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Léon Trotsky 19391018 Encore une fois sur la nature de l’U.R.S.S.

Léon Trotsky : Encore une fois sur la nature de l’U.R.S.S.

(18 octobre 1939)

[Source Léon Trotsky, Œuvres 22, septembre 1939 à décembre 1939. Institut Léon Trotsky, Paris 1985, pp. 100-110, voir des annotations là-bas]

Psychanalyse et Marxisme

Certains camarades ou anciens camarades comme Bruno Rizzi — ayant oublié les discussions et décisions passées de la IVe Internationale, ont recours à la psychanalyse pour tenter d’expliquer ma caractérisation de l’État soviétique. « Trotsky, disent-ils, a pris part à la révolution russe et il lui est difficile d’abandonner l’idée de l’État ouvrier dans la mesure où cela signifierait abandonner la cause qui fut celle de toute sa vie », etc. Je pense que le vieux Freud, qui était fort perspicace, aurait un peu tiré les oreilles de psychanalystes de cet acabit. Naturellement, je ne me risquerai jamais moi-même à faire un tel geste, mais je puis néanmoins assurer à mes critiques que subjectivisme et sentimentalisme ne sont pas de mon bord, mais du leur.

L’attitude de Moscou, qui a dépassé toutes les bornes de l’abjection et du cynisme, révolte tout révolutionnaire prolétarien. Et cette révolte engendre à son tour un besoin de rejet. Quand ils n’ont pas les forces pour agir tout de suite, des révolutionnaires impatients ont tendance à recourir à des moyens artificiels. C’est ainsi que naît, par exemple, la tactique de la terreur individuelle. Le plus souvent, on recourt à de gros mots, à des insultes et des imprécations. Dans le cas qui nous intéresse, certains camarades ont manifestement tendance à chercher une compensation dans la « terreur » terminologique. Cependant, même de ce point de vue, le simple fait de qualifier la bureaucratie de « classe » est dénué de valeur. Si la racaille bonapartiste est une classe, cela signifie qu’elle n’est pas un avorton mais un enfant viable de l’histoire. Si son parasitisme de maraudeur constitue une « exploitation », au sens scientifique du terme, cela signifie que la bureaucratie a devant elle un avenir historique en tant que classe dirigeante, indispensable au système économique donné. Voilà où mènent la révolte et l’impatience, quand elles se coupent de la discipline marxiste !

Quand un mécanicien nerveux examine une auto qui a servi, par exemple, à des gangsters, pour échapper à la poursuite de la police sur une mauvaise route, et qu’il découvre un châssis déformé, des roues tordues et un moteur abîmé, il est parfaitement en droit de dire : « Ce n’est pas une auto mais diable sait quoi ! » Semblable définition n’aura aucun caractère technique et scientifique, mais elle exprimera la légitime indignation du mécanicien devant le travail des gangsters. Supposons pourtant que ce même mécanicien soit appelé à réparer l’objet qu’il a appelé « diable sait quoi ». Dans ce cas, il partira de la constatation qu’il a devant lui une voiture endommagée. Il déterminera quelles sont les parties intactes et les parties abîmées pour décider comment il va s’attaquer à la réparation. C’est la même attitude qu’aura vis-à-vis de l’U.R.S.S. un ouvrier conscient. Il est parfaitement en droit de se dire que les gangsters de la bureaucratie ont transformé l’État ouvrier en « diable sait quoi ». Mais, quand il passe de cette expression à la résolution du problème politique, il doit reconnaître qu’il est en présence d’un État ouvrier endommagé, dont le moteur de l’économie est abîmé, mais qui continue à tourner et pourrait être complètement réparé en remplaçant quelques pièces. Bien sûr, ce n’est qu’une comparaison. Mais elle mérite qu’on y réfléchisse.

