Léon
Trotsky : A la Veille de la Deuxième Guerre mondiale
(23
juillet 1939)
[Source
Léon Trotsky, Œuvres 21, avril
1939 à septembre 1939.
Institut Léon Trotsky, Paris 1986, pp. 293-304,
voir
des
annotations
là-bas]
Soyez
les bienvenus chez nous, Mesdames et Messieurs. Je vous remercie de
votre visite et je tâcherai de répondre à vos questions aussi bien
que possible. Mon anglais est aussi mauvais aujourd’hui qu’il
l’était l’année dernière. J’ai promis à M. Herring
il
y a deux ans d’améliorer mon anglais à la condition qu’à
Washington, on me donne un visa pour les États-Unis, mais il semble
que mon anglais ne les intéresse pas.
Permettez-moi
de m’asseoir pour répondre à vos questions. Il y en a onze ou
douze très importantes. Elles couvrent presque toute la situation
mondiale. Il n’est pas facile d’y répondre clairement, parce
qu’elles concernent les activités de tous les gouvernements et je
ne crois pas que les gouvernements eux-mêmes sachent clairement ce
qu’ils veulent, surtout aujourd’hui que nous avons une situation
d’impasse mondiale. Le système capitaliste est dans l’impasse.
Pour ma part, je ne vois aucune issue normale, légale, pacifique.
Une issue ne peut être ouverte que par une immense explosion
historique. Il y a deux sortes d’explosions historiques : les
guerres et les révolutions. Je crois que nous aurons les deux. Les
programmes des gouvernements actuels — les bons comme les mauvais —
si
on admet qu’il en existe aussi de bons — les programmes des
différents partis, les programmes pacifistes et les programmes
réformistes ressemblent aujourd’hui —
au
moins pour un observateur à l’écart — à un jeu d’enfants sur
les pentes d’un volcan avant une éruption. Voilà un tableau
général du monde d’aujourd’hui.
Vous
organisez une Foire internationale. Je ne peux que la juger de
l’extérieur pour la même raison qui fait que mon anglais est si
mauvais, mais d’après ce que j’en ai appris dans les journaux,
c’est une immense création humaine sur le « Monde de demain ».
Je crois que cette caractérisation est un peu unilatérale. Ce n’est
que du point de vue technique que votre Foire internationale peut
s’appeler le « Monde de Demain » parce que, si vous voulez
considérer le véritable monde de demain, il faudrait une centaine
d’avions militaires passant au-dessus de la Foire internationale
avec des bombes, des centaines de bombes, et le résultat, ce serait
le monde de demain. Ce pouvoir créateur grandiose de l’humanité
d’un côté et cette terrible arriération dans le domaine le plus
important pour nous, le domaine social, voilà le monde d’aujourd’hui
— si vous me permettez le terme — génie technique et idiotie
sociale.
— Quelle
est votre estimation de la puissance militaire réelle de la Russie
soviétique aujourd'hui ?
— La
puissance militaire de la Russie soviétique, ou mieux la situation
militaire en Russie soviétique est contradictoire. D’un côté,
nous avons une population de 170 millions d’habitants éveillés
par la plus grande révolution de l’histoire, avec une énergie
nouvelle, beaucoup de dynamisme et une industrie de guerre plus ou
moins développée. D’un autre côté, nous avons un régime
politique qui paralyse toutes les forces de cette nouvelle société.
Qui l’emportera de ces forces contradictoires, je ne peux le
prédire. Je crois que personne ne peut le prédire parce qu’il
existe des facteurs moraux qui ne peuvent être mesurés que par les
événements eux-mêmes. Je ne suis sûr que d’une chose : le
régime politique ne survivra pas à la guerre. Le régime social,
qui est la nationalisation de la production, est incomparablement
plus puissant que le régime politique qui a un caractère
despotique. Les nouvelles formes de propriété ont une très grande
importance du point de vue du progrès historique. La vie interne de
l’Union soviétique, comme la vie interne de l’armée de l’Union
soviétique, est caractérisée par les contradictions entre le
régime politique et la nécessité de développement de la nouvelle
société, économique, culturel, etc. Chaque contradiction sociale
prend la forme la plus aiguë dans l’armée parce que celle-ci est
le pouvoir armé de la société. Les représentants du régime
politique, la bureaucratie, ont peur de la perspective de la guerre
parce qu’ils savent mieux que nous qu’ils ne survivront pas à la
guerre en tant que régime.
