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Léon Trotsky 19390925 L’U.R.S.S. dans la guerre

Léon Trotsky : L’U.R.S.S. dans la guerre

(25 septembre 1939)

[Source Léon Trotsky, Œuvres 22, septembre 1939 à décembre 1939. Institut Léon Trotsky, Paris 1985, pp. 40-62, voir des annotations là-bas]

Le pacte germano-soviétique et la nature de l’U.R.S.S.

Peut-on, après la signature du pacte germano-soviétique, considérer l’U.R.S.S. comme un État ouvrier? L’avenir de l’État soviétique suscite à nouveau la discussion dans nos rangs. Ce n’est pas étonnant. Nous avons sous les yeux la première expérience d’un État ouvrier dans l’histoire. Ce phénomène n’a encore jamais été étudié nulle part. Dans le problème de la nature de l’U.R.S.S. les erreurs découlent d’ordinaire, comme nous l’avons déjà écrit, du fait qu’on met une norme programmatique à la place du fait historique. Le fait concret diverge d’avec la norme. Cela ne signifie pourtant pas qu’il lui ait enlevé sa valeur : au contraire, il l’a confirmée par la négative. La dégénérescence du premier État ouvrier que nous avons établie et expliquée ne fait qu’indiquer avec plus de netteté ce que devrait être un État ouvrier et ce qu’il serait dans certaines conditions historiques données. La contradiction entre le fait historique et la norme nous contraint, non à rejeter la norme, mais, au contraire, à lutter pour elle par la voie révolutionnaire. Le programme de la révolution en U.R.S.S. est défini d’un côté par notre appréciation de l’U.R.S.S. en tant que fait historique objectif et, de l’autre, par la norme de l’État ouvrier. Nous ne disons pas : « Tout est perdu, il faut tout recommencer à zéro ! » Nous indiquons clairement quels sont les éléments de l’État ouvrier qui peuvent, à un stade donné, être préservés, maintenus et développés.

Ceux qui s’efforcent aujourd’hui de démontrer que le pacte germano-soviétique modifie notre appréciation de l’État soviétique se placent, au fond, sur les positions même de l’I.C. ou plus exactement sur ses positions d’hier. Conformément à cette logique, la mission historique de l’État ouvrier consiste à lutter pour la démocratie impérialiste. Le fait qu’elle ait « trahi » les démocraties pour le fascisme empêche de considérer l’U.R.S.S. comme un État ouvrier. En fait, la signature d’un accord avec Hitler ne fait que fournir un instrument supplémentaire de mesure du degré de la dégénérescence de la bureaucratie soviétique et de son mépris pour la classe ouvrière internationale, y compris l’Internationale communiste, mais elle ne donne aucune base pour une révision de l’appréciation sociologique de l’U.R.S.S.

Divergences politiques ou terminologie ?

Commençons par poser le problème de la nature de l’État soviétique non pas sur le plan sociologique abstrait, mais sur celui des tâches politiques concrètes. Admettons un instant que la bureaucratie soit une nouvelle « classe » et que le régime actuel de l’U.R.S.S. soit un système particulier d’exploitation de classe. Quelles nouvelles conclusions politiques découlent pour nous de ces analyses? La IVe Internationale a reconnu depuis longtemps la nécessité de renverser la bureaucratie par un soulèvement révolutionnaire des travailleurs. Ceux qui affirment que la bureaucratie est une « classe » exploiteuse ne proposent et ne peuvent proposer rien d’autre. L’objectif que le renversement de la bureaucratie doit permettre d’atteindre, c’est le rétablissement du pouvoir des soviets en chassant de leur sein la bureaucratie actuelle. Nos critiques de gauche ne proposent et ne peuvent rien proposer d’autre. L’aide à la révolution internationale et la construction de la société socialiste, telles seront les tâches des soviets régénérés. Le renversement de la bureaucratie suppose donc que soient préservées la propriété d’État et l’économie planifiée. C’est là le nœud du problème.

Bien entendu, la répartition des forces productives entre les différentes branches de l’économie et, de façon générale, le contenu du plan tout entier, vont changer très profondément, quand ce plan sera défini, non par les intérêts de la bureaucratie, mais par ceux des producteurs eux-mêmes. Mais, dans la mesure où la question du renversement de l’oligarchie parasitaire demeure encore liée au maintien de la propriété nationalisée (d’État), nous appelons politique la prochaine révolution. Certains de nos critiques (Ciliga, Bruno R[izzi] etc.) veulent absolument la définir comme une révolution sociale. Acceptons cette définition. Que change-t-elle fondamentalement? Elle n’ajoute rien de décisif aux tâches de la révolution que nous avons énumérées.

Nos critiques, en règle générale, acceptent les faits tels que nous les avons établis depuis longtemps. Ils n’ajoutent rien de décisif à notre appréciation, soit de la situation de la bureaucratie, dans la société soviétique, et sur les relations entre elle et les travailleurs, soit sur le rôle du Kremlin sur l’arène internationale. Dans toutes ces questions, non seulement ils ne contestent pas notre analyse, mais au contraire ils s’appuient sur elle et même s’en tiennent là. Ils nous reprochent seulement de ne pas en tirer les « conclusions » nécessaires. A l’examen cependant, il apparaît que ces conclusions ne sont que terminologiques. Nos critiques refusent d’appeler « État ouvrier » l’État ouvrier dégénéré. Ils exigent que l’on qualifie la bureaucratie totalitaire de classe dirigeante. Ils proposent de considérer la révolution contre cette bureaucratie, non comme une révolution politique, mais comme une révolution sociale. Si nous leur faisions ces concessions terminologiques, nous placerions nos critiques dans une situation extrêmement délicate, car ils ne sauraient que faire de cette victoire purement verbale.

Mettons-nous une fois de plus à l'épreuve

Ce serait donc une absurdité monstrueuse que de faire scission avec des camarades qui ont une opinion différente de la nôtre sur la nature sociologique de l’U.R.S.S., pour autant qu’ils se déclarent solidaires de nous sur les problèmes politiques. Mais à l’inverse, ce serait de notre part pur aveuglement que d’ignorer des différences purement théoriques et même terminologiques qui, dans un développement ultérieur, peuvent prendre chair et sang et aboutir à des conclusions politiques diamétralement opposées. De même qu’une maîtresse de maison soigneuse ne laisse pas s’entasser toiles d’araignées et saleté, de même un parti révolutionnaire ne peut supporter le manque de clarté, la confusion, l’équivoque. Il faut tenir propre sa maison !