Un « État ouvrier contre-révolutionnaire »

Certaines voix s’élèvent : « Si on continue à reconnaître l’U.R.S.S. comme un État ouvrier, il nous faudra créer une catégorie nouvelle : l’État ouvrier contre-révolutionnaire ». Cet argument cherche à frapper notre imagination, en opposant une norme programmatique bonne à une réalité misérable, minable et même répugnante. Mais n’avons-nous pas observé, jour après jour, depuis 1923, le rôle de plus en plus contre-révolutionnaire de l’État soviétique dans l’arène internationale? Avons-nous oublié l’expérience de la révolution espagnole, toute récente ? Il existe deux Internationales ouvrières totalement contre-révolutionnaires. Les critiques ont visiblement oublié l’existence de cette « catégorie ». Les syndicats en France, en Grande-Bretagne, aux États-Unis et dans les autres pays, soutiennent à fond la politique contre-révolutionnaire de leur bourgeoisie. Cela ne nous empêche pas de les appeler des syndicats, de soutenir tout pas en avant de leur part et de les défendre contre la bourgeoisie. Pourquoi ne pourrait-on pas appliquer cette méthode à un État ouvrier contre-révolutionnaire ? En dernière analyse, un État ouvrier, c’est un syndicat qui a pris le pouvoir. La différence d’attitude dans ces deux cas s’explique par le simple fait que les syndicats ont une longue histoire et nous avons pris l’habitude de les considérer comme une réalité et non comme des « catégories » de notre programme ? En revanche, en ce qui concerne le premier État ouvrier, il semble impossible de se résoudre à le considérer comme un fait historique réel qui n’est pas lui-même subordonné à notre programme.

« Impérialisme » ?

L’expansion actuelle du Kremlin peut-elle être qualifiée d’impérialisme? Avant tout, il faut s’entendre sur le contenu social que nous conférons à ce terme. L’histoire a connu l’impérialisme de l’État romain fondé sur le travail des esclaves, l’impérialisme de la propriété terrienne féodale, l’impérialisme du capitalisme commercial et industriel, l’impérialisme de la monarchie tsariste, etc. La force motrice de la bureaucratie soviétique réside sans aucun doute dans sa volonté d’accroître son pouvoir, son prestige, ses revenus. C’est l’élément d’« impérialisme » — dans le sens le plus large du terme — qui a été, dans le passé, le propre de toutes les monarchies, oligarchies, castes dirigeantes, états et classes divers. Pourtant, dans la littérature contemporaine, au moins dans la littérature marxiste, on entend par « impérialisme » la politique d'expansion du capital financier qui a un contenu économique bien défini. Employer pour la politique du Kremlin le terme d’impérialisme, sans expliquer ce qu’on entend précisément par là, revient tout simplement à identifier la politique de la bureaucratie bonapartiste à celle du capitalisme monopoliste, sur la base du fait que l’un comme l’autre utilisent la force militaire à des fins d’expansion. Une telle identification, seulement propre à semer la confusion, convient plus à des démocrates petits-bourgeois qu’à des marxistes.

Continuation de la politique de l’impérialisme tsariste

Le Kremlin participe à un nouveau partage de la Pologne, le Kremlin s’empare des États baltes, le Kremlin se tourne vers les Balkans, la Perse, l’Afghanistan. En d’autres termes, le Kremlin continue la politique de l’impérialisme tsariste. Ne sommes-nous pas en droit, dans ces conditions, de qualifier d’« impérialiste » la politique même du Kremlin ? Cet argument historico-géographique n’est pas plus convaincant que les autres. La révolution prolétarienne, qui s’est produite sur le territoire de l’Empire tsariste, a cherché dès le début à gagner — et a gagné pour un temps — les pays baltes ; elle a essayé de pénétrer en Roumanie et en Perse et a conduit un moment ses troupes jusqu’à Varsovie (en 1920). Les lignes de l’expansion révolutionnaire étaient les mêmes que sous le tsarisme, car la révolution ne change pas les conditions géographiques. C’est justement pourquoi les mencheviks ont, dès cette époque, parlé d’un impérialisme bolchevique emprunté aux traditions de la diplomatie tsariste. La démocratie petite-bourgeoise utilise volontiers cet argument de nos jours. Nous n’avons, je le répète, aucune raison de l’imiter.

