Léon
Trotsky : L’U.R.S.S. dans la guerre
(25
septembre 1939)
[Source
Léon Trotsky, Œuvres 22,
septembre
1939 à décembre 1939.
Institut Léon Trotsky, Paris 1985, pp. 40-62,
voir
des
annotations
là-bas]
Le
pacte germano-soviétique et la nature de l’U.R.S.S.
Peut-on,
après la signature du pacte germano-soviétique, considérer
l’U.R.S.S. comme un État ouvrier? L’avenir de l’État
soviétique suscite à nouveau la discussion dans nos rangs. Ce n’est
pas étonnant. Nous avons sous les yeux la première expérience d’un
État ouvrier dans l’histoire. Ce phénomène n’a encore jamais
été étudié nulle part. Dans le problème de la nature de
l’U.R.S.S. les erreurs découlent d’ordinaire, comme nous l’avons
déjà écrit, du fait qu’on met une norme programmatique à la
place du fait historique. Le fait concret diverge d’avec la norme.
Cela ne signifie pourtant pas qu’il lui ait enlevé sa valeur : au
contraire, il l’a confirmée par la négative. La dégénérescence
du premier État ouvrier que nous avons établie et expliquée ne
fait qu’indiquer avec plus de netteté ce que devrait être un État
ouvrier et ce qu’il serait dans certaines conditions historiques
données. La contradiction entre le fait historique et la norme nous
contraint, non à rejeter la norme, mais, au contraire, à lutter
pour elle par la voie révolutionnaire. Le programme de la révolution
en U.R.S.S. est défini d’un côté par notre appréciation de
l’U.R.S.S. en tant que
fait
historique objectif et, de l’autre, par la norme
de l’État ouvrier. Nous ne disons pas : « Tout est perdu, il faut
tout recommencer à zéro ! » Nous indiquons clairement quels sont
les éléments de l’État ouvrier qui peuvent, à un stade donné,
être préservés, maintenus et développés.
Ceux
qui s’efforcent aujourd’hui de démontrer que le pacte
germano-soviétique modifie notre appréciation de l’État
soviétique se placent, au fond, sur les positions même de l’I.C.
ou plus exactement sur ses positions d’hier. Conformément à cette
logique, la mission historique de l’État ouvrier consiste à
lutter pour la démocratie impérialiste. Le fait qu’elle ait «
trahi » les démocraties pour le fascisme empêche de considérer
l’U.R.S.S. comme un État ouvrier. En fait, la signature d’un
accord avec Hitler ne fait que fournir un instrument supplémentaire
de mesure du degré de la dégénérescence de la bureaucratie
soviétique et de son mépris pour la classe ouvrière
internationale, y compris l’Internationale communiste, mais elle ne
donne aucune base pour une révision de l’appréciation
sociologique de l’U.R.S.S.
Divergences
politiques ou terminologie ?
Commençons
par poser le problème de la nature de l’État soviétique non pas
sur le plan sociologique abstrait, mais sur celui des tâches
politiques concrètes. Admettons un instant que la bureaucratie soit
une nouvelle « classe » et que le régime actuel de l’U.R.S.S.
soit un système particulier d’exploitation de classe. Quelles
nouvelles conclusions politiques découlent pour nous de ces
analyses? La IVe
Internationale a reconnu depuis longtemps la nécessité de renverser
la bureaucratie par un soulèvement révolutionnaire des
travailleurs. Ceux qui affirment que la bureaucratie est une «
classe » exploiteuse ne proposent et ne peuvent proposer rien
d’autre. L’objectif que le renversement de la bureaucratie doit
permettre d’atteindre, c’est le rétablissement du pouvoir des
soviets en chassant de leur sein la bureaucratie actuelle. Nos
critiques de gauche ne proposent et ne peuvent rien proposer d’autre.
L’aide à la révolution internationale et la construction de la
société socialiste, telles seront les tâches des soviets
régénérés. Le renversement de la bureaucratie suppose donc que
soient préservées la propriété d’État et l’économie
planifiée. C’est là le nœud du problème.
Bien
entendu, la répartition des forces productives entre les différentes
branches de l’économie et, de façon générale, le contenu du
plan tout entier, vont changer très profondément, quand ce plan
sera défini, non par les intérêts de la bureaucratie, mais par
ceux des producteurs eux-mêmes. Mais, dans la mesure où la question
du renversement de l’oligarchie parasitaire demeure encore liée au
maintien de la propriété nationalisée (d’État), nous appelons
politique la prochaine révolution. Certains de nos critiques
(Ciliga, Bruno R[izzi] etc.) veulent absolument la définir comme une
révolution sociale.
Acceptons cette définition. Que change-t-elle fondamentalement? Elle
n’ajoute rien de décisif aux tâches de la révolution que nous
avons énumérées.
Nos
critiques, en règle générale, acceptent les faits tels que nous
les avons établis depuis longtemps. Ils n’ajoutent rien de décisif
à notre appréciation, soit de la situation de la bureaucratie, dans
la société soviétique, et sur les relations entre elle et les
travailleurs, soit sur le rôle du Kremlin sur l’arène
internationale. Dans toutes ces questions, non seulement ils ne
contestent pas notre analyse, mais au contraire ils s’appuient sur
elle et même s’en tiennent là. Ils nous reprochent seulement de
ne pas en tirer les « conclusions » nécessaires. A l’examen
cependant, il apparaît que ces conclusions ne sont que
terminologiques. Nos critiques refusent d’appeler « État ouvrier
» l’État ouvrier dégénéré. Ils exigent que l’on qualifie la
bureaucratie totalitaire de classe dirigeante. Ils proposent de
considérer la révolution contre cette bureaucratie, non comme une
révolution politique, mais comme une révolution sociale. Si nous
leur faisions ces concessions terminologiques, nous placerions nos
critiques dans une situation extrêmement délicate, car ils ne
sauraient que faire de cette victoire purement verbale.
Mettons-nous
une fois de plus à l'épreuve
Ce
serait donc une absurdité monstrueuse que de faire scission avec des
camarades qui ont une opinion différente de la nôtre sur la nature
sociologique de l’U.R.S.S., pour autant qu’ils se déclarent
solidaires de nous sur les problèmes politiques. Mais à l’inverse,
ce serait de notre part pur aveuglement que d’ignorer des
différences purement théoriques et même terminologiques qui, dans
un développement ultérieur, peuvent prendre chair et sang et
aboutir à des conclusions politiques diamétralement opposées. De
même qu’une maîtresse de maison soigneuse ne laisse pas
s’entasser toiles d’araignées et saleté, de même un parti
révolutionnaire ne peut supporter le manque de clarté, la
confusion, l’équivoque. Il faut tenir propre sa maison !