Je rappellerai pour illustrer cette idée la question de Thermidor. Nous avons longtemps affirmé que Thermidor ne faisait que se préparer en U.R.S.S. et qu’il n’était pas encore accompli. Plus tard, donnant à l’analogie avec Thermidor un caractère plus précis et plus réfléchi, nous en sommes arrivés à la conclusion que Thermidor était déjà derrière nous depuis longtemps. Cette correction publique de notre erreur n’a pas provoqué dans nos rangs le moindre désarroi. Pourquoi? Parce que nous avions tous porté le même jugement sur l’essence des processus en cours en Union soviétique, comme nous avions suivi ensemble, jour après jour, le développement de la réaction. Il s’agissait pour nous de préciser une analogie historique, rien de plus. J’espère qu’aujourd’hui encore, malgré la tentative de quelques camarades, qui tentent de mettre au jour des divergences sur la question de la « défense de l’U.R.S.S. » — nous en discuterons plus loin —, nous arriverons, tout simplement en précisant nos idées, à conserver notre unité sur le terrain du programme de la IVe Internationale.

Tumeur ou nouvel organe ?

Nos critiques ont plus d’une fois insisté sur le fait que la bureaucratie soviétique actuelle ressemble fort peu à la bureaucratie bourgeoise ou ouvrière de la société capitaliste et sur le fait qu’elle constitue, plus encore que la bureaucratie fasciste, une formation sociale nouvelle, beaucoup plus puissante. C’est parfaitement exact et nous n’avons jamais fermé les yeux là-dessus. Mais, si l’on considère la bureaucratie comme une « classe », il nous faut dire tout de suite que cette classe ne ressemble à aucune des classes possédantes que nous avons connues dans le passé, et notre profit est donc bien mince. Nous appelons souvent la bureaucratie soviétique une caste, soulignant par là son caractère fermé, son despotisme et sa morgue de couche dirigeante qui considère que ses géniteurs sortent des lèvres de Brahma, tandis que les masses populaires proviennent des parties beaucoup plus viles de son corps. Mais, bien entendu, même cette définition n’a pas un caractère strictement scientifique. Sa relative supériorité consiste en ce que le caractère figuré de la dénomination est clair pour tous et qu’il ne viendrait à l’idée de personne d’assimiler la bureaucratie de Moscou à la caste indienne des brahmanes. La vieille terminologie sociologique n’a pas préparé et ne pouvait pas préparer de dénomination pour un phénomène social nouveau en plein développement (la dégénérescence) et qui n’a pas revêtu de formes stables. Nous continuons tous cependant à qualifier la bureaucratie soviétique de bureaucratie sans oublier par ailleurs ses particularités historiques. A notre avis, pour le moment, c’est suffisant.

Sur le plan scientifique et politique — et non pas purement terminologique la question se pose ainsi : la bureaucratie constitue-t-elle une excroissance temporaire sur un organisme social, ou bien cette excroissance est-elle déjà devenue un organe historiquement nécessaire ? Des excroissances sociales peuvent résulter d'une combinaison accidentelle (c’est-à-dire temporaire et exceptionnelle) de circonstances historiques. Un organe social — et c’est ainsi que se présente toute classe, y compris exploiteuse — ne peut prendre forme que comme le résultat des exigences internes profondes de la production elle-même. Si nous ne répondons pas à cette question, alors toute la controverse va dégénérer en un jeu stérile sur les mots.

La dégénérescence initiale de la bureaucratie

La justification historique de toute classe dirigeante a toujours consisté en ce que le système d’exploitation qu’elle dirigeait élevait à un niveau supérieur le développement des forces productives. Il est indubitable que le régime soviétique a donné un grand élan à l’économie. Mais la source de cet élan a été la nationalisation des moyens de production et les débuts du plan, pas du tout le fait que la bureaucratie avait usurpé la direction de l’économie. Au contraire, le bureaucratisme en tant que système est devenu le pire frein au développement technique et culturel du pays. Cela a été masqué un certain temps par le fait que l’économie soviétique s’est attachée pendant deux décennies à assimiler la technique et l’organisation de la production des pays capitalistes avancés. Cette période d’emprunt et d’imitation pouvait encore, pour le meilleur et pour le pire, s’accommoder de l’automatisme bureaucratique, c’est-à-dire de l’étouffement de l’esprit d’initiative et de création. Mais plus l’économie s’est développée, plus ses exigences sont devenues complexes, et plus intolérable est apparu l'obstacle du régime bureaucratique. La contradiction sans cesse aggravée entre eux conduit à des convulsions politiques permanentes, à la destruction systématique des éléments les plus créateurs et les plus remarquables dans tous les domaines de l’activité. Ainsi, avant même de pouvoir sécréter une « nouvelle classe » à partir d’elle-même, la bureaucratie entrait en contradiction inconciliable avec les exigences du développement. L’explication est à chercher dans le fait que la bureaucratie n’est pas porteuse d’un nouveau système économique, qui lui soit particulier et qui soit impossible sans elle, mais qu’elle est une excroissance parasitaire sur un État ouvrier.

Les Conditions de l’omnipotence et de la chute de la bureaucratie

L’oligarchie soviétique a tous les défauts des vieilles classes dirigeantes, sans en avoir la mission historique. Dans la dégénérescence bureaucratique de l’État soviétique, ce ne sont pas les lois générales de la société contemporaine du capitalisme au socialisme qui trouvent leur expression, mais une réfraction particulière, exceptionnelle et temporaire, de ces lois dans les conditions d’un pays révolutionnaire arriéré dans un environnement capitaliste. La pénurie de produits de consommation et la lutte universelle pour eux engendrent le gendarme qui s’arroge la fonction de répartition. La pression hostile du dehors impose au gendarme le rôle de « défenseur » du pays, lui confère une autorité nationale et lui permet ainsi de piller doublement le pays.