Une agence de l’impérialisme ?

Indépendamment pourtant de la manière dont on peut apprécier la politique expansionniste de l’U.R.S.S. elle-même, il reste la question de l’aide que Moscou apporte à la politique impérialiste de Berlin. Là, une constatation s’impose avant tout : dans certaines conditions — dans une certaine mesure et sous une certaine forme — le soutien de tel ou tel impérialisme serait inévitable, même pour un État ouvrier tout à fait sain, du fait de l’impossibilité pour lui de briser les chaînes des rapports impérialistes internationaux. Le traité de Brest-Litovsk, incontestablement, renforçait temporairement l’impérialisme allemand face à la France et à la Grande-Bretagne. Un État ouvrier ne peut que manœuvrer entre les camps impérialistes en lutte. « Manœuvrer » signifie soutenir temporairement l'un des camps contre l’autre. La question de savoir lequel il est plus avantageux ou moins dangereux de soutenir à un moment donné n’est pas une question de principe, mais de calcul pratique et de prévision. Les inconvénients évidents qui découlent de ce soutien forcé d’un État bourgeois contre un autre sont largement compensés par le fait que l’État ouvrier isolé reçoit ainsi la possibilité de continuer à exister.

Mais il y a « manœuvres » et « manœuvres ». A Brest-Litovsk, l’État soviétique a sacrifié l’indépendance nationale de l’Ukraine pour sauver l’État ouvrier. Personne ne pouvait alors parler de trahison à l’égard de l’Ukraine, car tous les travailleurs conscients comprenaient la nécessité de ce sacrifice. La question de la Pologne est tout à fait différente. Le Kremlin lui-même n’a jamais, nulle part, présenté la question comme s’il avait été obligé de sacrifier la Pologne. Au contraire, il se vante cyniquement de cette combinaison, ce qui constitue vraiment une injure aux sentiments démocratiques les plus élémentaires des classes et peuples opprimés du monde entier et qui affaiblit ainsi considérablement la situation internationale de l’Union soviétique. Ce que ne peuvent compenser, même au dixième, les transformations économiques effectuées dans les provinces occupées.

De façon générale, la politique extérieure du Kremlin est fondée sur un enjolivement malhonnête de l’impérialisme « ami » et conduit ainsi à sacrifier les intérêts fondamentaux du mouvement ouvrier mondial pour des avantages secondaires et instables. Après avoir, pendant cinq ans, trompé les travailleurs par des mots d’ordre de « défense des démocraties », voici que Moscou s’attache maintenant à couvrir la politique de pillage de Hitler. En soi, cela ne change pas encore l’U.R.S.S. en un État impérialiste. Mais Staline et son Internationale communiste sont maintenant, sans aucun doute, l’agence la plus précieuse de l’impérialisme.

Si nous voulons donner une définition exacte de la politique extérieure du Kremlin, nous dirons que c’est la politique d’une bureaucratie bonapartiste d’un État ouvrier dégénéré encerclé par l'impérialisme. Cette définition n’est pas brève et sonore comme « politique impérialiste », mais, en revanche, elle est beaucoup plus juste.

« Le moindre mal »

L’occupation de la Pologne orientale par l’Armée rouge est évidemment un « moindre mal » en comparaison de l’occupation de ce même territoire par les troupes nazies. Mais ce « moindre mal » n’a été obtenu qu’en assurant à Hitler la possibilité de faire un « mal plus grand ». Si un individu met le feu à une maison — ou aide un autre à y mettre le feu — et qu’ensuite, sur les dix personnes qui y habitaient, il en sauve cinq pour en faire ses demi-esclaves, c’est évidemment un « moindre mal » que si les dix avaient brûlé. Mais il est tout de même peu probable que cet incendiaire mérite de recevoir une médaille de sauvetage. Si pourtant on la lui donnait, il faudrait le fusiller tout de suite après comme dans un roman de Victor Hugo.