— Quelles
sont les vraies raisons de l'exécution de Toukhatchevsky ?
— Cette
question est liée à la précédente. La nouvelle société a ses
méthodes de cristallisation, ou sélection de divers individus pour
différentes fonctions. Ils ont une nouvelle forme de sélection pour
l’économie, une autre pour l’armée et la marine, une autre pour
le pouvoir et ces sélections sont très différentes. Au cours des
dix dernières années, la bureaucratie est devenue un frein terrible
pour la société soviétique. C’est une caste parasitaire qui n’a
d’autres intérêts que son pouvoir, ses privilèges et ses
revenus, et subordonne toutes les autres questions à ses intérêts
matériels de caste. D’un autre côté, en ce qui concerne les
fonctions créatrices de la société, l’économie, la culture,
l’armée et la marine — qui ont aussi une fonction créatrice
dans un certain sens — organisent leur propre sélection
d’individus, savants, administrateurs, etc., et nous voyons dans
chaque branche, dans chaque section de la vie sociale, qu’une de
ces sélections est dirigée contre l’autre.
L’armée
a besoin d’hommes capables, honnêtes, comme les économistes et
les scientifiques, des hommes indépendants à l’esprit ouvert.
Tout homme ou femme à l’esprit indépendant entre en conflit avec
la bureaucratie et la bureaucratie doit décapiter alors tout ce
secteur pour se préserver elle-même. Voilà l’explication
historique évidente des dramatiques procès de Moscou, des fameuses
impostures, etc. La presse américaine s’intéresse plus à
certains côtés spectaculaires, mais nous pouvons lui fournir une
explication plus objective, scientifique, sociale. Il s’agissait
d’un conflit entre deux sortes de sélection dans différentes
couches de la société. Un bon général, comme l’était
Toukhatchevsky, a besoin d’assistants indépendants, d’autres
généraux autour de lui, et il apprécie chaque homme d’après sa
valeur intrinsèque. La bureaucratie a besoin de gens dociles,
byzantins, d’esclaves et ces deux types d’hommes entrent en
conflit dans tout État. Comme c’est la bureaucratie qui détient
tout le pouvoir, ce sont les chefs de l’armée qui tombent et non
les chefs de la bureaucratie.
— Comment
expliquez-vous que Litvinov ait dû abandonner le ministère des
Affaires étrangères ?
— De
façon générale cela s’explique par les considérations que j’ai
développées il y a quelques minutes. Personnellement, Litvinov
était un homme capable —
est
un homme capable. Ce n’est pas un personnage politique autonome ;
ce ne l’a jamais été. Mais il est intelligent, il connaît
plusieurs langues étrangères ; il a voyagé dans divers pays ; il
connaît très bien l’Europe. Du fait de ses voyages, de sa
connaissance de différents pays, il dérange et gêne le bureau
politique qui est la création de Staline. Dans la bureaucratie,
personne ne parle de langue étrangère, personne n’a vécu en
Europe et personne ne sait ce qu’est la politique étrangère.
Quand Litvinov a exposé ses idées au Politburo, ils ont été un
peu gênés. C’est une raison supplémentaire de son limogeage,
mais je crois que c’était aussi une indication du Kremlin à
l’adresse de Hitler : « Nous sommes prêts à changer de
politique, à réaliser notre objectif, le but que nous vous avons
indiqué il y a quelques années », parce que l’objectif de
Staline en politique internationale est un accommodement avec Hitler.
