Léon
Trotsky : Les États-Unis entreront en guerre
(4
octobre 1939)
[Source
Léon Trotsky, Œuvres 22,
septembre
1939 à décembre 1939.
Institut Léon Trotsky, Paris 1985, pp. 87-90,
voir
des
annotations
là-bas]
La
politique de l’U.R.S.S., emplie de surprises même pour des
observateurs attentifs, procède en réalité de l’analyse
traditionnelle par le Kremlin des relations internationales que l’on
peut formuler approximativement de la façon suivante : depuis
longtemps, l’importance non seulement de la France, mais aussi de
la Grande-Bretagne a cessé de correspondre aux dimensions de leurs
possessions coloniales respectives. La nouvelle guerre détruira
forcément ces deux empires. (Ce n’est pas par hasard, dit-on au
Kremlin, que l’astucieux opportuniste Mohandas K. Gandhi
a
déjà lancé la revendication de l’indépendance de l’Inde. Et
ce n’est qu’un début.) Lier son sort à celui de la
Grande-Bretagne et de la France, si les États-Unis ne sont pas
derrière elles, c’est signer d’avance sa condamnation.
Les
« opérations » sur le front occidental pendant le premier mois de
guerre n’ont fait que confirmer Moscou dans cette analyse. La
France et la Grande-Bretagne ne veulent pas violer fa neutralité de
la Belgique et de la Suisse — qu’il faudra bien violer si la
guerre vient à s’engager pour de bon —, ni attaquer sérieusement
la ligne Siegfried. Elles ne veulent apparemment pas faire la guerre
du tout, tant qu’elles n’ont pas d’avance la garantie que les
États-Unis ne consentiront pas à leur défaite. Aussi le Kremlin
estime-t-il que la façon actuelle, confuse et indécise, dont la
France et la Grande-Bretagne mènent les opérations, est une sorte
de grève militaire sur le tas contre les États-Unis, pas une guerre
contre l’Allemagne. Dans ces conditions, le pacte entre Joseph
Staline et Adolf Hitler devait inévitablement être complété par
celui de septembre. La signification réelle des formules algébriques
de ce nouvel instrument diplomatique apparaîtra clairement à
travers le développement de la guerre dans les prochaines semaines.
Il
est très peu probable que Moscou intervienne maintenant du côté de
Hitler contre les empires coloniaux. Staline n’est entré dans un
bloc très impopulaire avec Hitler que pour protéger le Kremlin des
risques et troubles de la guerre. Ensuite, il est intervenu dans une
petite guerre pour justifier son bloc avec Hitler. Dans les fissures
d’une grande guerre, Moscou cherchera encore à faire de nouvelles
conquêtes dans la Baltique et les Balkans. Il faut cependant
considérer ces conquêtes provinciales à la lumière de la guerre
mondiale. Si Staline veut conserver ces provinces nouvelles, il devra
tôt ou tard mettre en jeu son pouvoir lui-même. Toute sa politique
tend à retarder ce moment.
Mais,
s’il est difficile de s’attendre à une coopération militaire
directe de Moscou avec Berlin sur le front occidental, il serait
infiniment léger de sous-estimer l’aide économique que
l’U.R.S.S., avec le concours de la technique allemande, notamment
dans le domaine des transports, peut apporter à l’armée
allemande. L’importance du blocus franco-britannique n’en sera
certes pas supprimée, mais elle sera considérablement diminuée.
Dans ces conditions, le pacte germano-soviétique aura deux
conséquences. Il allongera beaucoup la durée de la guerre et il
rapprochera le moment de l’intervention des États-Unis.
En
elle-même, cette intervention est absolument inévitable. Londres,
contre toute évidence, a voulu croire que les ambitions de Hitler ne
dépasseraient pas la plaine du Danube et a espéré que la
Grande-Bretagne pourrait rester à l’écart. De même, sur le
continent américain, certains espèrent pouvoir s’abriter derrière
un écran de papier les isolant contre cette folie purement «
européenne ». Espoirs vains ! Il s’agit d’une lutte pour la
domination
mondiale
— et les États-Unis ne peuvent pas rester à l’écart. Leur
intervention, qui serait à même d’amener un changement
d’orientation, non seulement de Moscou mais aussi de Rome, n’est
cependant que la musique de l’avenir. Les empiristes du Kremlin ont
les deux pieds dans le présent. Ils ne croient pas à la victoire de
la Grande-Bretagne et de la France et ils se cramponnent donc à
l’Allemagne.