Je
rappellerai pour illustrer cette idée la question de Thermidor. Nous
avons longtemps affirmé que Thermidor ne faisait que se préparer en
U.R.S.S. et qu’il n’était pas encore accompli. Plus tard,
donnant à l’analogie avec Thermidor un caractère plus précis et
plus réfléchi, nous en sommes arrivés à la conclusion que
Thermidor était déjà derrière nous depuis longtemps. Cette
correction publique de notre erreur n’a pas provoqué dans nos
rangs le moindre désarroi. Pourquoi? Parce que nous avions tous
porté le même jugement sur l’essence
des processus en cours en Union soviétique, comme nous avions suivi
ensemble, jour après jour, le développement de la réaction. Il
s’agissait pour nous de préciser une analogie historique, rien de
plus. J’espère qu’aujourd’hui encore, malgré la tentative de
quelques camarades, qui tentent de mettre au jour des divergences sur
la question de la « défense de l’U.R.S.S. » — nous en
discuterons plus loin —, nous arriverons, tout simplement en
précisant nos idées, à conserver notre unité sur le terrain du
programme de la IVe
Internationale.
Tumeur
ou nouvel organe ?
Nos
critiques ont plus d’une fois insisté sur le fait que la
bureaucratie soviétique actuelle ressemble fort peu à la
bureaucratie bourgeoise ou ouvrière de la société capitaliste et
sur le fait qu’elle constitue, plus encore que la bureaucratie
fasciste, une formation sociale nouvelle, beaucoup plus puissante.
C’est parfaitement exact et nous n’avons jamais fermé les yeux
là-dessus. Mais, si l’on considère la bureaucratie comme une «
classe », il nous faut dire tout de suite que cette classe ne
ressemble à aucune des classes possédantes que nous avons connues
dans le passé, et notre profit est donc bien mince. Nous appelons
souvent la bureaucratie soviétique une caste, soulignant par là son
caractère fermé, son despotisme et sa morgue de couche dirigeante
qui considère que ses géniteurs sortent des lèvres de Brahma,
tandis que les masses populaires proviennent des parties beaucoup
plus viles de son corps. Mais, bien entendu, même cette définition
n’a pas un caractère strictement scientifique. Sa relative
supériorité consiste en ce que le caractère figuré de la
dénomination est clair pour tous et qu’il ne viendrait à l’idée
de personne d’assimiler la bureaucratie de Moscou à la caste
indienne des brahmanes. La vieille terminologie sociologique n’a
pas préparé et ne pouvait pas préparer de dénomination pour un
phénomène social nouveau en plein développement (la
dégénérescence) et qui n’a pas revêtu de formes stables. Nous
continuons tous cependant à qualifier la bureaucratie soviétique de
bureaucratie sans oublier par ailleurs ses particularités
historiques. A notre avis, pour le moment, c’est suffisant.
Sur
le plan scientifique et politique — et non pas purement
terminologique —
la
question se pose ainsi : la bureaucratie constitue-t-elle une
excroissance
temporaire sur un organisme social, ou bien cette excroissance
est-elle déjà devenue un organe
historiquement nécessaire ? Des excroissances sociales peuvent
résulter d'une combinaison accidentelle (c’est-à-dire temporaire
et exceptionnelle) de circonstances historiques. Un organe social —
et c’est ainsi que se présente toute classe, y compris exploiteuse
— ne peut prendre forme que comme le résultat des exigences
internes profondes de la production elle-même. Si nous ne répondons
pas à cette question, alors toute la controverse va dégénérer en
un jeu stérile sur les mots.
La
dégénérescence initiale de la bureaucratie
La
justification historique de toute classe dirigeante a toujours
consisté en ce que le système d’exploitation qu’elle dirigeait
élevait à un niveau supérieur le développement des forces
productives. Il est indubitable que le régime soviétique a donné
un grand élan à l’économie. Mais la source de cet élan a été
la nationalisation des moyens de production et les débuts du plan,
pas du tout le fait que la bureaucratie avait usurpé la direction de
l’économie. Au contraire, le bureaucratisme en tant que système
est devenu le pire frein au développement technique et culturel du
pays. Cela a été masqué un certain temps par le fait que
l’économie soviétique s’est attachée pendant deux décennies à
assimiler la technique et l’organisation de la production des pays
capitalistes avancés. Cette période d’emprunt et d’imitation
pouvait encore, pour le meilleur et pour le pire, s’accommoder de
l’automatisme bureaucratique, c’est-à-dire de l’étouffement
de l’esprit d’initiative et de création. Mais plus l’économie
s’est développée, plus ses exigences sont devenues complexes, et
plus intolérable est apparu l'obstacle du régime bureaucratique. La
contradiction sans cesse aggravée entre eux conduit à des
convulsions politiques permanentes, à la destruction systématique
des éléments les plus créateurs et les plus remarquables dans tous
les domaines de l’activité. Ainsi, avant même de pouvoir sécréter
une « nouvelle classe » à partir d’elle-même, la bureaucratie
entrait en contradiction inconciliable avec les exigences du
développement. L’explication est à chercher dans le fait que la
bureaucratie n’est pas porteuse d’un nouveau système économique,
qui lui soit particulier et qui soit impossible sans elle, mais
qu’elle est une excroissance parasitaire sur un État ouvrier.
Les
Conditions de l’omnipotence et de la chute de la bureaucratie
L’oligarchie
soviétique a tous les défauts des vieilles classes dirigeantes,
sans en avoir la mission historique. Dans la dégénérescence
bureaucratique de l’État soviétique, ce ne sont pas les lois
générales de la société contemporaine du capitalisme au
socialisme qui trouvent leur expression, mais une réfraction
particulière, exceptionnelle et temporaire, de ces lois dans les
conditions d’un pays révolutionnaire arriéré dans un
environnement capitaliste. La pénurie de produits de consommation et
la lutte universelle pour eux engendrent le gendarme qui s’arroge
la fonction de répartition. La pression hostile du dehors impose au
gendarme le rôle de « défenseur » du pays, lui confère une
autorité nationale et lui permet ainsi de piller doublement le pays.
