Léon
Trotsky : Seule la Classe ouvrière peut empêcher la Guerre
(18
mars 1939)
[Source
Léon Trotsky, Œuvres 20, janvier
1939 à mars 1939.
Institut Léon Trotsky, Paris 1985, pp. 269-274,
voir
des
annotations
là-bas]
— Une
guerre mondiale est-elle inévitable ? Si la guerre éclate,
aura-t-elle pour conséquence la fin du régime capitaliste ?
— Oui,
une guerre mondiale est inévitable si une révolution ne se produit
pas auparavant. Ce qui rend la guerre inévitable, c’est en premier
lieu la crise incurable du système capitaliste ; deuxièmement, le
fait que la répartition actuelle de notre planète, c’est-à-dire
avant tout, des colonies, ne correspond plus au poids économique
spécifique des États impérialistes. A la recherche d’une issue
pour sortir de la crise mortelle, les États parvenus aspirent — et
il ne peut pas en être autrement — à un nouveau partage du monde.
Seuls des enfants au biberon et des « pacifistes » professionnels,
auxquels même l’expérience de la malheureuse S.D.N. n’a rien
appris, peuvent supposer qu’une répartition plus « équitable »
des territoires peut se faire autour des tapis verts de la
démocratie.
Si
la révolution espagnole avait été victorieuse, elle aurait donné
une vigoureuse impulsion au mouvement révolutionnaire en France et
dans les autres pays d’Europe. Il eût été possible dans ce cas
d’espérer avec confiance que le mouvement socialiste, victorieux,
prévienne la guerre impérialiste, la rendant inutile et impossible.
Mais le prolétariat révolutionnaire d’Espagne a été étranglé
par la coalition de Staline, Azaña, Caballero, Negrin, Garcia
Oliver,
avant même d’être écrasé par les bandes de Franco. La défaite
de la révolution espagnole a ajourné toute perspective
révolutionnaire quant à la guerre impérialiste. Seuls les aveugles
peuvent ne pas le voir !
Bien
entendu, les chances de sauver de la destruction notre civilisation
seront d’autant plus grandes que les ouvriers avancés combattront
aujourd’hui avec plus d’audace et d’énergie, dans tous les
pays, contre le militarisme et l’impérialisme, malgré des
conditions défavorables et ils seront d’autant plus capables
d’arrêter rapidement la guerre quand elle aura éclaté.
Non,
je ne doute pas que la nouvelle guerre mondiale ne provoque la
révolution mondiale et l’effondrement du système capitaliste. Les
gouvernements impérialistes de tous les pays font tout ce qui est en
leur pouvoir pour accélérer cet affrontement. Il est toutefois
nécessaire que le prolétariat mondial ne soit pas de nouveau pris
au dépourvu par les grands événements.
La
tâche que s’assigne, soit dit en passant, la IVe
Internationale, est précisément de poursuivre la préparation
révolutionnaire de l’avant-garde. C’est précisément la raison
pour laquelle elle s’intitule le parti mondial de la révolution
socialiste.
— Le
monde n’a-t-il pas de Hitler une crainte excessive?
— Les
gouvernements démocratiques considèrent Hitler avec envie et
crainte : celui-ci a réussi, à leurs yeux, à « liquider » la
question sociale. La classe ouvrière qui, depuis un siècle et demi,
ébranlait périodiquement de ses révoltes les pays civilisés
d’Europe est soudain réduite au silence en Italie et en Allemagne.
MM. les politiciens officiels attribuent ce succès aux propriétés
intrinsèques et quasi mystiques du fascisme et du
national-socialisme. En réalité, la force de Hitler ne réside ni
en lui-même ni dans sa méprisable philosophie, mais dans la
terrible déception des masses ouvrières, dans leur désespoir et
leur lassitude.
Au
cours de plusieurs dizaines d’années, le prolétariat d’Allemagne
avait construit une organisation syndicale et un parti
social-démocrate. Plus tard, à côté du grand parti
social-démocrate apparut un grand parti communiste. Toutes ces
organisations qui se développèrent sur les épaules du prolétariat
ont été inexistantes au moment critique et se sont effondrées en
poussière avant l’offensive de Hitler. Elles n’ont pas eu le
courage d’appeler les masses au combat car elles avaient
complètement dégénéré, elles s’étaient embourgeoisées et
avaient rayé la question du combat de leurs préoccupations.
De
telles catastrophes, les masses sortent meurtries et ne s’en
relèvent que lentement. Il est faux de prétendre que le prolétariat
allemand a fait la paix avec Hitler ! Mais il n’a plus confiance
dans les vieux partis, les vieux mots d’ordre et, en même temps,
il n’a pas encore trouvé une issue nouvelle. Telle est
l’explication, la seule, de la toute-puissance policière du
fascisme. Elle durera jusqu’à ce que les masses aient pansé leurs
blessures, repris des forces et, une fois de plus, relevé la tête.
