Léon Trotsky‎ > ‎1939‎ > ‎

Léon Trotsky 19391106 Lettre à Max Shachtman

Léon Trotsky : Lettre à Max Shachtman

(6 novembre 1939)

[Source Léon Trotsky, Œuvres 22, septembre 1939 à décembre 1939. Institut Léon Trotsky, Paris 1985, pp. 140-146, titre : « Où est le Danger principal? », voir des annotations là-bas]

Cher Camarade Shachtman,

J’ai reçu la transcription de votre discours du 15 octobre, que vous m’avez envoyée, et je l’ai évidemment lue avec l’attention qu’elle mérite. J’y ai trouvé toute une série d’idées excellentes et des formulations qui m’ont semblé en plein accord avec nos positions communes, telles qu’elles sont exprimées dans les textes fondamentaux de la IVe Internationale. Mais je n’ai pu y trouver d’explications de votre attaque contre nos positions antérieures que vous qualifiez « d’insuffisantes, inadéquates et dépassées ».

Vous dites : « Ce sont les faits concrets qui, en divergeant de nos prédictions et de nos hypothèses théoriques, changent la situation. » (p. 17). Mais, malheureusement, vous parlez du « concret » en termes si abstraits que je ne puis voir dans quelle mesure ces faits modifient la situation, ni quelles sont pour notre politique les conséquences de ces modifications. Vous citez quelques exemples du passé. Ainsi, selon vous, nous avons « vu et prévu » la dégénérescence de la IIIe Internationale (p. 18) ; mais ce n’est qu’après la victoire de Hitler que nous avons jugé nécessaire de proclamer la IVe Internationale. L’exemple n’est pas rapporté avec précision. Nous avions prévu non seulement la dégénérescence de la IIIe Internationale, mais aussi la possibilité de sa régénération. C’est seulement l’expérience allemande des années 1929-1933 qui nous a convaincus que le Comintern était condamné et que rien ne pouvait le régénérer. Mais alors nous avons changé fondamentalement notre politique : à la IIIe Internationale, nous avons opposé la IVe Internationale.

Mais nous n’avons pas tiré les mêmes conclusions en ce qui concerne l’État soviétique. Pourquoi? La IIIe Internationale était un parti, un ensemble de gens sélectionnés sur la base d’idées et de méthodes. Cette sélection était devenue si fondamentalement opposée au marxisme que nous étions obligés d’abandonner tout espoir de la régénérer. Mais l’État soviétique n’est pas seulement une sélection idéologique, c’est un complexe d’institutions sociales qui continuent à exister en dépit du fait que les idées de la bureaucratie sont maintenant presque à l’opposé des idées de la révolution d’Octobre. C’est pourquoi nous n’avons pas renoncé à la possibilité de régénérer l'État soviétique par une révolution politique. Croyez-vous que nous devions maintenant modifier cette attitude? Si tel n’est pas te cas, et je suis certain que vous ne le proposez pas, où réside le changement fondamental déterminé par le « caractère concret » des faits?

Vous citez à ce propos le mot d’ordre de l’Ukraine soviétique indépendante que, je le constate avec satisfaction, vous acceptez. Mais vous ajoutez : « Autant que je l’aie compris, notre position fondamentale a toujours été de nous opposer aux tendances séparatistes à l’intérieur de la république fédérale soviétique. » (p. 19). Et vous voyez là « un changement de politique » fondamental. Mais : 1) Le mot d’ordre d’Ukraine soviétique indépendante a été proposé avant le pacte Hitler-Staline. 2) Ce mot d’ordre ne constitue qu’une application dans le domaine de la question nationale de notre mot d’ordre général de renversement révolutionnaire de la bureaucratie. Vous auriez autant de raison de dire : « Autant que je l’aie compris, notre position fondamentale a toujours été de nous opposer à tout acte de rébellion contre le gouvernement soviétique. » C’est vrai, mais il y a plusieurs années que nous avons modifié cette position fondamentale. Je ne vois pas du tout quel nouveau changement vous proposez maintenant à cet égard.