Les deux conditions qui fondent la puissance de la bureaucratie (l’arriération du pays et l’environnement capitaliste) ont cependant un caractère temporaire et transitoire et doivent disparaître avec la victoire de la révolution mondiale. Les économistes bourgeois eux-mêmes ont calculé que, dans le cadre d’une économie planifiée, on pourrait rapidement élever le revenu national des États-Unis à 200 milliards de dollars par an et garantir ainsi à la population entière, non seulement la satisfaction de ses besoins fondamentaux, mais encore un véritable confort. Par ailleurs, la révolution mondiale marquerait la fin du danger extérieur, cause supplémentaire de bureaucratisation. La disparition de la nécessité de dépenser une part énorme du revenu national pour l’armement élèverait encore plus le niveau de vie et le niveau culturel des masses. Dans ces conditions, la nécessité du gendarme répartiteur disparaîtrait d’elle-même. L’administration sous la forme d’une coopérative géante supplanterait très vite le pouvoir d’État. Il n’y aurait pas de place pour une nouvelle classe dirigeante, ni pour un nouveau régime d’exploitation situé à mi-chemin entre le capitalisme et le socialisme.

Et si la révolution ne se produit pas ?

La désintégration du capitalisme atteint des limites extrêmes, tout comme celle de la vieille classe dirigeante. Ce système ne peut pas survivre. Les forces productives doivent être organisées conformément à un plan. Mais qui le fera, le prolétariat ou une nouvelle classe dirigeante de « commissaires », politiciens, administrateurs et techniciens? L’expérience historique témoigne, de l’avis de certains théoriciens, qu’il ne faut pas compter sur le prolétariat. Il s’est montré « incapable » d’empêcher la dernière guerre impérialiste, bien que les conditions matérielles d’une révolution socialiste aient déjà existé à cette époque. Les succès du fascisme après la guerre ont été une fois de plus la conséquence de l’ « incapacité » du prolétariat à sortir la société capitaliste de l’impasse. La bureaucratisation de la société soviétique a été, à son tour, la conséquence de l’ « incapacité » du prolétariat lui-même à régler la société à travers un mécanisme démocratique. La révolution espagnole a été écrasée par les bureaucraties fasciste et stalinienne sous les yeux même du prolétariat mondial. Enfin, le dernier maillon de cette chaîne est l’approche de la nouvelle guerre impérialiste, dont la préparation s’est déroulée au grand jour devant un prolétariat réduit à une impuissance totale. Si l’on accepte cette conception, c’est-à-dire si l’on admet que le prolétariat n’a pas la force d’accomplir la révolution socialiste, alors c’est que quelqu’un d’autre réalisera la tâche urgente de l’étatisation des forces productives. Qui ? Une nouvelle bureaucratie, qui remplacera la bourgeoisie déclinante en tant que nouvelle classe dirigeante à l’échelle du monde. C’est ainsi que ceux de nos critiques « de gauche » qui ne se contentent pas de jouer sur les mots commencent à poser la question.

La Guerre actuelle et le destin de la société contemporaine

Le cours même des choses pose aujourd’hui le problème sous des formes très concrètes. La Seconde Guerre mondiale a commencé. Elle atteste que la société ne peut plus continuer à vivre sur la base du capitalisme. Elle soumet ainsi le prolétariat à une nouvelle épreuve, peut-être décisive.

Si cette guerre provoque, comme nous le croyons fermement, la révolution prolétarienne, elle entraînera inévitablement le renversement de la bureaucratie en U.R.S.S., et la résurrection de la démocratie soviétique sur une base économique et culturelle infiniment supérieure à celle de 1918. Dans ce cas, la question de savoir si la bureaucratie stalinienne était une « classe » ou une excroissance sur l’État ouvrier sera résolue d’elle-même. Il sera alors clair pour tous que, dans le processus de développement de la révolution mondiale, la bureaucratie soviétique ne constituait qu’une rechute épisodique.

Si l’on considère cependant que la guerre actuelle va provoquer, non la révolution, mais le déclin du prolétariat, il n’existe alors plus qu’une issue à l’alternative : la décomposition ultérieure du capital monopoliste, sa fusion ultérieure avec l’État et la substitution à la démocratie, là où elle s’est encore maintenue, d’un régime totalitaire. L’incapacité du prolétariat à prendre en mains la direction de la société pourrait effectivement, dans ces conditions, mener au développement d’une nouvelle classe exploiteuse issue de la bureaucratie bonapartiste et fasciste. Ce serait, selon toute vraisemblance, un régime de décadence qui signifierait le crépuscule de la civilisation.

On aboutirait à un résultat analogue dans le cas où le prolétariat des pays capitalistes avancés, ayant pris le pouvoir, se révélerait incapable de le conserver et l’abandonnerait, comme en U.R.S.S., à une bureaucratie privilégiée. Nous serions alors obligés de reconnaître que la rechute bureaucratique n’était pas due à l’arriération du pays et à l’environnement capitaliste, mais à l’incapacité organique du prolétariat à devenir une classe dirigeante. Il faudrait alors établir rétrospectivement que, dans ses traits fondamentaux, l’U.R.S.S. actuelle était le précurseur d’un nouveau régime d’exploitation à une échelle internationale.

Nous nous sommes bien écartés de la controverse terminologique sur la dénomination de l’État soviétique. Mais que nos critiques ne protestent pas : ce n’est qu’en se plaçant sur la perspective historique nécessaire que l’on peut formuler un jugement correct sur une question comme le remplacement d’un régime social par un autre. L’alternative historique poussée jusqu’à son terme se présente ainsi : ou bien le régime stalinien n’est qu’une rechute exécrable dans le processus de la transformation de la société bourgeoise en société socialiste, ou bien le régime stalinien est la première étape d’une société d’exploitation nouvelle. Si le second pronostic se révélait juste, alors, bien entendu, la bureaucratie deviendrait une nouvelle classe exploiteuse. Aussi lourde que puisse être cette seconde perspective, si le prolétariat mondial se montrait effectivement incapable de remplir la mission que lui a confié le cours du développement, il ne resterait plus qu’à reconnaître que le programme socialiste, construit sur les contradictions internes de la société capitaliste s’est finalement avéré une utopie. Il va de soi qu’on aurait besoin d’un nouveau « programme minimum » pour défendre les intérêts des esclaves de la société bureaucratique totalitaire.