Il
y a eu un article très intéressant de Krivitsky dans le Saturday
Evening Post.
Il a observé tout cela d’un point de vue particulier — le sien.
Il était dans le service d’espionnage militaire et avait reçu de
Moscou des missions délicates. Ce qu’il dit est très intéressant
en tant que confirmation du point de vue général que nous avons
maintes fois exprimé avant ces révélations. La bureaucratie de
Moscou ne veut pas la guerre. Elle a peur de la guerre parce qu’elle
n’y survivra pas. Elle veut la paix à tout prix. Le pays qui
menace actuellement l’Union soviétique, c’est l’Allemagne et
ses alliés, l’Italie et le Japon. Un accord avec Hitler signifie
qu’il n’y aura pas la guerre. Une alliance avec Chamberlain
signifie une aide militaire pendant la guerre, mais pas plus parce
que c’est puéril de croire qu’une alliance entre l’Angleterre,
la France et l’Union soviétique pourrait éviter la guerre. Vous
vous souvenez que l’Europe, avant la Grande Guerre, était divisée
en deux camps et que ces deux camps ont produit la guerre. Wilson a
alors proposé la Société des Nations, avec l’argument que seule
la sécurité collective peut éviter les guerres. Maintenant, après
l’effondrement de la S.D.N., on commence à dire que la division de
l’Europe en deux camps, par la constitution d’une alliance entre
l’Angleterre, la France et la Russie, évitera la guerre. C’est
puéril. Cette alliance ne peut signifier qu’une assistance
mutuelle pendant la guerre. C’est une répétition de toute
l’expérience d’il y a vingt-cinq ans, mais à une nouvelle
échelle historique. Il vaut mieux avoir une alliance si la guerre
est inévitable, mais le Kremlin veut éviter la guerre. Et il ne
peut y arriver que par un accord avec Hitler. Toute la politique du
Kremlin est dirigée vers la conclusion d’un accord avec Hitler.
Staline dit : « Si vous ne voulez pas traiter avec moi, je serais
obligé de conclure un accord avec l’Angleterre. »
— Quelle
est la vitalité du bloc and - Hitler? Que fera la Russie soviétique
pour conclure une alliance avec la Grande-Bretagne et la France ?
Pensez-vous qu’il soit possible que Staline arrive à une entente
avec Hitler?
— Cela
ne dépend pas seulement de Staline mais de Hitler. Staline a
proclamé qu’il est prêt à conclure un traité avec Hitler.
Celui-ci, jusqu’à présent, a rejeté cette proposition. Il
l’acceptera peut-être. Hitler veut pour l’Allemagne une position
dominante dans le monde. Les formules rationalisantes ne sont qu’un
masque, comme la démocratie en est un pour les empires français,
anglais et américains. L’intérêt véritable de la
Grande-Bretagne est de garder les Indes ; celui de l’Allemagne de
s’en emparer ; celui de la France, de ne pas perdre ses colonies ;
celui de l’Italie de s’emparer de nouvelles colonies. Les
colonies n’ont pas de démocratie. Si la Grande-Bretagne, par
exemple, luttait pour la démocratie, elle ferait bien de commencer
par la donner à l’Inde. Le très démocratique peuple britannique
ne leur donne pas la démocratie parce qu’il ne peut exploiter les
Indes que par des méthodes dictatoriales. L’Allemagne veut écraser
la France et la Grande-Bretagne. Moscou est tout à fait près à
laisser les mains libres à Hitler parce que le Kremlin sait
parfaitement que, s’il s’engage dans cette voie, la Russie n’aura
pas à craindre d’attaque de l’Allemagne pendant des années. Je
suis certain qu’ils fourniraient des matières premières à
l’Allemagne pendant la guerre à condition que la Russie reste à
l’écart du conflit. Staline ne veut pas une alliance militaire
avec Hitler, mais seulement un accord pour rester neutre pendant la
guerre. Mais Hitler a peur que l’Union soviétique ne devienne
suffisamment puissante pour conquérir, d’une façon ou d’une
autre, la Roumanie, la Pologne, les États des Balkans pendant que
l’Allemagne serait engagée dans une guerre mondiale et qu’elle
rapproche ainsi ses frontières de celles de l’Allemagne. C’est
pourquoi Hitler voulait une guerre préventive contre l’Union
soviétique, afin de l’écraser et de commencer ensuite sa guerre
pour la domination mondiale. Les Allemands hésitent entre ces deux
possibilités, ces deux variantes. Je ne peux prédire ce que sera la
décision finale. Je ne suis pas sûr que Hitler lui-même le sache
aujourd’hui. Staline l’ignore, parce qu’il hésite et il
continue les pourparlers avec la Grande-Bretagne en même temps qu’il
conclut des accords économiques et commerciaux avec l’Allemagne.
