Léon Trotsky : Kroupskaia est morte (4 mars 1939) [Source Léon Trotsky, Œuvres 20, janvier 1939 à mars 1939. Institut Léon Trotsky, Paris 1985, pp. 191-193, voir des annotations là-bas] Kroupskaia n’a pas été seulement l’épouse de Lénine — ce ne fut, bien entendu, pas un hasard —, elle a été aussi un être doué personnellement de grandes qualités : son dévouement à la cause, son énergie, la pureté de sa nature. Elle était incontestablement une personne de grande intelligence. Mais il n’est pas étonnant que, vivant aux côtés de Lénine, elle n’ait pas développé son sens politique de façon indépendante. Elle s’était trop souvent convaincue qu’il avait raison et elle avait pris l’habitude de faire confiance à son grand compagnon et guide. Après la mort de Lénine, la vie de Kroupskaia devint une terrible tragédie, et l’on pourrait dire qu’elle eut à payer pour la part de bonheur qui lui était échue. La maladie et la mort de Lénine — ce ne fut non plus un hasard — ont coïncidé avec la crise de la révolution, avec le début de Thermidor. Kroupskaia fut décontenancée. Son sens révolutionnaire entra en conflit avec son esprit de discipline. Elle essaya de s’opposer à la clique stalinienne et fut, pendant quelque temps, en 1926, dans les rangs de l’Opposition. Mais, effrayée par la scission, elle recula. Ayant perdu toute confiance en soi, elle ne put trouver d’issue et la clique dirigeante a tout fait pour la briser moralement. Extérieurement, il est vrai, on lui manifesta des marques d’estime, plus exactement, de demi-respect. Mais, à l’intérieur de l’appareil, on la discrédita totalement, on la noircit, on l’abaissa et, dans les rangs de la Jeunesse communiste, on répandit sur elle les bruits les plus absurdes et les plus grossiers. Staline vivait toujours dans la peur d’une protestation de sa part. Elle en savait beaucoup trop. Elle connaissait l’histoire du parti. Elle savait quelle place Staline avait occupée dans cette histoire. Toute l’historiographie moderne, qui mettait Staline de pair avec Lénine, ne pouvait manquer de lui être répugnante et outrageante. Staline craignait Kroupskaia comme il craignait Gorky. Le G.P.U. entourait Kroupskaia de son anneau; ceux qui avaient tardé à mourir avaient été assassinés, ouvertement ou en secret. Chacun de ses pas était contrôlé. Ses articles n’étaient reproduits qu’après de longs, douloureux et humiliants pourparlers entre la censure et l’auteur. On exigeait d’elle les corrections nécessaires à la glorification de Staline ou à la réhabilitation du G.P.U. Il semble bien que les plus ignobles de ces modifications ont été faites contre la volonté de Kroupskaia et à son insu. Que pouvait faire la malheureuse femme, brisée? Totalement isolée, une lourde pierre sur le cœur, trop indécise pour agir, aux prises avec la maladie, elle menait une vie accablante. Il semble que Staline ait un peu perdu l’envie de mettre en scène des procès à sensation, qui n’ont fait que le présenter à la face du monde entier comme le personnage le plus grossier, le plus criminel et le plus répugnant. Malgré tout, il n’est pas exclu que survienne quelque nouveau procès où les nouveaux accusés relateront comment les médecins du Kremlin, sous la direction de Iagoda et de Beria, avaient pris une série de mesures pour accélérer la mort de Kroupskaia. Mais, avec ou sans médecins, le régime que Staline lui avait imposé a indubitablement abrégé sa vie. Loin de nous la pensée d’accuser Nadejda Kroupskaia de n’avoir pas trouvé en elle la force de décision suffisante pour rompre avec la bureaucratie bonapartiste. Des esprits politiques plus indépendants ont chancelé, essayé de jouer à cache-cache avec l'histoire, et ont péri. Kroupskaia avait au plus haut degré le sens de la responsabilité. Elle avait un courage personnel suffisant, mais il lui manquait le courage de la pensée. Nous l’accompagnons à sa tombe avec un profond chagrin, comme la fidèle compagne de Lénine, comme une révolutionnaire irréprochable et comme l’une des figures les plus tragiques de l’histoire contemporaine. |
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