Les
deux conditions qui fondent la puissance de la bureaucratie
(l’arriération du pays et l’environnement capitaliste) ont
cependant un caractère temporaire et transitoire et doivent
disparaître avec la victoire de la révolution mondiale. Les
économistes bourgeois eux-mêmes ont calculé que, dans le cadre
d’une économie planifiée, on pourrait rapidement élever le
revenu national des États-Unis à 200 milliards de dollars par an et
garantir ainsi à la population entière, non seulement la
satisfaction de ses besoins fondamentaux, mais encore un véritable
confort. Par ailleurs, la révolution mondiale marquerait la fin du
danger extérieur, cause supplémentaire de bureaucratisation. La
disparition de la nécessité de dépenser une part énorme du revenu
national pour l’armement élèverait encore plus le niveau de vie
et le niveau culturel des masses. Dans ces conditions, la nécessité
du gendarme répartiteur disparaîtrait d’elle-même.
L’administration sous la forme d’une coopérative géante
supplanterait très vite le pouvoir d’État. Il n’y aurait pas de
place pour une nouvelle classe dirigeante, ni pour un nouveau régime
d’exploitation situé à mi-chemin entre le capitalisme et le
socialisme.
Et
si la révolution ne se produit pas ?
La
désintégration du capitalisme atteint des limites extrêmes, tout
comme celle de la vieille classe dirigeante. Ce système ne peut pas
survivre. Les forces productives doivent être organisées
conformément à un plan. Mais qui le fera, le prolétariat ou une
nouvelle classe dirigeante de « commissaires », politiciens,
administrateurs et techniciens? L’expérience historique témoigne,
de l’avis de certains théoriciens, qu’il ne faut pas compter sur
le prolétariat. Il s’est montré « incapable » d’empêcher la
dernière guerre impérialiste, bien que les conditions matérielles
d’une révolution socialiste aient déjà existé à cette époque.
Les succès du fascisme après la guerre ont été une fois de plus
la conséquence de l’ « incapacité » du prolétariat à sortir
la société capitaliste de l’impasse. La bureaucratisation de la
société soviétique a été, à son tour, la conséquence de l’ «
incapacité » du prolétariat lui-même à régler la société à
travers un mécanisme démocratique. La révolution espagnole a été
écrasée par les bureaucraties fasciste et stalinienne sous les yeux
même du prolétariat mondial. Enfin, le dernier maillon de cette
chaîne est l’approche de la nouvelle guerre impérialiste, dont la
préparation s’est déroulée au grand jour devant un prolétariat
réduit à une impuissance totale. Si l’on accepte cette
conception, c’est-à-dire si l’on admet que le prolétariat n’a
pas la force d’accomplir la révolution socialiste, alors c’est
que quelqu’un d’autre réalisera la tâche urgente de
l’étatisation des forces productives. Qui ? Une nouvelle
bureaucratie, qui remplacera la bourgeoisie déclinante en tant que
nouvelle classe dirigeante à l’échelle du monde. C’est ainsi
que ceux de nos critiques « de gauche » qui ne se contentent pas de
jouer sur les mots commencent à poser la question.
La
Guerre actuelle et le destin de la société contemporaine
Le
cours même des choses pose aujourd’hui le problème sous des
formes très concrètes. La Seconde Guerre mondiale a commencé. Elle
atteste que la société ne peut plus continuer à vivre sur la base
du capitalisme. Elle soumet ainsi le prolétariat à une nouvelle
épreuve, peut-être décisive.
Si
cette guerre provoque, comme nous le croyons fermement, la révolution
prolétarienne, elle entraînera inévitablement le renversement de
la bureaucratie en U.R.S.S., et la résurrection de la démocratie
soviétique sur une base économique et culturelle infiniment
supérieure à celle de 1918. Dans ce cas, la question de savoir si
la bureaucratie stalinienne était une « classe » ou une
excroissance sur l’État ouvrier sera résolue d’elle-même. Il
sera alors clair pour tous que, dans le processus de développement
de la révolution mondiale, la bureaucratie soviétique ne
constituait qu’une rechute épisodique.
Si
l’on considère cependant que la guerre actuelle va provoquer, non
la révolution, mais le déclin du prolétariat, il n’existe alors
plus qu’une issue à l’alternative : la décomposition ultérieure
du capital monopoliste, sa fusion ultérieure avec l’État et la
substitution à la démocratie, là où elle s’est encore
maintenue, d’un régime totalitaire. L’incapacité du prolétariat
à prendre en mains la direction de la société pourrait
effectivement, dans ces conditions, mener au développement d’une
nouvelle classe exploiteuse issue de la bureaucratie bonapartiste et
fasciste. Ce serait, selon toute vraisemblance, un régime de
décadence qui signifierait le crépuscule de la civilisation.
On
aboutirait à un résultat analogue dans le cas où le prolétariat
des pays capitalistes avancés, ayant pris le pouvoir, se révélerait
incapable de le conserver et l’abandonnerait, comme en U.R.S.S., à
une bureaucratie privilégiée. Nous serions alors obligés de
reconnaître que la rechute bureaucratique n’était pas due à
l’arriération du pays et à l’environnement capitaliste, mais à
l’incapacité organique du prolétariat à devenir une classe
dirigeante. Il faudrait alors établir rétrospectivement que, dans
ses traits fondamentaux, l’U.R.S.S. actuelle était le précurseur
d’un nouveau régime d’exploitation à une échelle
internationale.
Nous
nous sommes bien écartés de la controverse terminologique sur la
dénomination de l’État soviétique. Mais que nos critiques ne
protestent pas : ce n’est qu’en se plaçant sur la perspective
historique nécessaire que l’on peut formuler un jugement correct
sur une question comme le remplacement d’un régime social par un
autre. L’alternative historique poussée jusqu’à son terme se
présente ainsi : ou bien le régime stalinien n’est qu’une
rechute exécrable dans le processus de la transformation de la
société bourgeoise en société socialiste, ou bien le régime
stalinien est la première étape d’une société d’exploitation
nouvelle. Si le second pronostic se révélait juste, alors, bien
entendu, la bureaucratie deviendrait une nouvelle classe exploiteuse.
Aussi lourde que puisse être cette seconde perspective, si le
prolétariat mondial se montrait effectivement incapable de remplir
la mission que lui a confié le cours du développement, il ne
resterait plus qu’à reconnaître que le programme socialiste,
construit sur les contradictions internes de la société capitaliste
s’est finalement avéré une utopie. Il va de soi qu’on aurait
besoin d’un nouveau « programme minimum » pour
défendre les intérêts des esclaves de la société bureaucratique
totalitaire.