Je crois que nous ne devrons pas attendre longtemps.
La
crainte que la France et la Grande-Bretagne ont de Hitler et de
Mussolini s’explique par le fait que la position de ces deux
vieilles puissances coloniales dans le monde ne correspond plus,
ainsi que nous l’avons indiqué, à leur poids spécifique dans
l’économie mondiale. La guerre ne peut rien leur apporter, elle ne
peut au contraire que les dépouiller d’une grande partie de leurs
richesses. Il est naturel qu’elles s’efforcent de retarder le
moment du nouveau partage du monde et qu’elles jettent à Hitler,
comme des os à ronger, l’Espagne et la Tchécoslovaquie.
L’enjeu
de la lutte, ce sont les colonies, c’est la domination mondiale. La
tentative de présenter cette querelle d’intérêts comme une lutte
entre la « démocratie » et le « fascisme » ne peut que duper la
classe ouvrière. Chamberlain donnera toutes les démocraties du
monde — et il n’en reste guère — pour sauvegarder un dixième
de l’Inde. La force de Hitler, en même temps que sa faiblesse,
consiste en ce que, sous la pression du capitalisme allemand aux
abois, il est prêt à recourir aux moyens les plus extrêmes, sans
négliger au passage le chantage et le bluff au risque de provoquer
la guerre. Hitler a pleinement réalisé la crainte que le désordre
inspire aux propriétaires des colonies ; il a misé sur cette
crainte, sinon avec une très grande ardeur, du moins avec un
incontestable succès.
— Est-il
possible que les démocraties et l’U.R.S.S. s’unissent pour
abattre Hitler ?
— Je
ne pense pas que ce soit mon rôle de donner des conseils, ni aux
gouvernements impérialistes, même s’ils s’intitulent «
démocratiques », ni à la clique bonapartiste du Kremlin, même si
elle s’intitule « socialiste ». Je ne peux donner de conseils
qu’aux ouvriers. Le conseil que je leur donne est de ne pas croire
un seul instant que la guerre entre les deux camps impérialistes
puisse apporter rien d’autre que l’oppression et la réaction
dans l’un et l’autre camp. Ce sera la guerre entre esclavagistes
couverts de masques différents : d’un côté « démocratie », «
civilisation », de l’autre, « race », « honneur ». Seul le
renversement de tous les esclavagistes peut, une fois pour toutes,
mettre fin à la guerre et ouvrir une ère de civilisation véritable.
— Hitler
représente-t-il un grand danger pour les démocraties ?
— Ce
sont les « démocraties » qui sont pour elles-mêmes le danger le
plus grave. Le régime de la démocratie bourgeoise à été fondé
sur les bases du capitalisme libéral, c’est-à-dire de la libre
concurrence. Cette époque est maintenant tout à fait révolue. Le
capitalisme monopoleur d’aujourd’hui, qui a provoqué la
décomposition et la dégradation de la petite et de la moyenne
bourgeoisie, a ainsi miné le sol sous les pieds de la démocratie
bourgeoise. Le fascisme est un produit de cette évolution. Il ne
vient pas du tout « de dehors ». En Italie et en Allemagne, il
s’est imposé sans intervention étrangère. La démocratie
bourgeoise est morte, non seulement en Europe, mais aussi en
Amérique.
S’il
n’est pas liquidé à temps par la révolution socialiste, le
fascisme conquerra inévitablement la France, l’Angleterre, les
États-Unis, avec l’aide de Mussolini et Hitler, ou sans elle. Mais
le fascisme n’est qu’un répit. Le capitalisme est condamné.
Rien ne le sauvera de l’effondrement. Plus le prolétariat fera
preuve dans sa politique de résolution et d’audace, moins la
révolution socialiste exigera de sacrifices et plus vite l’humanité
entrera dans une voie nouvelle.
— Quelle
est votre opinion sur la guerre civile d’Espagne ?
— Mon
opinion sur la guerre civile d’Espagne, je l’ai exprimée à
maintes reprises dans la presse. La révolution espagnole était
socialiste par essence. A plusieurs reprises, les ouvriers ont essayé
de renverser la bourgeoisie, de s’emparer des usines, et les
paysans voulaient prendre les terres. Le « Front populaire » dirigé
par les staliniens a étranglé la révolution socialiste au nom
d’une démocratie bourgeoise dépassée, ce qui a provoqué la
déception, le découragement, le désespoir des masses ouvrières et
paysannes, la démoralisation de l’armée républicaine et eut pour
résultat final l’effondrement militaire.
