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Léon Trotsky 19391008 Lettre à Sherman Stanley

Léon Trotsky : Lettre à Sherman Stanley

(8 octobre 1939)

[Source Léon Trotsky, Œuvres 22, septembre 1939 à décembre 1939. Institut Léon Trotsky, Paris 1985, pp. 91-93, titre : « Garder les Proportions », voir des annotations là-bas]

Cher Camarade Stanley,

J’ai reçu votre lettre adressée à O’Brien à la veille de son départ. Cette lettre m’a fait une impression étrange car, à l’opposé de vos très bons articles, elle est pleine de contradictions.

Je n’ai encore reçu aucun matériel concernant la réunion plénière du comité national et ne sais rien ni de la résolution de la majorité ni du texte de M[ax] S[hachtman], mais vous affirmez qu’il n’y a pas d’opposition inconciliable entre les deux textes. En même temps, vous affirmez que le parti va « au désastre ». Même si les deux positions étaient inconciliables, ce ne serait pas un « désastre ». Cela impliquerait seulement la nécessité de pousser la lutte jusqu’au bout. Mais, si les deux motions n’expriment que les nuances d’un même point de vue contenu dans le programme de la IVe Internationale, comment une catastrophe peut-elle surgir de cette divergence sans rapport avec les principes (de votre point de vue)? Que la majorité préfère sa propre nuance (s’il ne s’agit que d’une nuance), c’est normal. Mais ce qui n’est pas normal du tout, c’est que la minorité déclare : « Puisque vous, majorité, vous préférez votre nuance à la nôtre, nous prédisons une catastrophe. » De quel côté viendra cette catastrophe?… Et vous affirmez que vous « examinez objectivement les différents regroupements ». Ce n’est pas du tout mon impression.

Vous écrivez à propos de mon article « qu’une page manquait pour une raison ou pour une autre ». Vous entretenez ainsi une suspicion des plus fielleuses à l’égard des camarades responsables. C’est par suite d’un regrettable laisser-aller de notre bureau ici que cette page fait défaut, et nous avons déjà envoyé à la traduction un nouveau texte complet.

Votre argumentation concernant « l’empire ouvrier » dégénéré ne me semble pas très heureuse. Dès les premiers jours de la révolution d’Octobre, on reprocha aux bolcheviks de reprendre « le programme d’expansion du tsarisme ». Même un État ouvrier sain tendrait à une expansion dont les limites géographiques coïncideraient inévitablement avec celles de l’expansionnisme tsariste, car, d’ordinaire, les révolutions ne changent pas les conditions géographiques. Ce que nous reprochons au gang du Kremlin n’est pas son expansion, pas plus que les directions géographiques de son expansion, mais bien les méthodes bureaucratiques, contre-révolutionnaires, qu’il emploie dans ce but. Mais en même temps nous reconnaissons, pour la simple raison que nous autres, marxistes, « examinons objectivement » la réalité historique, que ni le tsar, ni Hitler, ni Chamberlain n’ont eu — ou n’ont — l’habitude d’abolir la propriété capitaliste dans les pays occupés; ce fait, très positif, dépend d’un autre fait, à savoir que la révolution d’Octobre a été totalement assassinée par la bureaucratie et que celle-ci est forcée, par sa position même, d’adopter des mesures que nous devons, dans des circonstances données, défendre contre les ennemis impérialistes. Ces mesures progressistes sont, bien sûr, incomparablement moins importantes que l’activité générale contre-révolutionnaire de la bureaucratie : c’est pourquoi nous jugeons nécessaire de renverser la bureaucratie…

Les camarades s’indignent beaucoup du pacte Staline-Hitler. C’est compréhensible. Ils veulent prendre leur revanche sur Staline. Très bien. Mais, aujourd’hui, nous sommes trop faibles, et nous ne pouvons immédiatement renverser le Kremlin. Quelques camarades cherchent alors une satisfaction purement verbale. Ils retirent à l’U.R.S.S. le titre d’État ouvrier, de même que Staline prive de l’ordre de Lénine un fonctionnaire en disgrâce. Je trouve cela quelque peu puéril, cher ami. La sociologie marxiste et l’hystérie sont absolument incompatibles.

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