Existe-t-il toutefois des données objectives indiscutables ou du moins assez convaincantes pour nous contraindre aujourd’hui à renoncer aux perspectives de la révolution socialiste? C’est toute la question.

La Théorie du « collectivisme bureaucratique »

Peu après la prise du pouvoir par Hitler, un « communiste de gauche » allemand, Hugo Urbahns, arriva à la conclusion qu’une ère nouvelle, celle du « capitalisme d’État », allait remplacer l’ère du capitalisme. Il citait comme premiers exemples l’Italie, l’U.R.S.S. et l’Allemagne. Urbahns n’a cependant pas tiré les conclusions politiques de sa théorie. Récemment, le « communiste de gauche » Bruno Rizzi, ancien membre de la IVe Internationale, est parvenu à la conclusion que le « collectivisme bureaucratique » allait remplacer le capitalisme. La nouvelle bureaucratie est une classe, son rapport avec les travailleurs est défini par I’ « exploitation collective », les prolétaires ont été transformés en esclaves des exploiteurs totalitaires.

Bruno Rizzi met ici sur le même plan l’économie planifiée de l’U.R.S.S., le fascisme, le national-socialisme et le New Deal de Roosevelt. Tous ces régimes ont indiscutablement des traits communs qui, en dernière analyse, sont déterminés par les tendances collectivistes de l’économie contemporaine. Dès avant la révolution d’Octobre, Lénine formulait les principales caractéristiques du capitalisme impérialiste comme suit : concentration gigantesque des forces productives, fusion grandissante du capital monopoliste avec l’État, tendance organique à la dictature ouverte comme résultat de cette fusion. Les traits de centralisation et de collectivisation déterminent aussi bien la politique de la révolution que celle de la contre-révolution. Mais cela ne signifie nullement qu’il soit possible de mettre un signe « égal » entre la révolution, Thermidor, le fascisme et le réformisme américain. Bruno Rizzi a saisi le fait que les tendances à la collectivisation prennent, du fait de la prostration politique de ta classe ouvrière, la forme du « collectivisme bureaucratique ». Le phénomène est en lui-même indiscutable. Mais où sont ses limites et quel est son poids historique ? Ce que nous reconnaissons comme la déformation d’une période de transition, comme le résultat du développement inégal de facteurs multiples dans le processus social, Bruno Rizzi le considère comme une formation sociale indépendante, dans laquelle la bureaucratie est la classe dirigeante. Bruno Rizzi a, en tout état de cause, le mérite d’essayer de sortir la question du cercle vicieux des exercices terminologiques sur des lieux communs pour la placer sur le terrain des grandes généralisations historiques. Il n’en est que plus facile de montrer son erreur.

Comme beaucoup d’ultra-gauches, Bruno Rizzi identifie fondamentalement le stalinisme et le fascisme. D’un côté, la bureaucratie soviétique a adopté les méthodes politiques du fascisme ; de l’autre, la bureaucratie fasciste qui s’en tient, pour le moment, à des mesures « partielles » d’intervention de l’État, tend vers l’étatisation complète de l’économie et va bientôt y parvenir. La première affirmation est tout à fait juste. Mais il est tout à fait faux d’affirmer, comme Bruno Rizzi, que I’ « anticapitalisme » fasciste est capable d’aller jusqu’à l’expropriation de la bourgeoisie. Les mesures « partielles » d’intervention de l’État et de nationalisation sont en réalité aussi différentes de l’économie étatisée et planifiée que les réformes de la révolution. Mussolini et Hitler ne font que « coordonner » les intérêts des propriétaires et « réguler » l’économie capitaliste, par-dessus le marché essentiellement à des fins militaires. L’oligarchie du Kremlin, c’est autre chose : elle n’a la possibilité de diriger l’économie comme un tout que parce que la classe ouvrière russe a accompli la plus grande révolution des rapports de production de toute l’histoire. On ne peut pas perdre de vue cette différence.

Pourtant, même si l’on admet que, partis de pôles opposés, le stalinisme et le fascisme aboutiront, à un moment donné, à un seul et même type de société d'exploitation (le « collectivisme bureaucratique », selon la terminologie de Bruno Rizzi), cela ne sortira pas pour autant l’humanité de l'impasse. La crise du système capitaliste est produite, non seulement par le rôle réactionnaire de la propriété privée, mais aussi par le rôle, non moins réactionnaire, de l’État national. Même si les différents gouvernements fascistes réussissaient à établir chez eux un système d’économie planifiée, indépendamment de l’éventualité, inévitable à la longue, de mouvements révolutionnaires du prolétariat qu’aucun plan ne saurait prévoir, la lutte entre États totalitaires pour la domination mondiale se poursuivrait et s’intensifierait même. Les guerres dévoreraient les fruits de l’économie planifiée et détruiraient les fondements de la civilisation. Bertrand Russell croit, il est vrai, qu’un État victorieux pourrait, en conséquence de la guerre, unifier le monde entier dans un étau totalitaire. Mais, même au cas où cette hypothèse se vérifierait, ce qui est plus que douteux, cette « unification » militaire n’aurait pas plus de stabilité que la paix de Versailles. Les soulèvements nationaux et les pacifications culmineraient avec une nouvelle guerre mondiale qui serait le tombeau de la civilisation. Ce ne sont pas là des désirs subjectifs, mais la réalité objective qui indique que l’unique issue pour l’humanité est la révolution socialiste mondiale. L’alternative, c’est la rechute dans la barbarie.

Le Prolétariat et sa direction

Nous allons très bientôt consacrer un article particulier au problème des rapports entre la classe et sa direction. Nous nous en tiendrons là au strict nécessaire. Seuls des « marxistes » vulgaires qui croient que la politique est un reflet direct et immédiat de l’économie, peuvent croire que la direction reflète la classe de façon directe et immédiate. En réalité, la direction qui s’est élevée au-dessus de la classe exploitée succombe inévitablement à la pression de la classe dirigeante. La direction des syndicats américains, par exemple, « reflète » moins le prolétariat que la bourgeoisie. La sélection et l’éducation d'une direction vraiment révolutionnaire, capable de s’opposer à la pression de la bourgeoisie, est une tâche exceptionnellement difficile. La dialectique du processus historique s’est reflétée avec une vigueur particulière dans le fait que le prolétariat du pays le plus arriéré, la Russie, a produit dans des circonstances historiques données la direction la plus perspicace et la plus audacieuse. Au contraire, c’est dans le prolétariat du pays de la culture capitaliste la plus ancienne, la Grande-Bretagne, que l’on trouve aujourd’hui la direction la plus bornée et la plus servile.