Pour
comprendre la politique de l’U.R.S.S. avec ses tournants
inattendus, il faut avant tout rejeter l’idée absurde selon
laquelle Staline cherche par la guerre à étendre la révolution
mondiale. Si tel était son but, le Kremlin pourrait-il sacrifier son
influence sur la classe ouvrière internationale pour annexer des
territoires frontaliers ? Le sort de la révolution ne se décidera
ni en Galicie, ni en Estonie, ni en Lettonie, ni en Bessarabie. Il se
décidera en Allemagne : mais là, Staline soutient Hitler. Il se
décidera en France et en Grande-Bretagne : mais là, Staline a porté
un coup mortel aux partis communistes. Et le P.C. des États-Unis ne
pourra pas résister bien longtemps aux conséquences du pacte de
septembre. La Pologne survivra, l’Internationale communiste,
jamais. En réalité, il n’existe aujourd’hui aucun gouvernement,
ni en Europe, ni dans le monde entier, qui craigne plus la révolution
que la caste privilégiée qui gouverne l’U.R.S.S. Le Kremlin ne se
sent pas solide et les révolutions sont contagieuses et c’est
précisément parce que le Kremlin a peur de la révolution qu’il a
peur de la guerre qui mène à la révolution.
Il
est vrai que, dans les régions occupées, le Kremlin procède à
l’expropriation des grands propriétaires. Mais ce n’est pas là
une révolution faite par les masses, mais une réforme
administrative destinée à étendre le régime de l’U.R.S.S. dans
des territoires nouveaux. Demain, dans les régions « libérées »,
le Kremlin écrasera sans pitié les ouvriers et les paysans pour les
assujettir à la bureaucratie totalitaire. Hitler n’a pas peur de
ce genre de « révolution » à ses frontières et, à sa manière,
il a tout à fait raison.
Pour
brouiller les nouveaux amis, la propagande franco-britannique
s’efforce de présenter Hitler comme un simple instrument aux mains
de Staline. C’est contraire au bon sens. Dans le pacte de septembre
comme celui d’août, Hitler est le partenaire agissant. Staline
joue un rôle subalterne, s’adapte, s’accroche, marche au pas sur
la musique de Hitler, limite tout ce qu’il est tenu de faire s’il
ne veut pas la rupture avec Hitler. La politique de Hitler est
offensive et mondiale. Celle de Staline est défensive et
provinciale. Hitler veut faire voler en éclats l’empire
britannique et préparer une base militaire pour la guerre contre les
États-Unis. Staline le soutient pour le détourner de l’Est. A
chaque étape de son plan, Hitler sait se forger un nouveau cercle d’
« amitiés ». En août, il s’est assuré la neutralité de
Staline et son concours économique pour attaquer la Pologne. En
septembre, il a fait de Staline son partenaire intéressé dans sa
lutte contre la France et la Grande-Bretagne. La moitié de la
Pologne, ce n’est pas pour cela un prix trop élevé. De toute
façon, si Hitler perd la guerre, il perdra la Pologne. Si, grâce à
Staline, il en sort vainqueur, il remettra toutes les questions sur
le tapis à l’Est.
Du
fait de la difficulté, voire de l’impossibilité dans laquelle se
trouve l’Allemagne de soutenir une guerre longue, Hitler veut la
remplacer par une série de coups très rapides. Maintenant il a de
nouveau besoin d’un répit. Staline, comme avant, a besoin de la
paix. D’où l’empressement de Staline à aider Hitler à obtenir
de la France et de la Grande-Bretagne une capitulation sans combat.
Il est certain que la signature d’une paix sur le front Ouest
laisserait à Hitler les mains libres contre l’U.R.S.S. Mais si
Staline ne s’est pas associé à P « offensive de paix » de ce
dernier, c’est parce qu’il mène une politique conjoncturelle :
Staline est un tacticien, pas un stratège. En outre, après le
partage de la Pologne, il a perdu sa liberté d’action.
Pour
obliger le Kremlin à changer de politique, il n’existe qu’un
moyen, mais il est sûr : il faut porter à Hitler un coup si décisif
que Staline cesse d’avoir peur de lui. En ce sens, on peut dire que
la clé de la politique du Kremlin se trouve actuellement à
Washington.