de l’opposition et garantira l’unité du parti.

[COMMENT L’OPPOSITION VA RÉAGIR]

(15 décembre 1939)

Cher Camarade Cannon,

Les dirigeants de l’opposition n’ont, jusqu’à maintenant, pas accepté la lutte sur le terrain des principes et ils tenteront de l’éviter encore à l’avenir. Il n’est donc pas difficile de deviner ce qu’ils diront de l’article ci-joint : « Il y a beaucoup de vérités élémentaires, très pertinentes dans cet article; nous ne les rejetons absolument pas, mais il passe à côté des réponses qu’il faut donner aux questions « concrètes » les plus brûlantes. Trotsky est trop loin du parti pour pouvoir juger correctement. Tous les petits-bourgeois ne sont pas dans l’opposition, pas plus que tous les ouvriers ne soutiennent la majorité. »

Quelques-uns d’entre eux ajouteront sûrement que l’article leur « attribue » des idées qu’ils n’ont jamais défendues, etc.

En guise de réponse aux questions « concrètes », les opposants veulent des recettes tirées d’un livre de cuisine à usage de l’époque des guerres impérialistes. Je n’ai pas l’intention d’écrire un tel livre de cuisine. Mais, avec notre méthode d’étude principielle des questions fondamentales, nous serons toujours à même de parvenir à la solution concrète correcte de tout problème concret, aussi complexe soit-il. Dans le cas précis du problème finlandais, l’opposition a démontré qu’elle est incapable de répondre à des questions concrètes.

Il n’y a jamais de tendances à composition sociale chimiquement pure. Des éléments petits-bourgeois se trouvent inévitablement dans toute tendance et dans tout parti ouvrier. La question se pose seulement de savoir qui donne le ton. Dans l’opposition, ce sont les éléments petits-bourgeois qui donnent le ton.

L’accusation inévitable selon laquelle cet article attribut à l’opposition des idées qu’elle n’a jamais eues s’explique par le caractère informe et contradictoire des idées de l’opposition, dont aucune ne peut supporter le choc d’une analyse critique. L’article n’ « attribue » rien aux dirigeants de l’opposition, il ne fait que pousser leurs idées jusqu’au bout. Je ne peux naturellement voir que de la touche le développement de la lutte. Mais c’est de la touche qu’on peut le plus souvent mieux observer les traits généraux d’une bataille.

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