Léon
Trotsky : Déclaration forcée
(4
janvier 1939)
[Source
Léon Trotsky, Œuvres 20, janvier
1939 à mars 1939.
Institut Léon Trotsky, Paris 1985, pp. 33-39, voir des
annotations
là-bas]
Durant
ces derniers mois j’ai fait tout mon possible pour éviter un heurt
entre le camarade Rivera
et
notre organisation internationale. Je peux à n’importe quel moment
présenter toute la documentation qui caractérise mes efforts. Pas
nécessaire de dire que j’ai essayé en même temps de sauvegarder
les relations de sincérité et d’amitié envers le camarade
Rivera, malgré son attitude de plus en plus ambiguë et même
franchement hostile envers la IVe
Internationale comme envers moi personnellement.
Mes
efforts n’ont malheureusement pas été couronnés de succès.
Chaque fois que j’avais réussi à aplanir quelque conflit ou à
dissiper quelque malentendu, le camarade Rivera entreprenait une
nouvelle attaque sans se soucier moindrement des décisions du
congrès international, de la commission panaméricaine, des
décisions prises en commun ici même. Maintenant cette attitude qui
a, comme je le crains, des raisons politiques profondes, aboutit à
des actes qui signifient, de la part du camarade Rivera, la rupture
morale avec la IVe
Internationale et, j’ai toutes les raisons de le craindre, la
préparation de la rupture personnelle avec moi.
Par
hasard, j’ai pris connaissance de la copie d’une lettre que le
camarade Rivera avait envoyée à André Breton, écrivain français
pleinement digne d’estime et de confiance, mais qui n’est pas
même membre de notre organisation. Cette lettre représente une
attaque envenimée contre les principes que je défends et même
contre moi moralement. Elle contient des affirmations qui sont
absolument fausses et qui peuvent avoir pour seul but de me
compromettre aux yeux de Breton et de ses amis par des moyens qui
sont loin d’être loyaux.
Le
camarade Rivera affirme que j’ai ordonné de publier son article
sous forme de lettre (parce que, voyez-vous, je ne veux pas tolérer
la libre expression des idées de Rivera sur l’art). Cependant,
j’ai appris le fait que l’article avait été publié sous forme
de lettre en la présence de Rivera et d’autres camarades. J’en
fus étonné. J’exprimai en présence de Rivera mon étonnement au
rédacteur technique, en lui indiquant même qu’il avait contrevenu
à la décision prise en commun. Rivera n’a pas pu oublier tout
cela. Une seule explication s’impose : il soupçonne que j’ai agi
dans les coulisses contrairement à la décision proposée par moi et
ouvertement acceptée de bon cœur par Rivera et que j’ai feint
l’étonnement quand le rédacteur technique eut fait le changement.
Or, je rejette avec la plus grande indignation un soupçon pareil.
J’ai
parlé après la séance mentionnée ci-dessus avec le camarade
C[urtiss] sur les raisons du changement qu’il avait fait. Voici ce
que j’ai compris de ce qu’il m’a dit : il lui a semblé que
l’article n’était pas marxiste ou, au moins, contenait des
thèses anti-marxistes. Il savait que ni moi ni d’autres amis
n’avaient lu l’article. Ayant une haute idée de sa
responsabilité comme représentant du S.I., il a cru nécessaire, en
publiant l’article, de dégager sa responsabilité. Du point de vue
formel, ce n’était pas correct, je le répète. Il aurait dû
prévenir l’auteur et ses collègues, mais le temps pressait,
paraît-il. En tout cas le crime n’est pas écrasant. Mais le
camarade Diego, non seulement trouve nécessaire de le dénoncer à…
Paris, mais encore de l’attribuer à moi sans m’en avoir soufflé
mot, tandis qu’en réalité je n’en savais absolument
rien.
Plus encore, pour pouvoir publier l’article de Rivera agrandi par
lui au dernier moment, le camarade C[urtiss] élimina du numéro deux
de mes articles, qui m’avaient été commandés par la rédaction.
Pour la même raison (manque de temps) il ne m’a pas prévenu sur
le sort de mes articles, dont l’un a perdu, depuis lors, toute
actualité. J’ai eu connaissance de l’élimination de mes deux
articles dans la même séance où Diego a protesté contre le
changement de sous-titre. Voilà la pure vérité.