La crise de la société capitaliste qui a éclaté au grand jour en juillet 1914 a provoqué, dès les premiers jours de la guerre, une crise aiguë de la direction prolétarienne. Pendant les vingt-cinq années qui se sont écoulées depuis ce moment, le prolétariat des pays capitalistes avancés n’a pas encore créé une direction à la hauteur des tâches de notre époque. L’expérience de la Russie témoigne cependant qu’une direction peut-être construite (ce qui ne signifie pas, bien sûr, qu’elle soit immunisée contre la dégénérescence). La question se pose ainsi : la nécessité historique se fraiera-t-elle à la longue un chemin dans la conscience de l’avant-garde de la classe ouvrière, ou, en d’autres termes, dans le processus de la guerre et des profonds ébranlements qu’elle va provoquer, une direction révolutionnaire sera-t-elle formée, qui soit capable de mener le prolétariat à la conquête du pouvoir?

La IVe Internationale a répondu par l’affirmative à cette question, non seulement dans le texte de son programme, mais par son existence même. Toutes les variétés de représentants déçus et apeurés du pseudo-marxisme partent au contraire de l’idée que la faillite de la direction ne fait que « refléter » l’incapacité du prolétariat à assumer sa mission révolutionnaire. Tous nos adversaires n’expriment pas clairement cette idée, mais tous — ultra-gauchistes, centristes, anarchistes, sans parler des staliniens et des social-démocrates — rejettent la responsabilité de la défaite sur le dos du prolétariat. Aucun d’eux n’indique dans quelles conditions précisément le prolétariat sera capable de réaliser la révolution socialiste.

Si l’on admet que les défaites ont leurs causes dans les caractéristiques sociales du prolétariat lui-même, il faut admettre que la situation de la société contemporaine est sans espoir. Dans les conditions du capitalisme pourrissant, le prolétariat ne se développera ni sur le plan du nombre ni sur celui de la culture. Il n’existe aucune raison de s’attendre à ce qu’il s’élève un jour à la hauteur des tâches révolutionnaires. L’affaire se présente sous un jour tout autre pour qui a clarifié dans sa tête l'antagonisme profond entre l’aspiration organique, ambitieuse, irrépressible, des masses laborieuses à s’arracher au chaos sanglant du capitalisme, et le caractère conservateur, patriotique, profondément bourgeois, de la direction ouvrière qui se survit. Il faut choisir entre ces deux conceptions inconciliables.

La Dictature totalitaire : un état de crise aiguë, pas un régime stable

La révolution d’Octobre n’était pas un hasard. Elle avait été prévue longtemps à l’avance, et les événements ont confirmé cette précision. Sa dégénérescence ne réfute pas sa prévision, parce que les marxistes n’ont jamais cru que l’État ouvrier isolé en Russie pouvait tenir indéfiniment. Il est vrai que nous prévoyions plutôt l'écroulement de l’État ouvrier que sa dégénérescence ou, plus exactement, que nous ne distinguions pas nettement ces deux possibilités. Mais elles ne sont nullement contradictoires. La dégénérescence doit forcément se terminer en destruction à un moment donné.

Un régime totalitaire de type stalinien ou fasciste ne peut être, de par sa nature même, qu’un régime temporaire et transitoire. Dans l’histoire, la dictature a généralement été le résultat et le signe d’une crise sociale particulièrement aiguë, et non un régime stable. Une situation de crise aiguë ne peut constituer l’état permanent d’une société. Un État totalitaire peut, pendant un certain temps, comprimer les contradictions sociales, mais il est incapable de se perpétuer. Les monstrueuses purges en U.R.S.S. sont le témoignage le plus convaincant que la société soviétique tend de façon organique à rejeter la bureaucratie.

Il est surprenant que Bruno Rizzi voie précisément dans les purges staliniennes la preuve que la bureaucratie est devenue une classe dirigeante du fait que, selon lui, seule une classe dirigeante est capable de prendre des mesures à une échelle aussi grande. Il oublie cependant que le tsarisme, qui n’était pas une « classe », s’est permis des mesures à assez grande échelle dans le domaine des purges et de plus, précisément dans la période où il approchait de sa perte. Par leur ampleur et leur caractère monstrueusement mensonger, les purges de Staline témoignent seulement de l’incapacité de la bureaucratie à se transformer en classe dirigeante stable et apparaissent comme les symptômes de son agonie prochaine. Ne nous mettrions-nous pas dans une situation ridicule si nous donnions à l’oligarchie bonapartiste le titre de nouvelle classe dirigeante, quelques années ou même quelques mois avant sa chute ignominieuse? Le seul fait de poser clairement la question devrait, à notre avis, maintenir les camarades à l’écart des expérimentations terminologiques et des généralisations trop hâtives.

L’Orientation vers la révolution internationale et la régénération de l’U. R. S. S.

Un délai d’un quart de siècle s’est révélé trop court pour le réarmement révolutionnaire de l’avant-garde prolétarienne internationale et trop long pour préserver le système soviétique dans un pays arriéré isolé. L’humanité en paie aujourd’hui le prix par une nouvelle guerre impérialiste. Mais la tâche fondamentale de notre époque n’a pas changé, pour la simple raison qu’elle n’a pas été accomplie. Un acquis colossal dans le dernier quart de siècle et un gage inappréciable pour l’avenir sont constitués par le fait qu’un des détachements du prolétariat mondial ait été capable de démontrer dans l’action comment cette tâche devait être réalisée.