Les « missionnaires armés »

Robespierre a dit un jour que les peuples n’aiment pas les missionnaires armés de baïonnettes. Il voulait dire par là qu’on ne peut pas imposer des idées ou des institutions révolutionnaires à d’autres peuples par la violence militaire. Cette idée juste ne signifie évidemment pas qu’une intervention militaire pour soutenir la révolution dans d’autres pays, soit inadmissible. Mais une telle intervention, en tant qu’aspect d’une politique révolutionnaire internationale, doit être comprise par le prolétariat international, doit répondre aux vœux des masses laborieuses du pays sur le territoire duquel pénètrent les troupes révolutionnaires. Il va de soi que la théorie du socialisme dans un seul pays n’est pas capable de susciter l’élan de solidarité internationale active qui, seul, peut préparer et justifier une intervention armée. Le Kremlin pose et résout cette question de l’intervention armée comme d’ailleurs tous les autres problèmes de sa politique — sans tenir aucun compte des idées et des sentiments de la classe ouvrière internationale. C’est pourquoi les derniers « succès » diplomatiques du Kremlin compromettent terriblement l’U.R.S.S. et sèment une confusion extrême dans les rangs du prolétariat mondial.

L’Insurrection sur deux fronts

Mais, puisqu’on en est là, disent certains camarades, est-il vraiment juste de parler de la défense de l’U.R.S.S. et des régions occupées ? N’est-il pas plus juste d’appeler les ouvriers et les paysans de toutes les parties de l’ancienne Pologne à se révolter à la fois contre Hitler et contre Staline? Bien sûr, la tentation est grande. Si la révolution éclatait en même temps en Allemagne et en U.R.S.S. jusques et y compris dans les régions nouvellement occupées, cela résoudrait d’un seul coup bien des questions. Mais notre politique ne peut se fonder seulement sur l’éventualité la plus favorable, le concours de circonstances le plus heureux. La question est la suivante : que faire si Hitler, avant d’avoir été écrasé par la révolution, envahit l’Ukraine avant que la révolution ait abattu Staline? Les partisans de la IVe Internationale devront-ils, dans ce cas, lutter contre les troupes de Hitler, comme ils ont lutté en Espagne dans les rangs des troupes républicaines contre Franco? Bien sûr, nous sommes de tout cœur et entièrement partisans d’une Ukraine soviétique indépendante (indépendante de Hitler comme de Staline). Mais que faire si, avant qu’elle ait obtenu cette indépendance, Hitler cherche à s’emparer de l’Ukraine qui se trouve sous la domination de la bureaucratie stalinienne? La IVe Internationale répond : « Nous défendrons contre Hitler cette Ukraine asservie par Staline. »

« Défense inconditionnelle de l’U.R.S.S. »

Que signifie l’expression « défense inconditionnelle » de l’U.R.S.S. ? Elle signifie que nous ne posons aucune condition à la bureaucratie. Elle signifie qu’indépendamment des motifs et causes de la guerre, nous défendons la base sociale de l’U.R.S.S. si elle est menacée par l’impérialisme.

Certains camarades disent : « Et si demain l’Armée rouge envahit l’Inde et commence à réprimer un mouvement révolutionnaire, devrons-nous la soutenir là aussi ? ». Une telle façon de poser le problème est parfaitement inconsistante. D’abord on ne voit absolument pas ce que vient faire l’Inde. N’est-il pas plus simple de demander : « Si l’Armée rouge menace des grèves ouvrières ou des protestations de paysans contre la bureaucratie en U.R.S.S., devons-nous la soutenir ou non? » La politique extérieure est un prolongement de la politique intérieure. Nous n’avons jamais promis de soutenir toutes les actions de l’Armée rouge, qui est un instrument aux mains de la bureaucratie bonapartiste. Nous avons seulement promis de défendre l’U.R.S.S. en tant qu’État ouvrier et uniquement ce qui en elle, relève de l’État ouvrier.

