Léon
Trotsky : Pourquoi j'accepte de comparaître
(11
décembre 1939)
[Source
Léon Trotsky, Œuvres
22, septembre
1939 à décembre 1939.
Institut Léon Trotsky, Paris 1985, pp. 190-193,
voir des
annotations
là-bas]
Pourquoi
j’ai accepté de comparaître devant la commission Dies?
Naturellement, pas pour faciliter la réalisation des buts politiques
de M. Dies, particulièrement l’adoption de lois fédérales contre
tel ou tel «
parti » extrémiste. Étant un adversaire irréconciliable, non
seulement du fascisme, mais du Comintern d’aujourd’hui, je suis
en même temps résolument opposé à l’interdiction de tels
partis.
La
mise hors la loi des groupes fascistes aurait inévitablement un
caractère fictif : en tant qu’organisations réactionnaires, elles
peuvent facilement changer de couleur et s’adapter à tout type de
forme d’organisation puisque des fractions influentes de la classe
dirigeante et de l’appareil d’État sympathisent beaucoup avec
elles et que ces sympathies grandissent inévitablement pendant les
périodes de crise politique.
Quant
au Comintern, son interdiction ne pourrait qu’aider cette
organisation complètement dégénérée et compromise. La difficulté
de la situation du Comintern provient de la contradiction
insurmontable entre le mouvement ouvrier international et les
intérêts de la clique dirigeante du Kremlin. Après tous ses
zigzags et ses abus de confiance, le Comintern est entré, de toute
évidence, dans une période de décomposition. L’interdiction du
parti communiste rétablirait immédiatement sa réputation aux yeux
des ouvriers, en tant que combattant persécuté dans le combat
contre la classe dirigeante.
Mais
la question n’est pas épuisée par cette considération. Dans les
conditions du régime bourgeois, toute suppression de droits
politiques et de liberté, peu importe contre qui elle soit dirigée
au début, finit par se retourner inévitablement contre la classe
ouvrière, particulièrement ses éléments les plus avancés. C’est
une loi de l’histoire. Les ouvriers doivent apprendre à distinguer
entre leurs amis et leurs ennemis en fonction de leur propre jugement
et pas des initiatives de la police.
Il
n’est pas difficile de prévoir une objection ad
hominem : «
Mais c’est précisément ce gouvernement soviétique, auquel vous
avez appartenu, qui a proscrit tous les partis politiques, excepté
les bolcheviks? » Très juste; et aujourd’hui encore, je suis prêt
à porter la responsabilité de ses actions. Mais on ne peut
identifier les lois de la guerre civile et celles des périodes
pacifiques, les lois de la dictature du prolétariat et les lois de
la démocratie bourgeoise.
Si
on considère la politique d’Abraham Lincoln du seul point de vue
des libertés civiles, alors le grand président n’apparaîtra pas
sous un jour très favorable. Pour se justifier, il pourrait dire,
bien entendu, qu’il était obligé d’appliquer des mesures de
guerre civile pour éliminer l’esclavage de la démocratie. La
guerre civile est un état de crise sociale tendue. Une dictature ou
une autre, grandissant inévitablement à partir des conditions de la
guerre civile, apparaissent fondamentalement comme une exception à
la règle, un régime temporaire.
Il
est vrai que la dictature, en Union soviétique, n’a pas dépéri,
mais qu’elle a revêtu au contraire des formes monstrueuses. Cela
s’explique par le fait qu’une nouvelle caste privilégiée est
sortie de la révolution, qui est incapable de maintenir son régime
sauf à travers des mesures de guerre civile larvée. C’est
précisément sur cette question que j’ai rompu avec la clique
dirigeante du Kremlin. J’ai été battu parce que la classe
ouvrière subissait la pression des conditions intérieures et
extérieures et s’est révélée trop faible pour liquider sa
propre bureaucratie. Je n’ai cependant aucun doute : la classe
ouvrière la liquidera.
Mais,
quelle que puisse être la situation en U.R.S.S., la classe ouvrière
des pays capitalistes, menacée elle-même de servitude, doit
défendre la liberté pour toutes les tendances politiques, y compris
ses propres ennemis irréductibles. C’est pourquoi je n’éprouve
pas la moindre sympathie pour les objectifs de la commission Dies.
Je
n’ai pas à expliquer que je ne suis pas venu ici pour défendre «
des activités américaines » contre des « activités
non-américaines ». Je suis plutôt mal préparé à cette tâche.