La seconde guerre impérialiste place cette tâche encore non résolue à une étape historique supérieure encore. Elle met une fois de plus à l’épreuve, non seulement la stabilité des régimes existants, mais aussi la capacité du prolétariat de les remplacer. Les résultats de cette épreuve auront sans aucun doute une signification décisive pour notre appréciation de l’époque contemporaine en tant qu’époque de la révolution prolétarienne. Si, contrairement à toutes les probabilités, la révolution d’Octobre ne trouve pas, au cours de la présente guerre ou tout de suite après, son prolongement dans un pays avancé ou un autre, et si, au contraire, le prolétariat est partout rejeté en arrière, sur tous les fronts, alors, nous aurions à coup sûr à poser la question d’une révision de notre conception de la présente époque et de ses forces motrices. Il ne s’agirait pas en ce cas de savoir quelle étiquette coller sur l’U.R.S.S. ou la clique stalinienne, mais d’une réévaluation des perspectives historiques mondiales pour les décennies, sinon les siècles, à venir : sommes-nous entrés dans l’époque de la révolution sociale et de la société socialiste, ou, au contraire, dans l’époque de la société décadente de la bureaucratie totalitaire ?

La double erreur des schématiques comme Hugo Urbahns et Bruno Rizzi consiste en ce que, premièrement, ils proclament que ce régime-là est définitivement mis en place, deuxièmement qu’ils le définissent comme un état de transition prolongée de la société entre le capitalisme et le socialisme. Cependant, il va tout à fait de soi que, si le prolétariat international, à la suite de l’expérience de notre époque tout entière et de la nouvelle guerre en cours, se révélait incapable de devenir le maître de la société, cela signifierait l’effondrement de tous les espoirs en une révolution socialiste, car on ne saurait certainement s’attendre à des conditions plus favorables pour elle ; en tout état de cause, personne ne peut ni les prévoir ni les définir. Les marxistes n’ont pas le moindre droit (à moins de considérer le désenchantement et la lassitude comme des « droits ») de tirer la conclusion que le prolétariat a perdu ses possibilités révolutionnaires et doit renoncer à ses aspirations à l’hégémonie dans la période à venir. Vingt-cinq années, à l’échelle de l’Histoire, quand il s’agit des changements les plus profonds des systèmes économiques et culturels, pèsent moins qu’une heure dans la vie d’un homme. Que vaut celui qui, à cause de quelques échecs empiriques subis en une heure ou un jour, renonce au but qu’il s'était fixé sur la base de l’expérience et de l’analyse de toute sa vie antérieure ? Dans les années de la réaction russe la plus noire (1907-1917), nous partions des possibilités que le prolétariat russe avait révélées en 1905. Dans les années de réaction mondiale, il nous faut partir des possibilités révélées en 1917 par le prolétariat russe. Ce n’est pas par hasard que la IVe Internationale s’est intitulée parti mondial de la révolution socialiste. Il n’y a pas lieu de changer notre route. Nous faisons route vers la révolution mondiale et, de ce fait, vers la régénération de l’U.R.S.S. en tant qu’État ouvrier.

La Politique extérieure est le prolongement de la politique intérieure

Que défendons-nous en U.R.S.S.? Pas ce en quoi elle ressemble aux pays capitalistes, mais précisément ce en quoi elle s’en distingue. En Allemagne, nous appelons aussi à un soulèvement contre la bureaucratie dirigeante, mais seulement pour renverser tout de suite la propriété capitaliste. En U.R.S.S., le renversement de la bureaucratie est indispensable pour préserver la propriété d’État. Ce n’est qu’en ce sens que nous sommes partisans de la défense de l’U.R.S.S.

Personne dans nos rangs ne doute que les travailleurs soviétiques doivent défendre la propriété d’État, non seulement contre le parasitisme de la bureaucratie, mais aussi contre les tendances à la propriété privée, par exemple de la part de l’aristocratie kolkhozienne. Mais après tout, la politique extérieure est le prolongement de la politique intérieure. Si, en politique intérieure, nous lions la défense des conquêtes de la révolution d’Octobre à une lutte intransigeante contre la bureaucratie, nous devons avoir la même attitude en politique extérieure. Bruno Rizzi, il est vrai, partant du point de vue que le « collectivisme bureaucratique » a déjà triomphé sur toute la ligne, nous assure que personne ne menace la propriété d’État parce que Hitler (et Chamberlain?) est aussi intéressé à sa défense que Staline. Heureusement, les affirmations de Bruno Rizzi sont bien frivoles. En cas de victoire, Hitler commencera, selon toute probabilité, à exiger la restitution aux capitalistes allemands de tous leurs biens jadis expropriés; il garantira ensuite la même restauration de la propriété pour les Anglais, les Français et les Belges, afin de parvenir à un accord entre eux aux dépens de l’U.R.S.S, ; finalement, il fera de l’Allemagne le contracteur des entreprises d’État soviétiques les plus importantes dans l’intérêt de la machine militaire allemande. En ce moment, Hitler est l’allié et l’ami de Staline. Mais si, avec l’aide de Staline, il l’emportait sur le front occidental, il retournerait le lendemain ses armes contre FU.R.S.S. Dans des circonstances identiques, Chamberlain n’agirait, lui non plus, pas autrement que Hitler.

La Défense de l’U.R.S.S. et la lutte des classes

Les erreurs sur la question de la défense de FU.R.S.S. découlent le plus souvent d’une incompréhension des méthodes de « défense ». « Défense de FU.R.S.S. » ne signifie nullement un rapprochement avec la bureaucratie du Kremlin, l’acceptation de sa politique ou une conciliation avec la politique de ses alliés. Sur ce point comme sur tous les autres, nous restons entièrement sur le terrain de la lutte des classes internationale.

La petite revue française Que Faire ? affirmait récemment que, dans la mesure où « les trotskystes » étaient défaitistes par rapport à la France et à l’Angleterre, ils sont également défaitistes par rapport à l’U.R.S.S. En d’autres termes : « Si vous voulez défendre l’U.R.S.S., vous devez cesser d’être défaitistes vis-à-vis de ses alliés impérialistes ». En écrivant ces lignes, Que Faire? supputait que les « démocraties » seraient les alliés de l’U.R.S.S. Ce que ces sages vont dire maintenant, nous n'en savons rien. Mais peu importe, car c’est leur méthode même qui est mauvaise. Renoncer au défaitisme par rapport au camp impérialiste auquel l’U.R.S.S. est liée aujourd’hui ou pourrait l’être demain, c’est rejeter les travailleurs du camp opposé du côté de leur gouvernement, c’est renoncer au défaitisme en général. Renoncer au défaitisme, dans les conditions de la guerre impérialiste, ce qui équivaut au rejet de la révolution socialiste — rejet de la révolution au nom de la « défense de l’U.R.S.S. » — condamnerait l’U.R.S.S. à la décomposition finale et à la ruine.