Vous faites référence à la marche de l’Armée rouge en Pologne et en Géorgie en 1920, et vous poursuivez : « Si aujourd’hui il n’y a rien de nouveau dans la situation, pourquoi la majorité ne nous propose-t-elle pas de saluer l’avance de l’Armée rouge en Pologne, dans les pays baltes, en Finlande ? » (p. 20). Dans cette partie décisive de votre intervention, vous établissez qu’il y a « quelque chose de nouveau » dans la situation de 1939 par rapport à celle de 1920. C’est évident ! Ce qui est nouveau dans la situation, c’est la faillite de la IIIe Internationale, c’est la dégénérescence de l’État soviétique, c’est le développement de l’Opposition de gauche et la création de la IVe Internationale. Ces « faits concrets » sont précisément survenus entre 1920 et 1939. Et ces événements expliquent suffisamment pourquoi nous avons radicalement changé de position à l’égard de la politique du Kremlin, y compris de sa politique militaire.

Vous semblez oublier un peu qu’en 1920 nous soutenions non seulement les actes de l’Armée rouge, mais aussi ceux du G.P.U. Du point de vue de notre appréciation de l’État, il n’y a pas de différence de principe entre l’Armée rouge et le G.P.U. Leurs activités ne sont pas seulement étroitement liées, elles sont entrelacées. Nous pouvons dire qu’en 1918 et dans les années suivantes, nous avons salué la Tchéka dans sa lutte contre les contre-révolutionnaires russes et les espions impérialistes*, mais en 1927, quand le G.P.U. a commencé à arrêter, à exiler et à fusiller les véritables bolcheviks, nous avons modifié notre appréciation de cette institution. Cette modification concrète est intervenue onze ans avant le pacte germano-soviétique. C’est pourquoi je suis plutôt étonné quand vous parlez de façon sarcastique de « la majorité qui refuse même (!) de prendre aujourd’hui la position que nous avons prise en 1920… » (p. 20). Nous avons commencé à modifier cette position en 1923. Nous avons procédé par étapes, plus ou moins en liaison avec des développements objectifs. Le moment décisif de cette évolution a été pour nous 1933-34. Si nous n’arrivons pas à voir exactement les modifications fondamentales d’orientation que vous nous proposez, cela ne veut pas dire que nous en revenons en 1920 !

Vous insistez particulièrement sur la nécessité d’abandonner le mot d’ordre de défense inconditionnelle de l’U.R.S.S., sur quoi vous interprétez ce mot d’ordre comme ayant signifié dans le passé un soutien inconditionnel de notre part à toute action militaire ou diplomatique du Kremlin, c’est-à-dire à la politique de Staline. Non, mon cher Shachtman, cette présentation ne correspond pas au « caractère concret » des faits. En 1927, déjà, nous proclamions devant le comité central : Pour la patrie socialiste? Oui. Pour le cours stalinien? Non. » Et vous semblez oublier ce qu’on a appelé les « thèses Clemenceau » qui signifient que, dans l’intérêt de la véritable défense de l’U.R.S.S., l’avant-garde prolétarienne peut être obligée d’éliminer le gouvernement de Staline pour le remplacer par le sien. Ceci fut proclamé en 1927! Cinq ans plus tard, nous avons expliqué aux ouvriers que ce changement de gouvernement ne pourrait être effectué que par la révolution politique. Ainsi avons-nous fondamentalement différencié notre défense de PU.R.S.S. en tant qu’État ouvrier de la défense de l’U.R.S.S. par la bureaucratie. Sur quoi vous interprétez notre politique passée comme un soutien inconditionnel des activités diplomatiques et militaires de Staline ! Permettez-moi de vous dire que c’est là une horrible déformation de l’ensemble de notre position, non seulement depuis la création de la IVe Internationale, mais depuis le tout début de l’Opposition de gauche.

La défense inconditionnelle de l’U.R.S.S. signifie précisément que notre politique n’est pas déterminée par les actes, les manœuvres ou les crimes de la bureaucratie du Kremlin, mais uniquement par la conception que nous nous faisons des intérêts de l’État soviétique et de la révolution mondiale.

A la fin de votre intervention, vous citez la formule de Trotsky, concernant la nécessité de subordonner la défense de la propriété nationalisée en U.R.S.S. aux intérêts de la révolution mondiale, et vous poursuivez : « Eh bien, j’avais toujours compris de notre position dans le passé que nous niions véhémentement toute possibilité de conflit entre les deux… Je n’ai jamais compris dans le passé notre position en ce sens que nous subordonnions l’un à l’autre. Si je comprends bien l’anglais, cette phrase implique, ou bien qu’il y a conflit entre les deux, ou bien qu’il existe la possibilité d’un tel conflit. » (p. 37). Et vous tirez de cela la conclusion qu’il est impossible de conserver notre mot d’ordre de défense inconditionnelle de l’Union soviétique.

