Léon
Trotsky : Il faut « apprendre à travailler à la stalinienne »
(8
mars 1939)
[Source
Léon Trotsky, Œuvres 20, janvier
1939 à mars 1939.
Institut Léon Trotsky, Paris 1985, pp. 227-229,
voir
des
annotations
là-bas]
Aujourd’hui,
tous les citoyens de l’U.R.S.S. étudient, comme c’est l’usage,
le manuel stalinien Histoire
du P.C.U.S.,
une compilation, unique en son genre, de mensonges et de
falsifications. On pourrait, bien entendu, trouver parmi les
étudiants des milliers de ces jeunes têtes pensantes qui savent
interpréter les faits et vérifier l’histoire dans les documents.
Nombre d’entre eux demandent certainement aux officiels qu’ils
ont le moins de raisons de craindre : « Mais pourquoi trouve-t-on
dans cette Histoire
des affirmations qui sont réfutées à chaque pas dans les journaux
et les périodiques de l’époque en question? » Le moniteur répond
de façon significative, un doigt sur les lèvres : « Il faut
apprendre à travailler à la stalinienne ! » Ce qui veut dire qu’
« il faut apprendre à mentir de façon rationnelle ou, tout au
moins, qu’il faut fermer les yeux sur le mensonge totalitaire ».
On
est frappé d’un étonnement particulier à la lecture des
révélations de Vychinsky et autres super-seigneurs staliniens au
sujet des persécutions illégales, des instructions falsifiées, des
aveux arrachés de force. La presse soviétique, surtout la Pravda,
propre
fille presque chaste de Staline, s’indigne : c’est inouï que,
dans notre patrie, des secrétaires, des juges d’instruction, des
procureurs et des juges aient pu être inspirés par de viles
considérations en persécutant d’honnêtes citoyens, en les
chargeant d’accusations fausses, en leur extorquant de faux
témoignages ! Et tout cela sur la route du socialisme et du
communisme ! Inconcevable !
«
Travaillons à la stalinienne », répète tous les jours la presque
virginale Pravda
et, après elle, l’ensemble de la presse jour après jour. « C’est
cela ! C’est cela », répètent en écho tous les grands et petits
satrapes locaux qui, marchant sur les traces de Staline, liquident
aussitôt quiconque ose les critiquer ou se mettre en travers de leur
chemin, voire, simplement, leur jeter le regard de reproche de
l’honnête homme. Les mesures de la clique du Kremlin deviennent
inévitablement celles des cliques locales. « Nous devons, nous
aussi, travailler à la stalinienne », disent, pour se justifier,
les petites canailles qui rencontrent le même genre de difficultés
que leur sublime patron.
Et
c’est là que Vychinsky entre en scène. Dans une circulaire très
sévère, il écrit : « Vous n’oserez pas attenter aux
prérogatives de Staline. Le droit aux impostures politiques est son
privilège et son monopole, car il est le chef et le père des
peuples. » La circulaire est très éloquente mais sans doute peu
efficace. Le régime bonapartiste, peut-être le plus bonapartiste de
tous les régimes bonapartistes de l’histoire, a besoin d’une
nombreuse hiérarchie de maîtres en escroqueries et en
falsifications. La sphère judiciaire, les « sciences » militaires
et historiques, tous les domaines qui touchent, directement ou
indirectement, aux intérêts de l’oligarchie au pouvoir — et y
en a-t-il qui n’y touchent pas ? —, chacun de ces domaines a
besoin de son propre Iagoda, de son propre Vychinsky, de son propre
Beria, avec tout un détachement de troupes de choc à leur
disposition. Sans doute y a-t-il partout des gens honnêtes et
dévoués, dans les domaines de la science, de la technologie, dans
les institutions économiques, dans l’armée et même à
l’intérieur de l’appareil bureaucratique. Mais ils sont
dangereux. Pour les combattre, il faut sélectionner des hommes
habiles, spécialisés, cent pour cent staliniens, une hiérarchie
d’asociaux et de déchets. Ces gens sont entraînés au mensonge, à
la falsification, à la fraude. Ils n’ont aucun idéal au-dessus de
leurs propres intérêts personnels. Comment peut-on attendre et
exiger de ces gens, dont la fraude est la justification légale et
technique de leur travail officiel, qu’ils ne l’utilisent pas
pour des objectifs personnels? Ce serait contre toutes les lois de la
nature.
C’est
là que se révèle un léger « manque de coordination » dans le
système bonapartiste. Le pouvoir d’État a été centralisé, mais
la falsification a été décentralisée. Pourtant, cette
décentralisation comporte de graves dangers. Le plus petit
secrétaire du procureur de province montre en actes qu’il a bien
pénétré les secrets d’État de Staline et qu’il sait comment
on fabrique des « ennemis du peuple » et comment on extorque les
aveux. La démocratisation de l’imposture signifie ici que Staline
est directement démasqué. « Ah, voilà comme ils font », devine à
la fin le moins perspicace des citoyens moyens.
Il
faut dire que Vyshinsky-Krechinsky est magnifique lorsqu’il prend
la parole en tant que porte-drapeau de la morale de l’État : qui
d’autre serait qualifié, mieux que lui? Malgré cela, tous ses
efforts sont vains. Le bonapartisme est un régime entièrement
personnalisé. Chaque fonctionnaire aspire à arborer la même coupe
de cheveux que Staline et à « travailler à la stalinienne ».
C’est pourquoi les impostures sont devenues un élément qui
imprègne toute la vie officielle. Pour finir, Staline tombera,
victime de sa propre imposture.