Un casuiste habile peut dire : « Si l’Armée rouge, indépendamment du caractère de son “ travail ”, est battue par les masses insurgées en Inde, cela va affaiblir l’U.R.S.S. » A cela, nous répondons que l’écrasement d’un mouvement révolutionnaire en Inde avec la coopération de l’Armée rouge représenterait un danger infiniment plus grand pour la base sociale de l’U.R.S.S. qu’une défaite épisodique de détachements contre-révolutionnaires de l’Armée rouge en Inde. Dans tous les cas, la IVe Internationale saura discerner où et quand l’Armée rouge n’intervient qu’en qualité d’instrument de la réaction bonapartiste et où elle défend la base sociale de l’U.R.S.S.

Un syndicat dirigé par des gredins réactionnaires organise une grève contre l’admission d’ouvriers noirs dans une branche donnée de l’industrie. Allons-nous soutenir une grève aussi honteuse? Bien sûr que non. Mais supposons maintenant que les patrons, profitant de cette grève, tentent d’écraser le syndicat et de rendre de façon générale impossible toute autodéfense organisée des ouvriers. Dans ce cas, nous défendrons le syndicat en question, en dépit de sa direction réactionnaire. Pourquoi la même politique n’est-elle pas applicable à l’U.R.S.S.?

La Règle fondamentale

La IVe Internationale a fermement établi que, dans tous les pays impérialistes, qu’ils soient alliés à l’U.R.S.S. ou appartiennent au camp ennemi, les partis prolétariens doivent, en temps de guerre, développer la lutte de classe afin de s’emparer du pouvoir. En même temps, le prolétariat des pays capitalistes ne doit pas perdre de vue les intérêts de la défense de l’U.R.S.S. (ou des révolutions coloniales) et, en cas de nécessité, il doit recourir aux actions les plus énergiques comme les grèves, les actes de sabotage, etc. Les regroupements des puissances ont radicalement changé dans le monde depuis que la IVe Internationale a formulé cette règle, mais elle garde toute sa validité. Si la Grande-Bretagne ou la France menaçaient demain Leningrad ou Moscou, les ouvriers britanniques et français prendraient les mesures les plus décisives pour empêcher l’envoi de soldats et de munitions. Si Hitler se trouvait contraint par la logique de la situation d’envoyer des munitions à Staline, les ouvriers allemands n’auraient, dans ce cas particulier, aucune raison de recourir à des grèves ou au sabotage. Personne, j’espère, ne proposera d’autre solution.

« Révision du marxisme » ?

Certains camarades ont visiblement été surpris que je parle dans mon article du système de « collectivisme bureaucratique » comme d’une possibilité théorique. Ils y ont même vu une révision complète du marxisme. Il y a manifestement là un malentendu. La conception marxiste de la nécessité historique n’a rien de commun avec le fatalisme. Le socialisme ne se fera pas « tout seul », mais par la lutte de toutes les forces vives des classes et de leurs partis. L’avantage décisif du prolétariat dans cette lutte réside dans le fait qu’il représente le progrès historique, tandis que la bourgeoisie incarne la réaction et la décadence. C’est précisément en cela que réside la source de notre certitude de la victoire. Mais nous avons parfaitement le droit de nous demander quel caractère aurait la société si les forces de la réaction venaient à l’emporter.

Les marxistes ont maintes et maintes fois formulé l’alternative suivante : socialisme ou retour à la barbarie. Après P« expérience » italienne, nous avons mille fois répété : communisme ou fascisme. Le passage effectif au socialisme ne peut pas ne pas apparaître infiniment plus complexe, plus délicat et plus contradictoire qu’on ne l’avait prévu dans le schéma historique général. Marx a parlé de la dictature du prolétariat et de son dépérissement ultérieur, mais il n’a rien dit de la dégénérescence bureaucratique de la dictature. Nous avons pour la première fois observé et analysé par l’expérience une telle dégénérescence. Est-ce là une révision du marxisme ?