Comme disent les Allemands, il a deux fers au feu.
— Comment
interprétez-vous les motivations sous-jacentes du gouvernement
Chamberlain ?
— Je
crois que les facteurs sous-jacents sont la panique et l’absence de
tête. Ce n’est pas là un caractère particulier à M.
Chamberlain. Je ne crois pas que sa tête soit pire qu’une autre,
mais la situation de la Grande-Bretagne est très difficile comme
celle de la France. L’Angleterre fut dans le passé une des grandes
puissances mondiales — au xixe siècle
— mais elle ne l’est plus.
Mais elle possède le plus grand empire mondial. La France, avec sa
population stagnante et ses structures économiques plus ou moins
arriérées, possède le second empire colonial. Telle est la
situation. Il est très difficile à un Premier ministre britannique
de faire preuve d’imagination dans semblable situation. Il n’y a
que la vieille formule « Wait and See ». C’était bien quand la
Grande-Bretagne était la plus grande puissance du monde et était
assez forte pour toujours atteindre ses objectifs. Mais plus
maintenant. La guerre ne peut qu’écraser et disloquer les empires
britannique et français. Ils n’ont rien à gagner à la guerre,
seulement à perdre. C’est pourquoi M. Chamberlain a été si
amical avec Hitler à l’époque de Munich. Il croyait qu’il ne
s’agissait que de l’Europe centrale et du Danube ; mais il
comprend maintenant qu’il s’agit de la domination mondiale. La
Grande-Bretagne et la France ne peuvent éviter une guerre et ils
font maintenant tout leur possible pour éviter celle qui arrive à
la suite de la situation créée par le réarmement allemand. Cette
guerre est inévitable.
— Comment
analysez-vous les mouvements qu'on observe actuellement en France? Le
nationalisme français est-il assez
puissant
pour balayer la communauté des intérêts capitalistes entre la
France et l’Allemagne
?
— Je
crois que tous les gouvernements capitalistes auront au commencement
de la guerre l’immense majorité du peuple derrière eux. Mais je
crois aussi qu’aucun des gouvernements existants n’aura son
peuple derrière lui à la fin de la guerre. C’est pourquoi, ils
craignent tant cette guerre qu’ils ne peuvent éviter.
—
Croyez-vous
toujours qu'une révolution socialiste dans un seul pays soit
impossible sans participation internationale ?
— Je
crois qu’il y a un malentendu dans la façon dont cette question
est formulée. Je n’ai jamais dit que la révolution est impossible
dans un seul pays. Nous avons fait la révolution socialiste en Union
soviétique. J’y ai participé. La révolution socialiste, c’est
la conquête du pouvoir par une classe révolutionnaire, par le
prolétariat. Bien entendu elle ne peut être faite simultanément
dans tous les pays. Les conditions particulières à chaque pays en
déterminent le moment historique. La révolution socialiste n’est
pas seulement possible, elle est inévitable dans tous les pays. Ce
que j’affirme, c’est qu’il est impossible de construire une
société socialiste dans l’environnement d’un monde capitaliste.
C’est un tout autre problème, tout à fait différent.