La « défense de l’U.R.S.S. », telle qu’elle est interprétée par l’Internationale communiste, de même que la « lutte contre le fascisme » d’hier, se fonde sur l’abandon d’une politique de classe indépendante. On fait du prolétariat — pour des raisons variées, dans des circonstances diverses, mais toujours et invariablement — une force auxiliaire d’un camp bourgeois contre un autre. En opposition à cela, certains camarades affirment : « Étant donné que nous ne voulons pas devenir des instruments de Staline et de ses alliés, nous renonçons à la défense de l’U.R.S.S. ». Ce faisant, ils ne font que démontrer que leur conception de la « défense » correspond dans son fond à celle qu’en ont les opportunistes : ils ne pensent pas en termes de politique indépendante du prolétariat. En réalité, nous défendons l’U.R.S.S. comme nous défendons les pays colonisés, comme nous réglons tous nos problèmes, non pas en soutenant certains gouvernements impérialistes contre d’autres, mais par la méthode de la lutte de classes internationale, dans les colonies comme dans les métropoles.

Nous ne sommes pas un parti gouvernemental. Nous sommes un parti d’opposition irréductible, non seulement dans les pays capitalistes mais en U.R.S.S. également. Nos tâches — et parmi elles la « défense de l’U.R.S.S. » — nous ne les accomplissons pas par l’intermédiaire de gouvernements bourgeois ni même par celui du gouvernement de l’U.R.S.S., mais exclusivement par l’éducation des masses, à travers l’agitation, en expliquant aux travailleurs ce qu’il faut défendre et ce qu’il faut abattre. Une telle « défense » ne peut pas donner dans l’immédiat de résultats miraculeux. Mais nous ne prétendons pas faire de miracles. Les choses étant ce qu’elles sont, nous ne sommes qu’une minorité révolutionnaire. Notre travail doit viser à ce que les travailleurs que nous influençons apprécient correctement les événements, ne se laissent pas prendre au dépourvu et préparent l’opinion publique de leur classe au règlement révolutionnaire des tâches qui nous incombent.

La défense de l’U.R.S.S. se confond pour nous avec la préparation de la révolution internationale. Seules sont admissibles les méthodes qui ne sont pas en contradiction avec les intérêts de la révolution. La défense de l’U.R.S.S. a, par rapport à la révolution socialiste internationale, le rapport d’une tâche tactique à une tâche stratégique. La tactique est subordonnée à l’objectif stratégique et ne peut en aucun cas s’opposer à lui.

Le Problème des territoires occupés

Au moment où j’écris ces lignes, le sort des territoires occupés par l’Armée rouge n’est toujours pas clair. Les dépêches se contredisent, car les deux parties mentent à l'envie. Mais les rapports de force sur le terrain sont, sans aucun doute, fort incertains. Une partie des territoires occupés sera sans aucun doute incorporée à l’U.R.S.S. Mais sous quelle forme précisément ?

Supposons un instant que, conformément au pacte avec Hitler, le gouvernement de Moscou conserve intacts les droits de la propriété privée dans les territoires occupés et se borne à un « contrôle » sur le modèle fasciste. Une telle concession revêtirait sur le plan des principes une très grande importance et pourrait constituer le point de départ d’un nouveau chapitre de l’histoire du régime soviétique, donc d’une nouvelle appréciation de notre part de la nature de l’État soviétique.

Il est cependant plus vraisemblable que, dans les territoires qui doivent être incorporés à l’U.R.S.S., le gouvernement de Moscou procédera à l’expropriation des grands propriétaires et à l’étatisation des moyens de production. Cette orientation est la plus probable, non parce que la bureaucratie demeure fidèle au programme socialiste, mais parce qu’elle ne veut ni ne peut partager le pouvoir et les privilèges qui en découlent avec les anciennes classes dirigeantes dans les territoires occupés. Ici une analogie s’impose. Le premier Bonaparte arrêta la révolution par une dictature militaire. Toutefois, quand les troupes françaises entrèrent en Pologne, Napoléon signa un décret : « Le servage est aboli ». Cette mesure n’était dictée, ni par les sympathies de Napoléon pour les paysans, ni par des principes démocratiques, mais par le fait que la dictature bonapartiste était basée sur les rapports de propriété bourgeois et non féodaux. Étant donné que la dictature bonapartiste de Staline s'appuie sur la propriété d’État et non sur la propriété privée, l’invasion de la Pologne par l’Armée rouge devrait, dans ces conditions, entraîner l’abolition de la propriété privée capitaliste, afin d’aligner le régime des territoires occupés sur celui de l’U.R.S.S.

Cette mesure, révolutionnaire de nature, « l’expropriation des expropriateurs », s’effectue dans ce cas de manière militaro-bureaucratique. Tout appel à une activité indépendante des masses dans les nouveaux territoires — et, sans un tel appel, fût-il rédigé avec beaucoup de prudence, il est impossible d’établir un nouveau régime — sera, sans nul doute, réprimé, dès le lendemain, par d’impitoyables mesures policières, afin d’assurer la prépondérance de la bureaucratie sur les masses révolutionnaires qui s’éveillent. C’est un des aspects de la question. Il en existe un autre. Pour avoir la possibilité d’occuper la Pologne grâce à une alliance militaire avec Hitler, le Kremlin a longtemps trompé et continue de tromper les masses en U.R.S.S. et dans le monde entier et, de ce fait, il a totalement désorganisé les rangs de sa propre Internationale communiste. Le critère politique essentiel pour nous n’est pas la transformation des rapports de propriété dans telle ou telle région ou dans telle autre, si importantes puissent-elles être, mais le changement dans la conscience et l’organisation du prolétariat mondial, l’accroissement de sa capacité à défendre ses conquêtes antérieures et en réaliser de nouvelles. De ce seul point de vue, le seul décisif, la politique de Moscou, prise dans son ensemble, conserve intégralement son caractère réactionnaire et demeure le principal obstacle sur la voie de la révolution mondiale.