Dans
la même lettre, le camarade de Rivera m’accuse d’avoir eu
recours à des méthodes stalinistes, mais « tendres », d’avoir
fait un coup d’État dans la question de la F.I.A.R.I., etc. Tout
cela est contre-vérité et Rivera connaît les faits au moins aussi
bien que moi-même. Pour faire un coup d’État, il faut qu’il y
ait un gouvernement ou, dans ce cas-ci, une organisation. Or, il n’y
en avait pas la moindre trace. Rien n’avait été fait dans ce
domaine, pour des raisons qu’on peut laisser de côté ici. Dans la
même réunion des cinq amis dont il est question plus haut, j’ai
proposé, en présence de Rivera, de former une commission provisoire
de la F.I.A.R.I. pour pousser l’affaire en avant. Rivera non
seulement n’a pas protesté, mais il a même accepté la
proposition de bon cœur. Il a dit : « Oui, maintenant, après
l’affaire des fresques d’O’Gorman, on pourra peut-être faire
quelque chose. » Puis j’ai continué : « Mais il nous faut donc
un secrétaire provisoire. Qui pourrait l’être? Il me semble que
c’est le camarade A[dolfo] Z[amora] qui a proposé la candidature
de Ferrel. J’ai demandé à celui-ci : « Serait-ce possible pour
vous ?» Il a répondu : « Pourquoi pas? », ou à peu près. Tout
cela sans la moindre objection de personne et dans l’atmosphère de
la meilleure cordialité. En quoi consiste le coup d’État, je ne
le comprends pas. Rivera parle dans une lettre destinée à la
France? Moi, je ne connais Ferrel que depuis deux ou trois mois.
Quand il s’est agi de sa candidature pour la rédaction, on a
demandé l’avis de Diego en ma présence. Il n’a pas fait la
moindre objection et le poste de rédacteur est, malgré tout, un peu
plus important que celui de secrétaire provisoire d’un groupe
encore inexistant de la F.I.A.R.I. En quoi donc consistent le coup
d’État et mes méthodes stalinistes ? Je n’y comprends rien. Ces
deux exemples suffisent pour caractériser la mauvaise volonté de
Diego envers moi.
Autant
que je puisse comprendre, cette mauvaise volonté est le résultat de
ma tentative d’avoir une explication franche avec lui sur son
activité politique. Je lui ai dit que, par tout son caractère, il
est absolument incapable de mener un travail routinier de
fonctionnaire d’une organisation ouvrière, mais que, d’autre
part, grâce à son imagination et à la puissance créatrice de son
esprit il pouvait être extrêmement utile dans l’état-major, à
condition naturellement de reconnaître l’état-major et de se
soumettre à la discipline, comme quiconque. Il me semble qu’il a
décidé sur-le-champ de démontrer qu’il était capable de faire
des miracles dans la politique comme dans l’art (mais la politique
est une chose beaucoup moins individuelle que l’art, elle est même
collective par excellence). Il a entrepris une série d’aventures,
— oui, malheureusement d’aventures — purement personnelles sur
le terrain syndical qui ont donné des résultats négatifs et
préjudiciables à notre mouvement. Au lieu de se censurer lui-même,
il a commencé à diriger son mécontentement contre notre
Internationale et moi personnellement.
Parallèlement,
Rivera passe par une crise idéologique qui est, dans ses traits
généraux, identique à la crise sur laquelle ont passé et passent
beaucoup d’intellectuels contemporains qui, sous la poussée de la
réaction terrible, abandonnent le marxisme pour quelque mixture
éclectique. Dans la question de l’État, du syndicat, du parti, de
la révolution d’Octobre et des méthodes bolchevistes, de la
fonction sociale de l’art, du rôle de la guerre dans la société,
etc., le camarade Rivera défend dans des discussions privées ou
semi-privées des conceptions absolument anti-marxistes. S’il ne
s’agissait que de discussions privées, on pourrait bien s’en
accommoder, comme moi j’ai essayé de le faire depuis toute une
période. Mais ses conceptions, jamais formulées jusqu’au bout,
lui servent à mener une activité syndicale et à faire une
propagande personnelle qui sont dirigées contre tous les principes
fondamentaux de la IVe
Internationale.
La
situation est devenue absolument intolérable. Il faut donc sortir de
l’équivoque.