— Les
grands progrès économiques réalisés par l’Union soviétique ces
cinq dernières années sont-ils la preuve de la possibilité de
construire un État socialiste dans un monde capitaliste ?
—
J’aurais
préféré que vous me disiez « construire une société socialiste
» et non un État socialiste parce que la prise du pouvoir par le
prolétariat signifie la création de l’État socialiste. Celui-ci
n’est qu’un outil dans la création de la société socialiste
parce que celle-ci signifie l’abolition de l’État en tant
qu’instrument très barbare. Tout État est une survivance barbare.
La question est de savoir si les progrès économiques accomplis ces
cinq dernières années ne prouvent pas qu’il soit possible de
construire une société socialiste dans un monde capitaliste.
Je
ne le crois pas parce que le progrès économique n’est pas le
socialisme. L’Amérique, les États-Unis ont réalisé un progrès
économique beaucoup plus grandiose sur une base capitaliste. Le
socialisme, c’est la progression vers l’égalité et l’abolition
progressive de l’État. L’État est un instrument de domination.
L’égalité entraîne l’abolition de l’État. Au cours de ces
cinq dernières années, parallèlement aux progrès économiques
indiscutables, nous avons vu en Union soviétique une recrudescence
formidable des inégalités et un renforcement de l’État. Que
signifient les procès de Moscou du point de vue de l’égalité et
de l’abolition de l’État ? Je doute qu’il existe actuellement
un seul homme qui puisse croire que la justice a été respectée à
ces procès. Ces dernières années, on a vu à Moscou une purge de
centaines de milliers de personnes, l’extermination de la vieille
garde du parti bolchevique, de généraux, des meilleurs officiers,
des meilleurs diplomates, etc. L’État n’est pas aboli. L’État
existe et que représente-t-il ? C’est la domination de la
population par la machine étatique, le nouveau pouvoir, la nouvelle
caste, le nouveau chef. La bureaucratie est une nouvelle caste
privilégiée. Ce n’est pas le socialisme, et cette caste n’est
pas en train de dépérir. Ils refusent de mourir. Ils préfèrent
tuer les autres. Même les meilleurs éléments de l’armée,
l’instrument de leur propre défense.
Je
ne dis pas qu’il faille établir immédiatement une égalité
totale. Ce n’est pas possible. Mais la tendance générale devrait
être d’avancer de la vile inégalité bourgeoise vers l’égalité
; mais actuellement, la tendance est absolument inverse. Si vous
établissiez un diagramme statistique, il prouverait que la couche
supérieure de la société soviétique vit comme la grande
bourgeoisie en Amérique et en Europe, la couche intermédiaire comme
la bourgeoisie moyenne, et les travailleurs dans des conditions pires
que celles d’un grand pays comme les États-Unis. Du point de vue
économique, la révolution est un progrès pour la Russie. Oui,
c’est indiscutable. Mais ce n’est pas le socialisme. C’est loin
d’être le socialisme. Et on s’en éloigne toujours plus.
— Quelle
est votre analyse de la situation du Japon ? Le Japon obligera-t-il
la Grande-Bretagne à lui faire la guerre pour sauver la face ?
— Je
ne pense pas que la Grande-Bretagne se laisse surprendre par une
guerre avec le Japon ; mais elle ne peut pas éviter la guerre et,
quand elle aura commencé, le Japon utilisera évidemment la
situation européenne pour ses propres objectifs. L’Angleterre
entrera en guerre contre le Japon. Il ne s’agit pas de sauver la
face, mais de sauver sa peau.
— Si
l’Allemagne prend Danzig, que fera Chamberlain ?
— Si
l’Allemagne s’empare de Danzig dans le mois qui vient, cela
signifie que l’Allemagne veut la guerre, parce qu’elle connaît
la situation. Si l’Allemagne veut la guerre, elle aura lieu. Si
l’Allemagne se sent assez forte, elle provoquera une guerre et
Chamberlain entrera en guerre.
— Quelle
est votre opinion sur l’évolution probable des événements en
Espagne ?