Le cours des événements a déjà démontré qu’un retard de la révolution socialiste engendre des phénomènes indiscutables de barbarie : chômage chronique, paupérisation de la petite bourgeoisie, fascisme et enfin guerres d’extermination sans issue. Quelles formes sociales et politiques pourrait prendre cette nouvelle « barbarie » si l’on admet théoriquement que l’humanité n’est pas capable d’atteindre le socialisme? Nous pouvons nous exprimer là-dessus de façon beaucoup plus concrète que Marx. Le fascisme d’un côté, la dégénérescence de l’État soviétique de l’autre, donnent une idée des formes sociales et politiques que revêtirait une nouvelle barbarie. Une alternative de ce type — socialisme ou esclavage totalitaire — n’a pas seulement un intérêt théorique, mais aussi une importance énorme dans l’agitation, car elle illustre de façon particulièrement probante la nécessité de la révolution socialiste.

S’il faut parler d’une révision de Marx, c’est en réalité celle de ces camarades qui projettent un nouveau type d’État « non bourgeois » et « non ouvrier ». Comme l’alternative que j’ai exposée plus haut les conduit à pousser leur raisonnement jusqu’à son terme logique, certains de ces critiques, épouvantés des conclusions qui découlent de leurs propres théories, m’accusent de réviser le marxisme. Je préfère penser que c’est simplement une amicale plaisanterie.

Le droit à l’optimisme révolutionnaire

Dans mon article « L’U.R.S.S. dans la guerre », j’ai essayé de démontrer que la perspective d’un État exploiteur « non ouvrier » et « non bourgeois » ou de « collectivisme bureaucratique » est, pour le prolétariat international, la perspective de la défaite et du déclin complet, celle du pessimisme historique le plus profond. Existe-t-il de véritables raisons pour une telle perspective? Il n’est pas inutile d’interroger à ce sujet nos ennemis de classe.

Le supplément hebdomadaire du journal parisien bien connu Paris-soir du 31 août 1939 rapporte la conversation très instructive entre l’ambassadeur français Coulondre et Hitler lors de leur dernière entrevue, le 25 août (l’information est vraisemblablement transmise par Coulondre lui-même) : Hitler postillonne et bombe le torse à propos du pacte qu’il vient de conclure avec Staline (« un pacte réaliste ») et « regrette » qu’il faille faire couler du sang français et allemand. « Mais, rétorque Coulondre, Staline fait preuve d’une grande hypocrisie. Le grand vainqueur, en cas de guerre, sera Trotsky. Y avez-vous songé ? — Je sais, répond le Führer, mais pourquoi la France et l’Angleterre ont-elles donné à la Pologne complète liberté d’action etc. ? »

Ces messieurs donnent un nom propre au spectre de la révolution. Mais ce n’est bien entendu pas là que réside l’essentiel de ce dramatique dialogue, au moment même de la rupture des relations diplomatiques. « La guerre va inévitablement provoquer la révolution », assure ce représentant de la bourgeoisie, lui-même glacé jusqu’à la moelle, mais qui cherche à effrayer son adversaire. « Je sais, répond Hitler, comme s’il parlait d’une question résolue depuis longtemps, je sais. » Étonnant dialogue !

Tous les deux, Hitler et Coulondre, représentent la barbarie qui menace l’Europe. En même temps, aucun d’eux ne doute que la révolution socialiste l’emportera sur leur barbarie. Telle est actuellement la compréhension des classes dirigeantes de l’univers capitaliste. Leur complète démoralisation est l’un des éléments les plus importants dans le rapport des forces entre les classes, le prolétariat a une direction révolutionnaire jeune et encore faible. Mais la direction de la bourgeoisie pourrit sur pied. Au début même de cette guerre, qu’ils n’ont pas pu éviter, ces messieurs sont persuadés d’avance de l’effondrement de leur régime. Ce seul fait doit être pour nous la source d’un optimisme révolutionnaire invincible.

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