Existe-t-il
toutefois des données objectives indiscutables ou du moins assez
convaincantes pour nous contraindre aujourd’hui à renoncer aux
perspectives de la révolution socialiste? C’est toute la question.
La
Théorie du « collectivisme bureaucratique
»
Peu
après la prise du pouvoir par Hitler, un « communiste de gauche »
allemand, Hugo Urbahns, arriva à la conclusion qu’une ère
nouvelle, celle du « capitalisme d’État », allait remplacer
l’ère du capitalisme. Il citait comme premiers exemples l’Italie,
l’U.R.S.S. et l’Allemagne. Urbahns n’a cependant pas tiré les
conclusions politiques de sa théorie. Récemment, le « communiste
de gauche » Bruno Rizzi, ancien membre de la IVe
Internationale, est parvenu à la conclusion que le « collectivisme
bureaucratique » allait remplacer le capitalisme. La nouvelle
bureaucratie est une classe, son rapport avec les travailleurs est
défini par I’ « exploitation collective »,
les prolétaires ont été transformés en esclaves des exploiteurs
totalitaires.
Bruno
Rizzi met ici sur le même plan l’économie planifiée de
l’U.R.S.S., le fascisme, le national-socialisme et le New Deal de
Roosevelt. Tous ces régimes ont indiscutablement des traits communs
qui, en dernière analyse, sont déterminés par les tendances
collectivistes de l’économie contemporaine. Dès avant la
révolution d’Octobre, Lénine formulait les principales
caractéristiques du capitalisme impérialiste comme suit :
concentration gigantesque des forces productives, fusion grandissante
du capital monopoliste avec l’État, tendance organique à la
dictature ouverte comme résultat de cette fusion. Les traits de
centralisation et de collectivisation déterminent aussi bien la
politique de la révolution que celle de la contre-révolution. Mais
cela ne signifie nullement qu’il soit possible de mettre un signe «
égal » entre la révolution, Thermidor, le fascisme et le
réformisme américain. Bruno Rizzi a saisi le fait que les tendances
à la collectivisation prennent, du fait de la prostration politique
de ta classe ouvrière, la forme du « collectivisme bureaucratique
». Le phénomène est en lui-même indiscutable. Mais où sont ses
limites et quel est son poids historique ? Ce que nous reconnaissons
comme la déformation d’une période de transition, comme le
résultat du développement inégal de facteurs multiples dans le
processus social, Bruno Rizzi le considère comme une formation
sociale indépendante, dans laquelle la bureaucratie est la classe
dirigeante. Bruno Rizzi a, en tout état de cause, le mérite
d’essayer de sortir la question du cercle vicieux des exercices
terminologiques sur des lieux communs pour la placer sur le terrain
des grandes généralisations historiques. Il n’en est que plus
facile de montrer son erreur.
Comme
beaucoup d’ultra-gauches, Bruno Rizzi identifie fondamentalement le
stalinisme et le fascisme. D’un côté, la bureaucratie soviétique
a adopté les méthodes politiques du fascisme ; de l’autre, la
bureaucratie fasciste qui s’en tient, pour le moment, à des
mesures « partielles » d’intervention de l’État, tend vers
l’étatisation complète de l’économie et va bientôt y
parvenir. La première affirmation est tout à fait juste. Mais il
est tout à fait faux d’affirmer, comme Bruno Rizzi, que I’ «
anticapitalisme » fasciste est capable d’aller jusqu’à
l’expropriation de la bourgeoisie. Les mesures « partielles »
d’intervention de l’État et de nationalisation sont en réalité
aussi différentes de l’économie étatisée et planifiée que les
réformes de la révolution. Mussolini et Hitler ne font que «
coordonner » les intérêts des propriétaires et « réguler »
l’économie capitaliste, par-dessus le marché essentiellement à
des fins militaires. L’oligarchie du Kremlin, c’est autre chose :
elle n’a la possibilité de diriger l’économie comme un tout que
parce que la classe ouvrière russe a accompli la plus grande
révolution des rapports de production de toute l’histoire. On ne
peut pas perdre de vue cette différence.
Pourtant,
même si l’on admet que, partis de pôles opposés, le
stalinisme et
le fascisme aboutiront, à un moment donné, à un seul
et
même type de société
d'exploitation
(le « collectivisme bureaucratique », selon la terminologie de
Bruno Rizzi), cela ne sortira
pas
pour autant l’humanité de l'impasse. La crise du système
capitaliste
est produite, non seulement par le rôle réactionnaire
de
la propriété privée, mais aussi par le rôle, non moins
réactionnaire, de l’État national. Même si les différents
gouvernements fascistes réussissaient à établir chez eux un
système
d’économie
planifiée, indépendamment de l’éventualité,
inévitable
à la longue, de mouvements révolutionnaires du prolétariat
qu’aucun plan ne saurait prévoir, la lutte entre États
totalitaires pour la domination mondiale se poursuivrait et
s’intensifierait même. Les guerres dévoreraient les fruits de
l’économie planifiée et détruiraient les fondements de la
civilisation.
Bertrand
Russell croit, il est vrai, qu’un État victorieux pourrait, en
conséquence de la guerre, unifier le monde entier dans
un
étau totalitaire. Mais, même au cas où cette hypothèse se
vérifierait,
ce qui est plus que douteux, cette « unification » militaire
n’aurait pas plus de stabilité que la paix de Versailles. Les
soulèvements
nationaux et les pacifications culmineraient avec une nouvelle guerre
mondiale qui serait le tombeau de la civilisation. Ce ne sont pas là
des désirs subjectifs, mais la réalité objective qui indique que
l’unique issue pour l’humanité est la révolution socialiste
mondiale. L’alternative, c’est la rechute dans la barbarie.
Le
Prolétariat et sa direction
Nous
allons très bientôt consacrer un article particulier au problème
des rapports entre la classe et sa direction. Nous nous en tiendrons
là au strict nécessaire. Seuls des « marxistes » vulgaires qui
croient que la politique est un reflet direct
et immédiat
de l’économie, peuvent croire que la direction reflète la classe
de façon directe et immédiate. En réalité, la direction qui s’est
élevée au-dessus de la classe exploitée succombe inévitablement à
la pression de la classe dirigeante. La direction des syndicats
américains, par exemple, « reflète » moins le prolétariat que la
bourgeoisie. La sélection et l’éducation d'une direction vraiment
révolutionnaire, capable de s’opposer à la pression de la
bourgeoisie, est une tâche exceptionnellement difficile. La
dialectique du processus historique s’est reflétée avec une
vigueur particulière dans le fait que le prolétariat du pays le
plus arriéré, la Russie, a produit dans des circonstances
historiques données la direction la plus perspicace et la plus
audacieuse. Au contraire, c’est dans le prolétariat du pays de la
culture capitaliste la plus ancienne, la Grande-Bretagne, que l’on
trouve aujourd’hui la direction la plus bornée et la plus servile.
