Léon
Trotsky : Les Féodalistes démocrates et l’indépendance
de
l’Ukraine
(5
août 1939)
[Source
Léon Trotsky, Œuvres 21, avril
1939 à septembre 1939.
Institut Léon Trotsky, Paris 1986, pp. 363-365,
voir
des
annotations
là-bas]
Dans
le journal de Kerensky, Novaja
Rossija,
du 12 juillet 1939, mon article sur l’indépendance de l’Ukraine
est soumis à une critique spécifique. Du point de vue des critères
socialistes, scientifique, littéraire, etc… Novaja
Rossija
n’a évidemment aucun intérêt. Mais elle a le mérite de
permettre de voir dans la tête des démocrates russes bourgeois et
petits bourgeois. Grattez suffisamment l’un d’eux et vous
trouverez un féodal.
Ce
journal ne décolère pas à propos du fait que j’ai pris position
sans réserves pour le soutien du peuple ukrainien dans sa lutte pour
l’indépendance nationale en tant qu’État. « La séparation de
l’Ukraine soviétique de l’U.R.S.S. n’embarrasse pas du tout L.
Trotsky. » Tout à fait exact ! En ce qui concerne MM. les
démocrates, ils sont non seulement embarrassés, mais profondément
irrités par la perspective d’une séparation de l’Ukraine. La
revendication démocratique d’une nationalité opprimée pour
conquérir sa complète indépendance ne pouvait que provoquer la
colère des féodaux. « La question de savoir comment cette
révolution — la révolution nationale ukrainienne — sera
utilisée par Hitler pour la réalisation de ses plans n’est pas
abordée par Trotsky. » Ces messieurs de la Novaja
Rossija
considèrent que « la séparation de l’Ukraine conduira à
l’affaiblissement militaire de l’U.R.S.S. », et ils en viennent
à être tout près de conclure que la politique de Trotsky sert
Hitler. C’est la même opinion qu’a le Kremlin, Les grands
esprits se rencontrent, comme dit un proverbe français.
Admettons
que la séparation de l’Ukraine affaiblisse effectivement
I’U.R.S.S. Que faire alors du principe de l’auto-détermination
des nations? Tout état qui retient de force dans ses frontières
quelque nationalité autre considère que leur séparation
affaiblirait l’état dans les domaines économique et militaire.
Hitler a annexé les Tchèques et à moitié annexé la Slovaquie
précisément
parce que cela conduit au renforcement militaire de l’Allemagne. En
quoi les critères des démocrates diffèrent-ils de celui de Hitler?
En ce qui concerne la nation ukrainienne, les démocrates de Novaja
Rossija,
à la suite de Milioukov, ce démocrate pas peu célébré, sont
peut-être prêts à répondre à cette question que les Ukrainiens
sont « en gros et en général », selon toute vraisemblance, une
nation, mais qu’après tout, il y a des limites. En d’autres
termes, c’est une nation de second ordre dans la mesure où le
destin de l’Ukraine doit être déterminé par les intérêts de la
Russie, c’est-à-dire de la majorité Grand-Russe. Et c’est
précisément là le point de vue des féodaux chauvins.
Au
cours des tristes journées de la révolution de février, le
Gouvernement provisoire refusa tout net d’accorder aux Ukrainiens,
non seulement l’indépendance — les Ukrainiens ne la
revendiquaient pas encore —, mais aussi la simple autonomie. MM.
les démocrates marchandaient comme des maquignons les droits
nationaux de l’Ukraine. Ils prenaient alors comme point de départ
direct et immédiat les intérêts des anciens « maîtres » de la
Grande Russie, des types propriétaires terriens, bourgeois et
démocrates. Aujourd'hui, ils traduisent dans la langue des émigrés
la même tradition glorieuse.
D’un
point de vue historique bien plus élevé, c’est-à-dire celui de
la révolution socialiste, il serait tout à fait possible de
subordonner pour un certain temps les intérêts nationaux de
l’Ukraine à ceux du prolétariat international s’ils entraient
en conflit les uns avec les autres. Mais il n’existe aucun indice
d’un tel conflit. L’Ukraine est en train d’être étranglée
par la même réaction bonapartiste qui étrangle l’ensemble de
l’U.R.S.S. et sape sa capacité de défense. Le mouvement
révolutionnaire ukrainien dirigé contre la bureaucratie
bonapartiste est l’allié direct du prolétariat révolutionnaire
international.
Les
féodaux démocrates qui voient loin sont très préoccupés par le
fait qu’Hitler puisse un jour dans l’avenir utiliser le mouvement
national ukrainien. Ils ferment les yeux sur le fait que Hitler, dès
aujourd'hui, utilise l’oppression et le démembrement de la nation
ukrainienne.
Contrairement
à MM. les démocrates de l’espèce menchevique et narodnique, nous
ne partons pas du tout de la considération selon laquelle il
n’existe aucun fauve pire que le chat. La force de Hitler en
général, et particulièrement vis-à-vis de l’Ukraine, ne réside
pas en lui-même, mais dans le fait que la démocratie est
démonétisée et décomposée, dans le fait que les IIe
et IIIe
Internationales se décomposent dans la large vague de désillusion,
de déclin et d'apathie au sein des masses. Le mouvement
révolutionnaire qui l’emporterait dans n’importe quel pays
sonnerait le glas de Hitler. Le mouvement révolutionnaire national
ukrainien est partie intégrante de la puissante vague
révolutionnaire qui est en train de se préparer, à travers un
processus moléculaire, sous la croûte de la réaction triomphante.
C’est pourquoi nous disons : « Vive l’Ukraine soviétique
indépendante ! »