Léon
Trotsky : Le Mystère est éclairci
(18
septembre 1939)
[Source
Léon Trotsky, Œuvres 22,
septembre
1939 à décembre 1939.
Institut Léon Trotsky, Paris 1985, pp. 31-34,
voir
des
annotations
là-bas]
La
guerre, comme la révolution, se distingue par le fait qu’elle
balaie d’un seul coup les formules vides et met à nu la réalité.
La « défense de la démocratie » est une formule vide. L’invasion
de la Pologne est une réalité sanglante.
Il
est clair aujourd’hui que, pendant les années où le Comintern
menait à grand tapage sa campagne pour une alliance des démocraties
contre le fascisme, le Kremlin était en train de préparer une
entente militaire avec Hitler contre les prétendues démocraties.
Même de parfaits crétins doivent comprendre aujourd’hui que les
procès de Moscou qui ont permis d’exterminer la vieille garde
bolchevique sous l’accusation de collaboration avec les nazis,
n’étaient rien d’autre qu’une couverture de l’alliance de
Staline et de Hitler. II n’y a plus de secret. Tandis que les
missions militaires britannique et française examinaient avec
Vorochilov le meilleur moyen de défendre la Pologne, le même
Vorochilov discutait avec les représentants de l’état-major
allemand du meilleur moyen de détruire et de partager la Pologne. Le
Kremlin n’a pas seulement trompé Chamberlain, Daladier et Beck,
mais aussi systématiquement les masses laborieuses d’Union
soviétique et du monde entier.
Quelques
imbéciles et des snobs m’ont accusé d’avoir été amené par ma
« haine » de Staline à faire d’horribles prédictions. Comme si
les gens sérieux pouvaient se laisser guider par leurs sentiments
personnels dans des questions de portée historique ! Les faits
inexorables démontrent que la réalité est plus horrible que toutes
les prédictions que j’ai faites. En pénétrant en territoire
polonais, les troupes soviétiques savaient d’avance à quel
endroit exact elles allaient rencontrer — en tant qu’alliés, pas
en tant qu’ennemis — les armées de Hitler. L’opération avait
été déterminée dans ses aspects essentiels par les clauses
secrètes du pacte germano-soviétique ; les états-majors des deux
pays devaient collaborer en permanence ; l’intervention de Staline
n’est que le complément symétrique des opérations hitlériennes.
Voilà les faits.
Jusqu’à
très récemment, le Kremlin, cherchant à gagner l’amitié de
Varsovie (en l’occurrence la tromper) disait que le mot d’ordre
d’auto-détermination pour l’Ukraine occidentale (la Galicie
orientale) était criminel. Les purges et les exécutions en Ukraine
soviétique ont été provoquées avant tout par le fait que les
révolutionnaires ukrainiens, contrairement à la volonté de Moscou,
aspiraient à l’émancipation de la Galicie de l’oppression
polonaise. Aujourd’hui, le Kremlin couvre son intervention en
Pologne d’une sollicitude repentante pour l’ « émancipation »
et l’ « unification » des nations ukrainienne et biélo-russienne.
En réalité, l’Ukraine soviétique, plus que toute autre partie de
l’Union soviétique, est ligotée férocement par les chaînes de
la bureaucratie de Moscou. Les aspirations des différentes parties
du peuple ukrainien à l’unité et à l’indépendance sont tout à
fait légitimes et revêtent une grande intensité. Mais ces
aspirations sont dirigées également contre le Kremlin. Si
l’objectif de l’intervention est atteint, le peuple ukrainien
sera « unifié », non dans la liberté nationale, mais dans la
servitude bureaucratique. De plus, il ne se trouvera pas un seul
honnête homme pour approuver « l’émancipation » de huit
millions d’Ukrainiens et de Biélorussiens au prix de
l’asservissement de millions de Polonais ! Même si le Kremlin
organisait par la suite un plébiscite en Galicie orientale sur le
modèle de Goebbels,
il ne tromperait personne. Car il ne s’agit pas de l’émancipation
d’un peuple opprimé, mais de l’agrandissement du territoire sur
lequel vont s’exercer oppression et parasitisme bureaucratique.
La
presse hitlérienne approuve totalement « l’unification » et l’
« émancipation » des Ukrainiens dans les griffes du Kremlin.
Hitler mène ainsi à bien deux tâches. Premièrement, il attire
l’Union soviétique dans son orbite militaire. Deuxièmement il
effectue un pas préparatoire sur la voie de la réalisation de son
programme d’une « Grande Ukraine ». La politique de Hitler est la
suivante : l’établissement d’un ordre précis pour ses
conquêtes, l’une après l’autre et la création, en vue de
chaque nouvelle conquête, d’un nouveau système d’« amitiés ».
A l’étape présente, il cède à son ami Staline la Grande Ukraine
à titre de dépôt temporaire. A l’étape suivante, il posera la
question de savoir qui est le propriétaire de l’Ukraine, Staline
ou lui, Hitler.
Il
y a des gens qui osent comparer l’alliance Hitler-Staline au traité
de Brest-Litovsk. Quelle dérision! Les négociations de
Brest-Litovsk ont été menées ouvertement, sous les yeux de
l’humanité tout entière. La révolution soviétique, à la fin de
1917 et au début de 1918, n’avait pas un seul bataillon capable de
se battre. L’Allemagne des Hohenzollern attaquait la Russie,
s’emparant des provinces soviétiques et du matériel militaire. Le
jeune gouvernement n’avait pas d’autre possibilité physique que
de signer le traité de paix. Cette paix, nous l’avons publiquement
définie comme une capitulation
d’une révolution désarmée face à un ennemi puissant. Nous
n’avons pas célébré le culte des Hohenzollern, mais dénoncé
publiquement la paix de Brest-Litovsk comme extorsion et brigandage.
Nous n’avons pas trompé les ouvriers et les paysans. Le pacte
actuel Hitler-Staline a été conclu malgré l’existence d’une
armée de plusieurs millions d’hommes, et son objectif immédiat
était de faciliter à Hitler l’écrasement de la Pologne et son
partage entre Berlin et Moscou. Où est l’analogie ?
Les
propos de Molotov que l’Armée rouge se couvrirait « de gloire »
en Pologne, resteront comme une honte ineffaçable pour le Kremlin.
L’Armée rouge a reçu l’ordre d’en finir en Pologne avec ceux
qui avaient été battus par Hitler. Tel est le rôle honteux et
criminel qui a été assigné à l’Armée rouge par les chacals du
Kremlin.