La
crise de la société capitaliste qui a éclaté au grand jour en
juillet 1914 a provoqué, dès les premiers jours de la guerre, une
crise aiguë de la direction prolétarienne. Pendant les vingt-cinq
années qui se sont écoulées depuis ce moment, le prolétariat des
pays capitalistes avancés n’a pas encore créé une direction à
la hauteur des tâches de notre époque. L’expérience de la Russie
témoigne cependant qu’une direction peut-être construite (ce qui
ne signifie pas, bien sûr, qu’elle soit immunisée contre la
dégénérescence). La question se pose ainsi : la nécessité
historique se fraiera-t-elle à la longue un chemin dans la
conscience de l’avant-garde de la classe ouvrière, ou, en d’autres
termes, dans le processus de la guerre et des profonds ébranlements
qu’elle va provoquer, une direction révolutionnaire sera-t-elle
formée, qui soit capable de mener le prolétariat à la conquête du
pouvoir?
La
IVe
Internationale a répondu par l’affirmative à cette question, non
seulement dans le texte de son programme, mais par son existence
même. Toutes les variétés de représentants déçus et apeurés du
pseudo-marxisme partent au
contraire
de l’idée que la faillite de la direction ne fait que « refléter
» l’incapacité du prolétariat à assumer sa mission
révolutionnaire. Tous nos adversaires n’expriment pas clairement
cette idée, mais tous — ultra-gauchistes, centristes, anarchistes,
sans parler des staliniens et des social-démocrates — rejettent la
responsabilité de la défaite sur le dos du prolétariat. Aucun
d’eux n’indique dans quelles conditions précisément le
prolétariat sera capable de réaliser la révolution socialiste.
Si
l’on admet que les défaites ont leurs causes dans les
caractéristiques sociales du prolétariat lui-même, il faut
admettre que la situation de la société contemporaine est sans
espoir. Dans les conditions du capitalisme pourrissant, le
prolétariat ne se développera ni sur le plan du nombre ni sur celui
de la culture. Il n’existe aucune raison de s’attendre à ce
qu’il s’élève un jour à la hauteur des tâches
révolutionnaires. L’affaire se présente sous un jour tout autre
pour qui a clarifié dans sa tête l'antagonisme profond entre
l’aspiration organique, ambitieuse, irrépressible, des masses
laborieuses à s’arracher au chaos sanglant du capitalisme, et le
caractère conservateur, patriotique, profondément bourgeois, de la
direction ouvrière qui se survit. Il faut choisir entre ces deux
conceptions inconciliables.
La
Dictature totalitaire : un état de crise aiguë, pas un régime
stable
La
révolution d’Octobre n’était pas un hasard. Elle avait été
prévue longtemps à l’avance, et les événements ont confirmé
cette précision. Sa dégénérescence ne réfute pas sa prévision,
parce que les marxistes n’ont jamais cru que l’État ouvrier
isolé en Russie pouvait tenir indéfiniment. Il est vrai que nous
prévoyions plutôt l'écroulement de l’État ouvrier que sa
dégénérescence ou, plus exactement, que nous ne distinguions pas
nettement ces deux possibilités. Mais elles ne sont nullement
contradictoires. La dégénérescence doit forcément se terminer en
destruction à un moment donné.
Un
régime totalitaire de type stalinien ou fasciste ne peut être, de
par sa nature même, qu’un régime temporaire et transitoire. Dans
l’histoire, la dictature a généralement été le résultat et le
signe d’une crise sociale particulièrement aiguë, et non un
régime stable. Une situation de crise aiguë ne peut constituer
l’état permanent d’une société. Un État totalitaire peut,
pendant un certain temps, comprimer les contradictions sociales, mais
il est incapable de se perpétuer. Les monstrueuses purges en
U.R.S.S. sont le témoignage le plus convaincant que la société
soviétique tend de façon organique à rejeter la bureaucratie.
Il
est surprenant que Bruno Rizzi voie précisément dans les purges
staliniennes la preuve que la bureaucratie est devenue une classe
dirigeante du fait que, selon lui, seule une classe dirigeante est
capable de prendre des mesures à une échelle aussi grande. Il
oublie cependant que le tsarisme, qui n’était pas une « classe »,
s’est permis des mesures à assez grande échelle dans le domaine
des purges et de plus, précisément dans la période où il
approchait de sa perte. Par leur ampleur et leur caractère
monstrueusement mensonger, les purges de Staline témoignent
seulement de l’incapacité de la bureaucratie à se transformer en
classe dirigeante stable et apparaissent comme les symptômes de son
agonie prochaine. Ne nous mettrions-nous pas dans une situation
ridicule si nous donnions à l’oligarchie bonapartiste le titre de
nouvelle classe dirigeante, quelques années ou même quelques mois
avant sa chute ignominieuse? Le seul fait de poser clairement la
question devrait, à notre avis, maintenir les camarades à l’écart
des expérimentations terminologiques et des généralisations trop
hâtives.
L’Orientation
vers la révolution internationale et la régénération de l’U. R.
S. S.
Un
délai d’un quart de siècle s’est révélé trop court pour le
réarmement révolutionnaire de l’avant-garde prolétarienne
internationale et trop long pour préserver le système soviétique
dans un pays arriéré isolé. L’humanité en paie aujourd’hui le
prix par une nouvelle guerre impérialiste. Mais la tâche
fondamentale de notre époque n’a pas changé, pour la simple
raison qu’elle n’a pas été accomplie. Un acquis colossal dans
le dernier quart de siècle et un gage inappréciable pour l’avenir
sont constitués par le fait qu’un des détachements du prolétariat
mondial ait été capable de démontrer dans l’action comment
cette
tâche devait être réalisée.
La
seconde guerre impérialiste place cette tâche encore non résolue à
une étape historique supérieure encore. Elle met une fois de plus à
l’épreuve, non seulement la stabilité des régimes existants,
mais aussi la capacité du prolétariat de les remplacer. Les
résultats de cette épreuve auront sans aucun doute une
signification décisive pour notre appréciation de l’époque
contemporaine en tant qu’époque de la révolution prolétarienne.