Cette argumentation est basée au moins sur deux malentendus. Comment et pourquoi le maintien de la propriété nationalisée pourrait-il être « en conflit » avec les intérêts de la révolution mondiale? Vous laissez entendre implicitement que la politique de défense du Kremlin — pas la nôtre ! — peut entrer en conflit avec les intérêts de la révolution mondiale. C’est évident ! A chaque étape ! Sous tous les aspects ! Cependant notre politique de défense n’est pas conditionnée par celle du Kremlin. C’est le premier malentendu. Mais, dites-vous, s’il n’y a pas de conflit, pourquoi parler de subordination ? Et voilà le deuxième malentendu. Nous devons subordonner la défense de l’U.R.S.S. à la révolution mondiale, dans la mesure où nous subordonnons la partie au tout. En 1918, dans sa polémique contre Boukharine, qui insistait sur la nécessité d’une guerre révolutionnaire contre l’Allemagne, Lénine répondait à peu près : « Si une révolution devait éclater en Allemagne aujourd’hui, ce serait notre devoir d’aller à la guerre, même au risque de la perdre. La révolution en Allemagne est plus importante que la nôtre, et nous devrions au besoin sacrifier — pour un temps — le pouvoir des soviets en Russie afin d’aider à son établissement en Allemagne. » A l’heure actuelle, une grève à Chicago pourrait être déraisonnable en et par elle-même, mais s’il s’agissait d’aider une grève générale à l’échelle nationale, les ouvriers de Chicago devraient subordonner leurs intérêts à ceux de leur classe, et appeler à la grève. Si l’U.R.S.S. est engagée dans une guerre aux côtés de l’Allemagne, la révolution allemande pourrait à coup sûr menacer les intérêts immédiats de la défense de l’U.R.S.S. Conseillerions-nous aux ouvriers allemands de ne pas agir? L’Internationale communiste leur donnerait sans aucun doute semblable conseil. Nous pas. Nous dirons : « Nous devons subordonner les intérêts de la défense de l’Union soviétique aux intérêts de la révolution mondiale. »

Il a été, me semble-t-il, répondu à quelques-uns de vos arguments dans le dernier article de Trotsky « Encore et à nouveau sur la nature de l’U.R.S.S. », lequel a été écrit avant que j’aie reçu la transcription de votre intervention.

Il y a des centaines et des centaines de jeunes militants qui ne sont pas passés par notre expérience commune. J’ai bien peur que votre présentation des faits ne puisse les induire en erreur et leur faire croire que nous étions pour le soutien inconditionnel du Kremlin, au moins dans le domaine international, que nous n’avions pas prévu des éventualités comme la collaboration entre Staline et Hitler, que nous avons été pris de court par les événements et que nous devons changer de position du tout au tout. Ce n’est pas vrai ! Et, indépendamment de toutes les autres questions que vous abordez ou touchez seulement dans votre intervention (direction, conservatisme, régime du parti, etc.), nous devons, à mon avis, vérifier de nouveau notre position sur la question russe avec tout le soin nécessaire, autant dans l’intérêt de la section américaine que dans celui de la IVe Internationale dans son ensemble.

Le véritable danger aujourd’hui ne réside pas dans la défense « inconditionnelle » de ce qui est digne d’être défendu, mais dans l’aide, directe ou indirecte, au courant politique qui essaie d’identifier l’U.R.S.S. aux états fascistes, pour le plus grand profit des démocraties, ou au courant proche qui met toutes les tendances dans le même sac, de façon à discréditer le marxisme ou le bolchevisme par le stalinisme. Nous sommes l’unique parti qui ait réellement prévu les événements, non sous leur forme concrète empirique, bien sûr, mais dans leur tendance générale. Notre force consiste dans le fait que nous n’avons pas besoin de modifier notre orientation au moment où la guerre commence. Et je trouve tout à fait faux que certains de nos camarades, inspirés par le combat fractionnel pour un « bon régime » — que, autant que je sache, ils n’ont jamais défini — persistent à crier : « Nous avons été pris de court ! Notre orientation s’est révélée fausse! Il nous faut improviser une nouvelle ligne ! » Et ainsi de suite. Cela me paraît tout à fait incorrect et dangereux.

P.S. Les formulations de cette lettre sont loin d’être parfaites, puisqu’il ne s’agit pas d’un article élaboré, mais d’une simple lettre que j’ai dictée en anglais et que mon collaborateur a corrigée au fur et à mesure.

Comments