Notre appréciation générale du Kremlin et de l’Internationale communiste ne modifie pas cependant le fait particulier que l’étatisation de la propriété dans les territoires occupés constitue en soi une mesure progressiste. Il faut l’admettre franchement. Si demain Hitler lançait ses armées à l’Est pour y rétablir « la loi et l’ordre » en Pologne orientale, les travailleurs avancés défendraient contre Hitler ces nouvelles formes de propriétés établies par la bureaucratie bonapartiste soviétique.

Nous ne changeons pas d’orientation !

L’étatisation des moyens de production constitue, nous l’avons dit, une mesure progressiste. Mais ce caractère progressiste est relatif et son poids spécifique dépend de la somme de tous les autres facteurs. Nous devons d’abord et avant tout admettre que l’extension du territoire dominé par l’autocratie bureaucratique et parasitaire couverte du manteau de mesures « socialistes » peut augmenter le prestige du Kremlin, nourrir des illusions sur la possibilité de remplacer la révolution prolétarienne par des manœuvres bureaucratiques. Ce mal l’emporte de loin sur le contenu progressiste des réformes staliniennes en Pologne. Pour que la propriété nationalisée, dans les territoires occupés comme en U.R.S.S., devienne une base pour un développement progressiste, c’est-à-dire socialiste, il faut renverser la bureaucratie de Moscou. Notre programme conserve par conséquent toute sa vigueur. Les événements ne nous ont pas pris au dépourvu. Il faut seulement les interpréter correctement. Il faut bien comprendre que la nature de l’U.R.S.S. et sa situation internationale renferment des contradictions aiguës. Il est impossible d’échapper à ces contradictions par des tours de passe-passe terminologiques (« État ouvrier », « pas État ouvrier »). Il nous faut prendre les faits tels qu’ils sont. Il nous faut construire notre politique à partir des rapports et des contradictions réels.

Nous ne chargeons le Kremlin d’aucune mission historique. Nous étions et nous restons opposés à l’annexion par le Kremlin de nouveaux territoires. Nous sommes pour l’indépendance de l’Ukraine soviétique, et, si les Biélorussiens eux-mêmes le veulent, pour l’indépendance de la Biélorussie soviétique. En même temps, dans les parties de la Pologne occupées par l’Armée rouge, les partisans de la IVe Internationale doivent jouer le rôle le plus décisif dans l’expropriation des grands propriétaires fonciers et des capitalistes, le partage des terres entre les paysans, la création de soviets et de comités ouvriers, etc. Ce faisant, ils préservent leur indépendance politique, ils luttent, dans les élections aux soviets et aux comités d’usine, pour la complète indépendance de ces derniers vis-à-vis de la bureaucratie et ils mènent une propagande révolutionnaire dans un esprit de défiance complète à l'égard du Kremlin et de ses agents locaux.

Mais supposons que Hitler tourne ses armes à l’Est et envahisse des territoires occupés par l’Armée rouge. Dans ces conditions, les partisans de la IVe Internationale, sans changer en quoi que ce soit leur attitude à l’égard de l’oligarchie du Kremlin, mettront au premier plan, comme la tâche la plus urgente, la résistance militaire à Hitler. Les ouvriers diront : « Nous ne pouvons laisser à Hitler le soin de renverser Staline : c’est à nous de le faire. » Au cours de la lutte armée contre Hitler, les ouvriers révolutionnaires s’efforceront de nouer des contacts fraternels aussi étroits que possible avec les simples soldats de l’Armée rouge. Tandis que, les armes à la main, ils porteront des coups à Hitler, les bolcheviks-léninistes mèneront en même temps une propagande révolutionnaire contre Staline, afin de préparer son renversement à l’étape suivante et même peut-être proche.

Ce type de « défense de PU.R.S.S. » différera naturellement comme le ciel de la terre de la défense officielle qui se mène en ce moment sous le mot d’ordre « Pour le socialisme ! pour Staline ! » Notre défense de l’U.R.S.S. se mène sous le mot d’ordre « Pour le socialisme ! Pour la révolution mondiale ! Contre Staline ! » Afin que ces deux aspects de la « défense de l’U.R.S.S. » ne créent pas de confusion dans la conscience des masses, il faut savoir formuler de façon claire et précise les mots d’ordre qui correspondent à la situation concrète. Mais avant tout il faut établir clairement ce que nous défendons précisément, comment nous le défendons, contre qui nous le défendons. Nos mots d’ordre ne créeront pas de confusion dans les masses à la seule condition que nous ayons nous-mêmes une claire conception de nos tâches.

Conclusions

Nous n’avons aujourd’hui aucune raison de modifier notre position de principe à l’égard de l’U.R.S.S.

La guerre accélère les différents processus politiques. Elle peut accélérer le processus de la renaissance révolutionnaire de l’U.R.S.S. Mais elle peut aussi accélérer le processus de sa dégénérescence définitive. C’est pour cette raison qu’il est indispensable de suivre avec attention et sans préjugés les modifications que la guerre introduit dans la vie intérieure de l’U.R.S.S., afin de pouvoir nous-mêmes en rendre compte à temps.

Nos tâches dans les territoires occupés demeurent fondamentalement les mêmes qu’en U.R.S.S. même. Mais, dans la mesure où les événements les posent sous une forme particulièrement aiguë, ils nous permettent d’autant mieux d’élucider nos tâches générales en rapport avec l’Union soviétique.

Nous devons formuler nos mots d’ordre de telle façon que les travailleurs voient clairement ce que nous défendons précisément en U.R.S.S. (la propriété d’État et l’économie planifiée) et contre quoi nous luttons sans merci (la bureaucratie parasitaire et son Internationale communiste).

Nous ne devons pas perdre de vue un instant le fait que la question du renversement de la bureaucratie soviétique est subordonnée pour nous à la question de la préservation de la propriété étatique des moyens de production en U.R.S.S. et que la préservation de la propriété étatique des moyens de production en U.R.S.S. est subordonnée pour nous à la question de la révolution prolétarienne internationale.

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