Pie encore, toutes mes tentatives pour comprendre en quoi consiste
exactement l’américanisme et de quoi il faut le défendre, n’ont
abouti à rien jusqu’à présent. La grande contribution de
l’Amérique aux trésors de l’humanité peut être décrite d’un
seul mot : technique. L’américanisme est évident et généralement
accepté.
Mais
la question reste pourtant de comment appliquer la technique
américaine aux intérêts de l’humanité. On entend les Harold
Ickes, Homer Cummings, Lewis Douglas et autres représentants
éminents du régime actuel, dire que les monopoles économiques
contredisent les idées de démocratie. Cependant nulle part au monde
le règne des monopoles n’a atteint une telle puissance qu’aux
États-Unis. Où devons-nous chercher l’américanisme : dans les
idées abstraites ou dans la réalité qui les contredit? Plus, le
chômage chronique est-il américain ou non-américain ?
Ces
lois répressives, que M. Dies défend, ont une longue histoire dans
les pays européens où la période de transition de la démocratie
au régime totalitaire a commencé pendant les vingt dernières
années. Les représentants du congrès de la jeunesse ont
ouvertement accusé la commission Dies de mépriser « l’américanisme
». Il me faudrait, en tant qu’étranger, au moins un an pour
étudier ce problème compliqué, mais je ne sais pas si un séjour
prolongé (de ma part) aux États-Unis est compatible avec les
principes de l’américanisme.
Il
faut évidemment reconnaître que le Comintern lui-même a largement
préparé cette persécution qui le frappe. Pendant des années, il a
systématiquement exigé que ses ennemis politiques de gauche soient
réprimés par les gouvernements démocratiques. Ce comportement
honteux nous a donné la possibilité de prédire, il y a longtemps,
que le Comintern serait, à la fin, pris au piège qu’il préparait
aux autres. Et c’est ce qui est arrivé. Browder ne se lassait pas
d’exiger des mesures de police contre les prétendus « trotskystes
». A la fin, la police s’est conduite de façon très impolie avec
Browder lui-même.
Nous
ne sommes pas vindicatifs à cet égard. Le fait qu’il ait utilisé
un faux passeport ne nous remplit pas d’une pieuse horreur. Il
m’est arrivé moi-même d’utiliser un faux passeport dans ma
lutte contre le tsarisme et la réaction de toute espèce. Le malheur
ne consiste pas dans le fait que Browder ait réussi une ou deux fois
à tromper la police, fasciste ou autre, mais dans le fait qu’il
trompe systématiquement les ouvriers américains. La lutte contre
cette duperie est une tâche politique élémentaire. Une commission
du Congrès convient aussi bien à ce combat que la presse ouvrière
et les organes législatifs nationaux.
Je
ne donne aucun soutien cependant à ceux des dirigeants de syndicats
et de partis ouvriers qui, inspirés par leurs sentiments
patriotiques, excluent les communistes de leurs organisations. Je
considère cette politique comme aussi malfaisante que les lois
répressives contre le parti communiste. Un syndicat ne peut faire
son travail que s’il est construit sur les principes de la
démocratie ouvrière. Il est facile de chasser les staliniens par
des mesures bureaucratiques. Il est plus difficile de libérer les
ouvriers de la confiance qu’ils ont en eux. Mais c’est seulement
cette seconde voie qui peut guérir le mouvement ouvrier et le
diriger vers une phase plus élevée.
Le
Comintern a menti, trompé et trahi, tellement que la vérité toute
franche est, contre lui, l’arme la plus efficace. C’est cette
tâche que j’ai entreprise : dire la vérité sur les activités du
Kremlin et du Comintern. Je ne promets pas de révélation
sensationnelle. Mais il n’en est pas besoin. Quelles révélations
peuvent surpasser la procédure des procès de Moscou, la liquidation
de la vieille garde bolchevique, la liquidation des généraux
rouges, la brutale alliance avec Hitler et les zigzags scandaleux du
Comintern sous le fouet du Kremlin? Mais je peux aider à assembler
les différents morceaux de cette image en un tout et à en dévoiler
la signification interne.
Quand
les travailleurs comprendront le rôle historique réactionnaire du
stalinisme, ils s’en détourneront avec aversion. C’est pour
aider les ouvriers à faire cela que j’ai accepté de comparaître
devant la commission Dies.