Comme
on le voit de ce qui précède, il y a deux côtés dans l’affaire,
le côté personnel et le côté général. Il faut essayer de les
séparer et de liquider le premier aussi tôt que possible. Si le
camarade Rivera est prêt de reconnaître qu’il s’est laissé
entraîner par son tempérament dans la voie d’accusations dénuées
de tout fondement, pour ne pas dire plus, s’il retire ses
affirmations dans une lettre adressée à Breton, en m’en envoyant
une copie, ainsi que la copie de sa lettre précédente, je
n’insisterai plus sur cette question-là. Pas nécessaire de dire
qu’en ce cas je ne ferai aucun emploi de la présente déclaration.
La rectification de Rivera peut avoir un caractère d’initiative
personnelle, mais elle doit être absolument catégorique,
c’est-à-dire correspondre à la réalité. Après une liquidation
formelle de l’incident personnel, la question générale reste
entière. Le camarade Rivera est membre du comité pan-américain,
sans parler de la IVe
Internationale. Nous avons nos congrès, nos statuts, nos décisions
et notre discipline. Le congrès a essayé, étant donné la
personnalité de Rivera, de lui créer des conditions un peu
spéciales, en le libérant, au moins pour la période trouble, du
devoir de participer au travail de la section mexicaine de la IVe
Internationale. Mais cette décision ne peut naturellement pas
signifier pour le camarade Rivera la pleine liberté d’agir sous le
drapeau de la IVe
Internationale contre les principes de celle-ci, contre ses décisions
et contre ses institutions.
Pour
donner l’exemple le plus récent citons ceci. Dans la rédaction de
Clave,
la IVe
Internationale est représentée par les camarades Rivera, C[urtiss]
et Cr[us]n. Ces trois camarades sont responsables devant le Bureau
pan-américain pour la ligne de la revue. Or, Rivera refuse
systématiquement de consulter ce Bureau de trois et de se soumettre
à ses décisions. Dans le dernier article sur le cas de Ramírez
Rivera
a trouvé nécessaire, contrairement à nos propositions préalables,
d’attaquer toute la politique bolcheviste dans la question
syndicale, sans explications, sans précisions, sans citations, sans
preuves. Quand Cr[ux] et C[urtiss] lui ont proposé de diviser au
moins l’article et d’ajourner la seconde partie pour la tribune
libre du numéro suivant, il a refusé d’accepter cette
proposition.
Il
faut mentionner aussi que l’attitude du camarade Rivera envers le
camarade C [urtiss] n’est pas normale. On a invité C[urtiss] ici
sur l’initiative directe du camarade Rivera qui a offert à C.
[urtiss], dans des entretiens avec Cannon et autres, sa pleine
collaboration et toutes les facilités nécessaires. C[urtiss] est un
camarade très réservé. Il ne se plaint jamais. Au contraire, il
fait tout pour s’adapter à la situation. Mais cette situation,
autant que je puisse en juger, est absolument intolérable. Rivera
est loin de soutenir l’autorité de C[urtiss] comme représentant
officiel du S.I. Il développe son propre travail, absolument
indépendamment de C[urtiss], ce qui crée pour celui-ci les plus
grandes difficultés organisationnelles, sans parler des difficultés
personnelles.
Comment
sortir de cette équivoque politique ?
Si
les divergences sont vraiment si profondes qu’elles obligent Rivera
à faire sa politique propre contre la IVe
Internationale, la rupture politique est inévitable. Elle peut et
doit s’effectuer d’une manière franche, ouverte et décisive.
Tout le monde doit savoir que la IVe
Internationale ne porte dorénavant aucune responsabilité pour
l’activité politique de Rivera. Ce serait une perte lourde et
douloureuse, mais la situation actuelle est encore pire.
Si
les divergences ne sont pas (ou ne sont pas encore) aussi profondes
et si Diego Rivera se trouve seulement emporté par son tempérament,
beaucoup plus loin que les intérêts communs ne le permettent, c’est
à Rivera lui-même d’en tirer toutes les conséquences. J’ai
pris maintes fois sur moi l’initiative d’une explication franche.
Maintenant ce serait le tour de Rivera de prendre cette initiative,
après avoir liquidé l’incident personnel. J’apporterai à une
nouvelle explication toute la bonne volonté dont je suis capable. Si
Rivera décide de faire rentrer de nouveau son activité dans les
cadres normaux de la IVe
Internationale, tous les malentendus du passé seraient liquidés et
une étroite collaboration prendrait de nouveau leur place.