Léon
Trotsky : Staline, Skobline et compagnie
(30
janvier 1939)
[Source
Léon Trotsky, Œuvres 20, janvier
1939 à mars 1939.
Institut Léon Trotsky, Paris 1985, pp. 84-88, voir des
annotations
là-bas]
Le
31 octobre 1931, le journal allemand Die
Rote Fahne, organe
central de feu le parti communiste, publia tout d’un coup une
information selon laquelle le général garde-blanc Turkul,
qui, à ce moment-là, opérait dans les Balkans, préparait un
attentat terroriste contre Trotsky, Gorky et Litvinov. De par le
contenu de cette information, son ton et enfin son anonymat, il était
absolument évident qu’elle provenait du cœur même du G.P.U. La
presse soviétique ne souffla mot de cet avertissement, ce qui
soulignait d’autant plus vigoureusement la source hautement
officielle de l’information donnée par l’organe de
l’Internationale communiste. L. D. Trotsky se trouvait déjà à
cette époque en exil, à Constantinople. Blumkine avait déjà été
fusillé pour ses liens avec Trotsky. La question se posa
naturellement : quel objectif le G.P.U. poursuivait-il en donnant par
écrit cette information ? Le fait que les noms de Gorky et de
Litvinov, qui étaient gardés par le G.P.U. et n’avaient aucun
besoin de cet avertissement écrit, avaient été rajoutés seulement
comme couvertures, était alors évident pour tout lecteur doué de
raison.
Les
bolcheviks-léninistes français et allemands s’adressèrent aux
ambassades d’U.R.S.S. en France et en Allemagne respectivement,
avec des déclarations écrites qui se présentaient plus ou moins
sous la forme suivante : « Puisque vous annoncez qu’il se prépare
un attentat contre Trotsky, cela signifie que vous savez où et
comment il se prépare. Nous exigeons un front unique avec vous
contre les gardes-blancs. Nous vous proposons d’élaborer en commun
des moyens de défense. » Il n’y eut pas de réponse. Nos
camarades français et allemands, au demeurant, n’en attendaient
pas. Ils voulaient seulement avoir confirmation du fait qu’en
donnant cet avertissement, le G.P.U. ne cherchait qu’à s’assurer
une couverture, mais nullement à empêcher l’acte terroriste. Les
camarades français et allemands prirent leurs propres mesures : la
garde fut considérablement renforcée à Prinkipo.
Récemment,
au procès de la Plévitskaia, tout cet épisode est de nouveau
remonté à la surface. Le commissaire Roches, de la Police
judiciaire, a déclaré ce qui suit au tribunal, selon les
journalistes : «Turkul a été un vaillant général […] Il existe
dans les documents des indications selon lesquelles, à une époque,
il a préparé un attentat contre Trotsky […] Le général Turkul
en voulait non seulement à Trotsky, mais aussi au général Miller
». Roches n’a mentionné ni Gorky ni Litvinov. Le commissaire
Piguet, de la police judiciaire, a déclaré :
«
Larionov
a
été chargé de préparer un attentat contre Trotsky. Mais Turkul a
commis des indiscrétions. De plus, il manquait d’argent. Le projet
fut abandonné » (Sensation).
Pas un mot sur Gorky ni sur Litvinov. Les deux commissaires
francs-maçons et « amis de l’U.R.S.S. » témoignent en faveur du
G.P.U. Ils essaient de détourner du Kremlin l’attention. D’où
la remarque de Roches, tirée par les cheveux, selon laquelle Turkul
en voulait à Miller (c’est-à-dire qu’il pouvait très bien
l’avoir enlevé). D’où, également, la remarque de Piguet,
lancée comme au passage, selon laquelle le complot de Turkul
s’effondra à cause de ses indiscrétions (c’est-à-dire que
Skobline n’y participa pas) et, par-dessus le marché, faute
d’argent (c’est-à-dire que Moscou ne le finançait pas). Il faut
en outre ajouter que la police française, qui fut en temps opportun
avisée de ce complot, n’en avertit pas le moins du monde Trotsky
et qu’elle conserva une neutralité bienveillante vis-à-vis du
G.P.U. et le principe de « non-intervention » dans les affaires du
« brave général » Turkul.
Actuellement,
cependant, les ressorts secrets de ces « affaires » internes ont
été indiscrètement révélés. Skobline travaillait secrètement
dans l’organisation militaire des gardes-blancs. Par là, il était
lié à Turkul, terroriste blanc. Skobline effectuait un travail
secret au service du G.P.U. Par là, il était lié au Kremlin par
l’intermédiaire de Iagoda. Staline était informé de l’attentat
qui se préparait, parce que c’était lui qui le préparait, par
l’intermédiaire de Skobline. L’entreprise était délicate. A
cette époque, Staline n’avait pas encore cette réputation
solidement établie de Caïn qui le dispense actuellement de prendre
des mesures de prudence. Il conservait encore des restes de «
préjugés » révolutionnaires. Il comprenait qu’on allait
inévitablement lui attribuer l’assassinat de Trotsky. Aussi la
Rote
Fahne
disait-elle également que l’objectif de Turkul était non
seulement de commettre cet assassinat, mais en outre d’« en
rejeter la responsabilité sur le gouvernement soviétique ». Ainsi,
tout en soutenant le « brave général » Turkul par l’intermédiaire
de Skobline, Staline préparait en même temps son alibi. Tel était
l’objectif de l’avertissement (lequel, au fond, n’a averti de
rien). Pour nous, le mécanisme de l’affaire était dès lors tout
à fait clair. Dans le numéro 27 du Biulleten
Oppositsii
(mars 1932), il fut reproduit une déclaration de toutes les sections
de l’Opposition de gauche internationale, dans laquelle il était
dit entre autres : « Staline
est dans un véritable front unique avec le général Turkul,
organisateur d’un acte terroriste contre Trotsky.
Aucun « alibi » sous forme de révélations publiées dans un
journal allemand, mais dissimulé à la population en U.R.S.S., ne
réfute ni n’affaiblit notre accusation. »
Pourquoi
l’attentat préparé contre Trotsky n’a-t-il pas eu lieu ? Le
plus vraisemblable est que les gardes blancs n’ont pas voulu tomber
sous les mausers des bolcheviks-léninistes. En tout cas, c’est
précisément à partir de ce moment que Staline en est venu à la
conclusion qu’il n’était pas possible de réconcilier l’opinion
publique avec l’assassinat de Trotsky et des autres bolcheviks
autrement que par une gigantesque imposture. Il commença alors à
préparer les procès de Moscou. Cet individu obtus, en dépit de
toute son astuce, croyait sérieusement qu’il pouvait rouler tout
le monde. En fait, il n’a roulé que ceux qui étaient disposés à
se laisser rouler. Au cours du procès de la Plévitskaia, il s’est
levé un autre coin du voile qui recouvrait les procès de Moscou. Il
est possible que les prochaines années, voire les prochains mois,
apportent la révélation d’autres secrets. Caïn-Djougachvili
affrontera l’opinion publique mondiale et l’histoire tel que l’on
créé la nature et la réaction thermidorienne. Son nom deviendra
synonyme des extrêmes limites de la bassesse humaine.