— Je
crois que le problème espagnol n’est qu’une petite partie du
problème européen. Jusqu’à la défaite, c’était un grand
problème. Si les républicains bourgeois espagnols, avec leurs
alliés socialistes, avec leurs alliés communistes, ou avec leurs
alliés anarchistes n’avaient pas réussi à étrangler la
révolution espagnole — car ce ne fut pas la victoire de Franco,
mais la défaite du Front Populaire —,
on aurait alors pu espérer que la victoire du prolétariat espagnol
provoquerait un grand mouvement révolutionnaire en France, et on en
a vu le commencement en juin 1936 dans les grèves sur le tas en
France : dans ces conditions, l’Europe aurait pu éviter la guerre.
Mais Moscou a réussi à tuer la révolution espagnole et à aider
Franco à l’emporter. Cela veut dire, maintenant, que l’Espagne a
cessé d’être un facteur indépendant. Bien entendu, vous pouvez
remarquer que, dans la presse socialiste de M. Norman Thomas et la
presse non moins intelligente de M. Browder, ils observent que Franco
ne pourra continuer à dominer l’Espagne et qu’il tombera.
C’était presque la même chose avec la victoire de Hitler en juin
1933. A l’époque, comme maintenant, j’étais d’une opinion
contraire. La force de Franco n’est pas en lui-même, mais dans la
faillite totale des IIe
et IIIe
Internationales, dans la direction de la révolution espagnole.
Pour
les ouvriers et les paysans d’Espagne, la défaite n’est pas
seulement un accident militaire, mais une terrible tragédie
historique. C’est la destruction de leurs organisations, de leur
idéal historique, de leurs syndicats, de leur bonheur, de tous les
espoirs qu’ils ont nourris depuis des décennies, même des
siècles.
Un
homme
raisonnable peut-il imaginer que cette classe puisse créer en un,
deux ou trois ans, de nouvelles organisations, un nouvel esprit
militant et vaincre Franco? Je ne le crois pas. L’Espagne est
aujourd’hui plus éloignée de la révolution que tout autre pays.
Bien entendu, si la guerre éclate, et je suis persuadé qu’elle
éclatera, le rythme du mouvement révolutionnaire sera accéléré
dans tous les pays. Nous aurons une guerre. Nous avons eu
l’expérience de la dernière guerre mondiale. Aujourd’hui,
toutes les nations se retrouvent appauvries. Les moyens de
destruction sont incomparablement plus efficaces. La vieille
génération possède l’ancienne expérience dans son sang. La
nouvelle génération apprendra par l’expérience de la vieille
génération. Je suis persuadé qu’une conséquence d’une
nouvelle guerre serait la révolution, et, dans ce cas, l’Espagne
participerait, elle aussi, à la révolution, non de sa propre
initiative, mais de celle des autres.
— Quel
serait le conseil que vous donneriez aux États-Unis en ce qui
concerne leur participation dans les affaires internationales ?
— Je
dois dire que je ne me sens pas compétent pour donner des conseils
au gouvernement de Washington pour les mêmes raisons politiques qui
font que le gouvernement de Washington ne juge pas nécessaire de
m’accorder un visa. Nous sommes dans des situations sociales
différentes. Je pourrais conseiller un gouvernement dont les
objectifs sont les mêmes que les miens, et non un gouvernement
capitaliste et, malgré le New Deal, le gouvernement américain est,
c’est mon opinion, un gouvernement impérialiste et capitaliste. Je
ne peux que dire ce que devrait faire un gouvernement révolutionnaire
— un véritable gouvernement des travailleurs des États-Unis.