Si, contrairement à toutes les probabilités, la révolution
d’Octobre ne trouve pas, au cours de la présente guerre ou tout de
suite après, son prolongement dans un pays avancé ou un autre, et
si, au contraire, le prolétariat est partout rejeté en arrière,
sur tous les fronts, alors, nous aurions à coup sûr à poser la
question d’une révision de notre conception de la présente époque
et de ses forces motrices. Il ne s’agirait pas en ce cas de savoir
quelle étiquette coller sur l’U.R.S.S. ou la clique stalinienne,
mais d’une réévaluation des perspectives historiques mondiales
pour les décennies, sinon les siècles, à venir : sommes-nous
entrés dans l’époque de la révolution sociale et de la
société socialiste,
ou, au contraire, dans l’époque de la société décadente
de la
bureaucratie totalitaire ?
La
double erreur des schématiques comme Hugo Urbahns et
Bruno Rizzi
consiste en ce que, premièrement, ils proclament que
ce régime-là
est définitivement mis en place, deuxièmement qu’ils
le
définissent comme un état de transition prolongée de la société
entre
le capitalisme et le socialisme. Cependant, il va tout
à fait
de soi que, si le prolétariat international, à la suite de
l’expérience de notre époque tout entière et de la nouvelle
guerre
en
cours, se révélait incapable de devenir le maître de la société,
cela
signifierait l’effondrement de tous les espoirs en une
révolution
socialiste, car on ne saurait certainement s’attendre
à
des conditions plus favorables pour elle ; en tout état de cause,
personne
ne peut ni les prévoir ni les définir. Les marxistes n’ont pas le
moindre droit (à moins de considérer le désenchantement et la
lassitude comme des « droits ») de tirer la
conclusion
que le prolétariat a perdu ses possibilités révolutionnaires et
doit renoncer à ses aspirations à l’hégémonie dans la
période
à venir. Vingt-cinq années, à l’échelle de l’Histoire, quand
il s’agit des changements les plus profonds des systèmes
économiques et culturels, pèsent moins qu’une heure dans la vie
d’un homme. Que vaut celui qui, à cause de quelques échecs
empiriques subis en une heure ou un jour, renonce au but qu’il
s'était fixé sur la base de l’expérience et de l’analyse de
toute sa vie
antérieure
? Dans les années de la réaction russe la plus noire (1907-1917),
nous partions des possibilités que le prolétariat russe
avait
révélées en 1905. Dans les années de réaction mondiale, il nous
faut partir des possibilités révélées en 1917 par le
prolétariat
russe. Ce n’est pas par hasard que la IVe
Internationale
s’est intitulée parti mondial de la révolution socialiste. Il n’y
a pas lieu de changer notre route. Nous faisons route
vers
la révolution mondiale et, de ce fait, vers la régénération de
l’U.R.S.S. en tant qu’État ouvrier.
La
Politique
extérieure est le prolongement de la politique intérieure
Que
défendons-nous en U.R.S.S.? Pas ce en quoi elle ressemble aux pays
capitalistes, mais précisément ce en quoi elle s’en
distingue.
En Allemagne, nous appelons aussi à un soulèvement
contre
la bureaucratie dirigeante, mais seulement pour renverser
tout
de suite la propriété capitaliste. En U.R.S.S., le renversement de
la bureaucratie est indispensable pour préserver la propriété
d’État. Ce n’est qu’en ce sens que nous sommes partisans de la
défense de l’U.R.S.S.
Personne
dans nos rangs ne doute que les travailleurs soviétiques doivent
défendre la propriété d’État, non seulement contre le
parasitisme de la bureaucratie, mais aussi contre les tendances à la
propriété privée, par exemple de la part de l’aristocratie
kolkhozienne. Mais après tout, la politique extérieure est le
prolongement de la politique intérieure. Si, en politique
intérieure, nous lions la défense des conquêtes de la révolution
d’Octobre à une lutte intransigeante contre la bureaucratie, nous
devons avoir la même attitude en politique extérieure. Bruno Rizzi,
il est vrai, partant du point de vue que le « collectivisme
bureaucratique » a déjà triomphé sur toute la ligne, nous assure
que personne ne menace la propriété d’État parce que Hitler (et
Chamberlain?) est aussi intéressé à sa défense que Staline.
Heureusement, les affirmations de Bruno Rizzi sont bien frivoles. En
cas de victoire, Hitler commencera, selon toute probabilité, à
exiger la restitution aux capitalistes allemands de tous leurs biens
jadis expropriés; il garantira ensuite la même restauration de la
propriété pour les Anglais, les Français et les Belges, afin de
parvenir à un accord entre eux aux dépens de l’U.R.S.S, ;
finalement, il fera de l’Allemagne le contracteur des entreprises
d’État soviétiques les plus importantes dans l’intérêt de la
machine militaire allemande. En ce moment, Hitler est l’allié et
l’ami de Staline. Mais si, avec l’aide de Staline, il l’emportait
sur le front occidental, il retournerait le lendemain ses armes
contre FU.R.S.S. Dans des circonstances identiques, Chamberlain
n’agirait, lui non plus, pas autrement que Hitler.
La
Défense de l’U.R.S.S. et la lutte des classes
Les
erreurs sur la question de la défense de FU.R.S.S. découlent le
plus souvent d’une incompréhension des méthodes de « défense ».
« Défense de FU.R.S.S. » ne signifie nullement un rapprochement
avec la bureaucratie du Kremlin, l’acceptation de sa politique ou
une conciliation avec la politique de ses alliés. Sur ce point comme
sur tous les autres, nous restons entièrement sur le terrain de la
lutte des classes internationale.
La
petite revue française Que
Faire ?
affirmait récemment que, dans la mesure où « les trotskystes »
étaient défaitistes par rapport à la France et à l’Angleterre,
ils sont également défaitistes par rapport à l’U.R.S.S. En
d’autres termes : « Si vous voulez défendre l’U.R.S.S., vous
devez cesser d’être défaitistes vis-à-vis de ses alliés
impérialistes ». En écrivant ces lignes, Que
Faire?
supputait que les « démocraties » seraient les alliés de
l’U.R.S.S. Ce que ces sages vont dire maintenant, nous n'en savons
rien. Mais peu importe, car c’est leur méthode même qui est
mauvaise. Renoncer au défaitisme par rapport au camp impérialiste
auquel l’U.R.S.S. est liée aujourd’hui ou pourrait l’être
demain, c’est rejeter les travailleurs du camp opposé du côté de
leur gouvernement, c’est renoncer au défaitisme en général.