Rien
ne sert d’invoquer la politique de la trahison qui fut celle de
l’Angleterre et de la France. Bien entendu, les impérialismes «
démocrates » étaient de tout cœur avec la réaction espagnole et
dans la mesure du possible, ils apportèrent leur appui à Franco. Il
en fut et en sera toujours ainsi. Le gouvernement de Grande-Bretagne
s’est tout naturellement rangé aux côtés de la bourgeoisie
espagnole, passée tout entière dans le camp de Franco. Seulement,
au début, Chamberlain ne croyait pas à la victoire de Franco et
craignait de se compromettre par des manifestations de sympathie
prématurées. La France, comme toujours, fila le train à la
Grande-Bretagne. Le gouvernement soviétique joua le rôle de
bourreau avec les ouvriers espagnols. Son dessein était de démontrer
à Londres et Paris qu’il était parfaitement loyal et méritait
toute leur confiance.
La
cause fondamentale de la défaite de cette révolution animée par un
puissant héroïsme est la politique antisocialiste menée par le
soi-disant « Front populaire » traître. Si les paysans avaient
pris les terres et les ouvriers les usines, Franco n’aurait jamais
pu leur arracher des mains cette victoire.
— Le
régime de Franco peut-il se maintenir ?
— Bien
entendu, il ne peut pas s’agir de mille ans comme le clament les
fanfaronnades des nazis allemands. Mais Franco se maintiendra au
pouvoir un certain temps grâce aux mêmes conditions qui ont permis
à Hitler de durer. Après de grands sacrifices, après de terribles
défaites subies malgré ces sacrifices, les masses ouvrières
d’Espagne doivent être déçues jusqu’au plus profond de leur
cœur sur le compte des vieux partis dirigeants, socialiste,
anarchiste, « communiste » qui, en unissant leurs forces sous le
drapeau du « Front populaire », ont étranglé la révolution
socialiste. Il est inévitable que les ouvriers espagnols traversent
maintenant une période de découragement avant de se remettre
lentement et obstinément à la recherche d’une nouvelle issue. La
période pendant laquelle les masses demeureront dans cet état de
prostration coïncidera très précisément avec celle de la
domination de Franco.
— Dans
quelle mesure le Japon menace-t-il sérieusement l’U.R.S.S.,
l’Angleterre et les États-Unis?
— Le
Japon est incapable de soutenir une guerre de grande envergure, en
partie pour des raisons économiques, mais surtout pour des raisons
sociales. Parce que, jusqu’à maintenant, il ne s’est pas libéré
de l’héritage du féodalisme, le Japon constitue le réservoir
d’une gigantesque explosion révolutionnaire. A bien des égards,
sa situation rappelle celle de l’empire tsariste à la veille de
1905.
Les
cercles dirigeants du Japon tentent d’échapper aux contradictions
internes de leur structure sociale par la conquête et le pillage de
la Chine. Mais ses contradictions internes rendent impossible de
grands succès à l’extérieur. S’emparer de positions
stratégiques en Chine est une chose ; soumettre la Chine en est une
autre.
Le
Japon n’oserait jamais défier l’Union soviétique s’il
n’existait pas un antagonisme criant, évident pour tous, entre la
clique dirigeante du Kremlin et le peuple soviétique. Le régime de
Staline qui affaiblit l’U.R.S.S. rend possible une guerre avec le
Japon.
— Quels
seraient les résultats de cette guerre ?
— Je
ne peux croire un seul instant à la victoire du Japon. Je pense que
le résultat le plus certain de la guerre serait l’effondrement du
régime médiéval du Mikado et celui du régime bonapartiste de
Staline.
— Quelles
sont vos occupations au Mexique ?
— J’ai
peu à vous dire de ma vie au Mexique. Les autorités ne m’ont
témoigné que de la bonté. Je me tiens tout à fait à l’écart
de la vie politique au Mexique, mais je suis avec une sympathie
chaleureuse les efforts du peuple mexicain pour conquérir une
indépendance totale et réelle.
Je
termine un livre sur Staline qui paraîtra cette année aux
États-Unis, en Grande-Bretagne et dans plusieurs autres pays. Ce
livre est une biographie politique de Staline, qui se propose
d’expliquer comment un révolutionnaire de second ou troisième
plan peut devenir maître d’un pays quand la réaction
thermidorienne y commence.
Ce
livre montrera en particulier comment et pourquoi l’ex-bolchevik
Staline est aujourd’hui tout à fait mûr pour conclure une
alliance avec Hitler.