Je
pense que la première chose à faire serait d’exproprier les
soixante familles. Ce serait une très bonne mesure, non seulement du
point de vue national, mais aussi du point de vue du règlement des
problèmes mondiaux — ce serait un bon exemple pour les autres
nations. Nationaliser les banques ; donner du travail aux dix ou
douze millions de chômeurs grâce à des mesures sociales radicales
; fournir une assistance matérielle aux fermiers pour faciliter la
liberté des cultures. Je crois que cela entraînerait l’élévation
du revenu national des États-Unis de 67 milliards de dollars à 200
à 300 milliards de dollars par an dès les prochaines années parce
que nous ne pouvons prévoir exactement l’accroissement formidable
de la puissance matérielle de cette nation. Et, bien entendu, une
telle nation pourrait être le véritable dictateur du monde, mais un
très bon dictateur, et je suis persuadé que dans ce cas, les pays
fascistes de Hitler et Mussolini, comme leurs peuples pauvres et
misérables, disparaîtraient, en dernière analyse, de la scène
historique si les États-Unis, en tant que puissance économique,
trouvaient le pouvoir politique pour réorganiser leur structure
économique actuellement très malade.
Je
ne vois pas d’autre issue, pas d’autre solution. Nous avons
observé la politique du New Deal ces six ou sept dernières années.
Le New Deal a soulevé de grands espoirs. Je ne les partageais pas.
Il y a deux ans, j’ai reçu ici, au Mexique, la visite de quelques
sénateurs conservateurs qui me demandèrent si j’étais toujours
favorable à des mesures révolutionnaires chirurgicales. Je répondis
que je n’en voyais pas d’autre, mais que si le New Deal était un
succès, je serais prêt à abandonner mes conceptions
révolutionnaires en faveur du New Deal. Mais ce fut un échec et je
ne crains pas d’affirmer que si M. Roosevelt était réélu pour un
troisième mandat, le New Deal ne réussirait pas mieux au cours de
ce troisième mandat. Ce puissant ensemble économique que représente
les États-Unis, le plus puissant du monde, est en état de
décomposition. Personne n’a indiqué le moyen d’arrêter cette
décomposition. Toute une nouvelle structure doit être mise en place
et cela ne peut être fait tant que vous avez les soixante familles.
C’est pourquoi j’ai commencé par le conseil de les exproprier.
Il
y a deux ans, lorsque votre Congrès a voté les lois sur la
neutralité, j’ai eu une discussion avec des hommes politiques
américains et je m’étonnais que la nation la plus puissante du
monde, avec un tel pouvoir créateur et un tel génie technique, ne
comprenne pas la situation mondiale, — qu’elle désire se
retrancher du reste du monde grâce à un morceau de papier, la loi
sur la neutralité. Si le capitalisme américain survit, et il
survivra pendant quelque temps, les États-Unis seront l’impérialisme
et le militarisme le plus puissant du monde. Nous en voyons déjà
aujourd’hui le commencement. Bien entendu, ce réarmement est en
train de créer une situation nouvelle. Les armements sont aussi une
entreprise. Arrêter les armements sans déclarer la guerre
provoquerait la plus grande crise sociale dans le monde : dix
millions de chômeurs. La crise suffirait à provoquer la révolution
et la crainte de cette révolution est aussi une raison de continuer
les armements et les armements deviennent un facteur historique
indépendant. Il faut les utiliser. Votre classe dirigeante avait le
mot d’ordre « La porte ouverte en Chine », mais est-ce que cela
signifie seulement avec des navires de guerre qui doivent préserver
la liberté de navigation sur l’Océan Pacifique, grâce à une
immense flotte. Je ne vois pas d’autre moyen d’abattre le
capitalisme japonais. Qui peut le faire, sinon la nation la plus
puissante au monde ? L’Amérique dira qu’elle ne veut pas d’une
paix allemande. Le Japon est soutenu par les armes allemandes. Nous
ne voulons pas d’une paix italienne, allemande ou japonaise. Nous
imposerons notre paix américaine parce que nous sommes les plus
forts. Cela signifie une explosion du militarisme et de
l’impérialisme américains.
Tel
est le dilemme, socialisme ou impérialisme. La démocratie ne répond
pas à cette question. C’est le conseil que je donnerais au
gouvernement américain.