Renoncer au défaitisme, dans les conditions de la guerre
impérialiste, ce qui équivaut au rejet de la révolution socialiste
— rejet de la révolution au nom de la « défense de l’U.R.S.S.
» — condamnerait l’U.R.S.S. à la décomposition finale et à la
ruine.
La
« défense de l’U.R.S.S. », telle qu’elle est interprétée par
l’Internationale communiste, de même que la « lutte contre le
fascisme » d’hier, se fonde sur l’abandon d’une politique de
classe indépendante. On fait du prolétariat — pour des raisons
variées, dans des circonstances diverses, mais toujours et
invariablement — une force auxiliaire d’un camp bourgeois contre
un autre. En opposition à cela, certains camarades affirment : «
Étant donné que nous ne voulons pas devenir des instruments de
Staline et de ses alliés, nous renonçons à la défense de
l’U.R.S.S. ». Ce faisant, ils ne font que démontrer que leur
conception de la « défense » correspond dans son fond à celle
qu’en ont les opportunistes : ils ne pensent pas en termes de
politique indépendante du prolétariat. En réalité, nous défendons
l’U.R.S.S. comme nous défendons les pays colonisés, comme nous
réglons tous nos problèmes, non pas en soutenant certains
gouvernements impérialistes contre d’autres, mais par la méthode
de la lutte de classes internationale, dans les colonies comme dans
les métropoles.
Nous
ne sommes pas un parti gouvernemental. Nous sommes un parti
d’opposition irréductible, non seulement dans les pays
capitalistes mais en U.R.S.S. également. Nos tâches — et parmi
elles la « défense de l’U.R.S.S. » — nous ne les accomplissons
pas par l’intermédiaire de gouvernements bourgeois ni même par
celui du gouvernement de l’U.R.S.S., mais exclusivement par
l’éducation des masses, à travers l’agitation, en expliquant
aux travailleurs ce qu’il faut défendre et ce qu’il faut
abattre. Une telle « défense » ne peut pas donner dans l’immédiat
de résultats miraculeux. Mais nous ne prétendons pas faire de
miracles. Les choses étant ce qu’elles sont, nous ne sommes qu’une
minorité révolutionnaire. Notre travail doit viser à ce que les
travailleurs que nous influençons apprécient correctement les
événements, ne se laissent pas prendre au dépourvu et préparent
l’opinion publique de leur classe au règlement révolutionnaire
des tâches qui nous incombent.
La
défense de l’U.R.S.S. se confond pour nous avec la préparation de
la révolution internationale. Seules sont admissibles les méthodes
qui ne sont pas en contradiction avec les intérêts de la
révolution. La défense de l’U.R.S.S. a, par rapport à la
révolution socialiste internationale, le rapport d’une tâche
tactique à une tâche stratégique. La tactique est subordonnée à
l’objectif stratégique et ne peut en aucun cas s’opposer à lui.
Le
Problème des territoires occupés
Au
moment où j’écris ces lignes, le sort des territoires occupés
par l’Armée rouge n’est toujours pas clair. Les dépêches se
contredisent, car les deux parties mentent à l'envie. Mais les
rapports de force sur le terrain sont, sans aucun doute, fort
incertains. Une partie des territoires occupés sera sans aucun doute
incorporée à l’U.R.S.S. Mais sous quelle forme précisément ?
Supposons
un instant que, conformément au pacte avec Hitler, le gouvernement
de Moscou conserve intacts les droits de la propriété privée dans
les territoires occupés et se borne à un « contrôle » sur le
modèle fasciste. Une telle concession revêtirait sur le plan des
principes une très grande importance et pourrait constituer le point
de départ d’un nouveau chapitre de l’histoire du régime
soviétique, donc d’une nouvelle appréciation de notre part de la
nature de l’État soviétique.
Il
est cependant plus vraisemblable que, dans les territoires qui
doivent être incorporés à l’U.R.S.S., le gouvernement de Moscou
procédera à l’expropriation des grands propriétaires et à
l’étatisation
des moyens de production. Cette orientation est la plus probable, non
parce que la bureaucratie demeure fidèle au programme socialiste,
mais parce qu’elle ne veut ni ne peut partager le pouvoir et les
privilèges qui en découlent avec les anciennes classes dirigeantes
dans les territoires occupés. Ici une
analogie
s’impose. Le premier Bonaparte arrêta la révolution par une
dictature militaire. Toutefois, quand les troupes françaises
entrèrent en Pologne, Napoléon signa un décret : «
Le
servage est aboli ». Cette mesure n’était dictée, ni par les
sympathies de Napoléon pour les paysans, ni par des principes
démocratiques, mais par le fait que la dictature bonapartiste était
basée sur les rapports de propriété bourgeois et non féodaux.
Étant donné que la dictature bonapartiste de Staline s'appuie sur
la propriété d’État et non sur la propriété privée,
l’invasion de la Pologne par l’Armée rouge devrait, dans ces
conditions, entraîner l’abolition de la propriété privée
capitaliste, afin d’aligner le régime des territoires occupés sur
celui de l’U.R.S.S.
Cette
mesure, révolutionnaire de nature, « l’expropriation des
expropriateurs », s’effectue dans ce cas de manière
militaro-bureaucratique. Tout appel à une activité indépendante
des masses dans les nouveaux territoires — et, sans un tel appel,
fût-il rédigé avec beaucoup de prudence, il est impossible
d’établir un nouveau régime — sera, sans nul doute, réprimé,
dès le lendemain, par d’impitoyables mesures policières, afin
d’assurer la
prépondérance
de la bureaucratie sur les masses révolutionnaires qui s’éveillent.
C’est un des aspects de la question. Il en existe un autre. Pour
avoir la possibilité d’occuper la Pologne grâce
à
une alliance militaire avec Hitler, le Kremlin a longtemps trompé et
continue de tromper les masses en U.R.S.S. et dans le monde entier
et, de ce fait, il a totalement désorganisé les
rangs
de sa propre Internationale communiste. Le critère politique
essentiel pour nous n’est pas la transformation des rapports de
propriété dans telle ou telle région ou dans telle autre, si
importantes puissent-elles être, mais le changement dans la
conscience et l’organisation du prolétariat mondial,
l’accroissement de sa capacité à défendre ses conquêtes
antérieures et en réaliser de nouvelles. De ce seul point de vue,
le seul décisif, la politique de Moscou, prise dans son ensemble,
conserve intégralement son caractère réactionnaire et demeure le
principal obstacle sur la voie de la révolution mondiale.
Notre
appréciation générale
du Kremlin et de l’Internationale communiste ne modifie pas
cependant le fait particulier
que l’étatisation de la propriété dans les territoires occupés
constitue en soi une mesure progressiste. Il faut l’admettre
franchement. Si demain Hitler lançait ses armées à l’Est pour y
rétablir « la loi et l’ordre » en Pologne orientale, les
travailleurs avancés défendraient contre Hitler ces nouvelles
formes de propriétés établies par la bureaucratie bonapartiste
soviétique.
Nous
ne changeons pas d’orientation !
L’étatisation
des moyens de production constitue, nous l’avons dit, une mesure
progressiste. Mais ce caractère progressiste est relatif et son
poids spécifique dépend de la somme de tous les autres facteurs.
Nous devons d’abord et avant tout admettre que l’extension du
territoire dominé par l’autocratie bureaucratique et parasitaire
couverte du manteau de mesures « socialistes » peut augmenter le
prestige du Kremlin, nourrir des illusions sur la possibilité de
remplacer la révolution prolétarienne par des manœuvres
bureaucratiques. Ce mal l’emporte de loin sur le contenu
progressiste des réformes staliniennes en Pologne. Pour que la
propriété nationalisée, dans les territoires occupés comme en
U.R.S.S., devienne une base pour un développement progressiste,
c’est-à-dire socialiste, il faut renverser la bureaucratie de
Moscou. Notre programme conserve par conséquent toute sa vigueur.
Les événements ne nous ont pas pris au dépourvu. Il faut seulement
les interpréter correctement. Il faut bien comprendre que la nature
de l’U.R.S.S. et sa situation internationale renferment des
contradictions aiguës. Il est impossible d’échapper à ces
contradictions par des tours de passe-passe terminologiques (« État
ouvrier », « pas État ouvrier »). Il nous faut prendre les faits
tels qu’ils sont. Il nous faut construire notre politique à partir
des rapports et des contradictions réels.
Nous
ne chargeons le Kremlin d’aucune mission historique. Nous étions
et nous restons opposés à l’annexion par le Kremlin de nouveaux
territoires. Nous sommes pour l’indépendance de l’Ukraine
soviétique, et, si les Biélorussiens eux-mêmes le veulent, pour
l’indépendance de la Biélorussie soviétique. En même temps,
dans les parties de la Pologne occupées par l’Armée rouge, les
partisans de la IVe
Internationale doivent jouer le rôle le plus décisif dans
l’expropriation des grands propriétaires fonciers et des
capitalistes, le partage des terres entre les paysans, la création
de soviets et de comités ouvriers, etc. Ce faisant, ils préservent
leur indépendance politique, ils luttent, dans les élections aux
soviets et aux comités d’usine, pour la complète indépendance de
ces derniers vis-à-vis de la bureaucratie et ils mènent une
propagande révolutionnaire dans un esprit de défiance complète à
l'égard du Kremlin et de ses agents locaux.
Mais
supposons que Hitler tourne ses armes à l’Est et envahisse des
territoires occupés par l’Armée rouge. Dans ces conditions, les
partisans de la IVe
Internationale, sans changer en quoi que ce soit leur attitude à
l’égard de l’oligarchie du Kremlin, mettront au premier plan,
comme la tâche la plus urgente, la résistance militaire à Hitler.
Les ouvriers diront : « Nous ne pouvons laisser à Hitler le soin de
renverser Staline : c’est à
nous de le faire.
» Au cours de la lutte armée contre Hitler, les ouvriers
révolutionnaires s’efforceront de nouer des contacts fraternels
aussi étroits que possible avec les simples soldats de l’Armée
rouge. Tandis que, les armes à la main, ils porteront des coups à
Hitler, les bolcheviks-léninistes mèneront en même temps une
propagande révolutionnaire contre Staline, afin de préparer son
renversement à l’étape suivante et même peut-être proche.
Ce
type de « défense de PU.R.S.S. » différera naturellement comme le
ciel de la terre de la défense officielle qui se mène en ce moment
sous le mot d’ordre « Pour le socialisme ! pour Staline ! » Notre
défense de l’U.R.S.S. se mène sous le mot d’ordre « Pour le
socialisme ! Pour la révolution mondiale ! Contre Staline ! » Afin
que ces deux aspects de la « défense de l’U.R.S.S. » ne créent
pas de confusion dans la conscience des masses, il faut savoir
formuler de façon claire et précise les mots d’ordre qui
correspondent à la situation concrète. Mais avant tout il faut
établir clairement ce
que
nous défendons précisément, comment
nous le défendons, contre
qui
nous le défendons. Nos mots d’ordre ne créeront pas de confusion
dans les masses à la seule condition que nous ayons nous-mêmes une
claire conception de nos tâches.
Conclusions
Nous
n’avons aujourd’hui aucune raison de modifier notre position de
principe à l’égard de l’U.R.S.S.
La
guerre accélère les différents processus politiques. Elle peut
accélérer le processus de la renaissance révolutionnaire de
l’U.R.S.S. Mais elle peut aussi accélérer le processus de sa
dégénérescence définitive. C’est pour cette raison qu’il est
indispensable de suivre avec attention et sans préjugés les
modifications que la guerre introduit dans la vie intérieure de
l’U.R.S.S., afin de pouvoir nous-mêmes en rendre compte à temps.
Nos
tâches dans les territoires occupés demeurent fondamentalement les
mêmes qu’en U.R.S.S. même. Mais, dans la mesure où les
événements les posent sous une forme particulièrement aiguë, ils
nous permettent d’autant mieux d’élucider nos tâches générales
en rapport avec l’Union soviétique.
Nous
devons formuler nos mots d’ordre de telle façon que les
travailleurs voient clairement ce que nous défendons précisément
en U.R.S.S. (la propriété d’État et l’économie planifiée) et
contre quoi nous luttons sans merci (la bureaucratie parasitaire et
son Internationale communiste).
Nous
ne devons pas perdre de vue un instant le fait que la question du
renversement de la bureaucratie soviétique est subordonnée pour
nous à la question de la préservation de la propriété étatique
des moyens de production en U.R.S.S. et que la préservation de la
propriété étatique des moyens de production en U.R.S.S. est
subordonnée pour nous à la question de la révolution prolétarienne
internationale.