Léon
Trotsky : Nous ferons notre devoir
(déclaration)
(16
décembre 1928)
[Source
Léon Trotsky, Œuvres 2e série, volume 2, juillet 1928 à février
1929. Institut Léon Trotsky, Paris 1989, pp. 412-417,
voir des
annotations
là-bas]
Aujourd’hui,
16 décembre, le représentant du Collège du G.P.U. Volynsky, m’a
formulé verbalement au nom de ce collège un ultimatum, à peu près
textuellement ceci :
«
L’activité de vos camarades d’idées a pris dans le pays, au
cours de ces derniers temps, un caractère nettement
contre-révolutionnaire ; les conditions dans lesquelles vous êtes
placé à Alma-Ata vous laissent parfaitement en mesure de diriger
cette besogne ; c’est pour cette raison que le Collège du G.P.U. a
décidé d’exiger de vous la promesse catégorique de cesser votre
activité ; sinon, le Collège se verra dans l’obligation de
changer les conditions de votre existence en vous isolant
complètement de la vie politique ; cela posera en même temps la
question du changement de votre lieu de résidence. »
Je
déclarai au représentant du G.P.U. que je ne pourrais lui donner
qu’une réponse écrite, dans le cas où il me remettrait
l’ultimatum du G.P.U. formulé également par écrit. Mon refus de
présenter une réponse verbale provenait de la certitude, basée sur
le passé tout entier, que mes paroles seraient à nouveau
odieusement déformées dans le but d’induire en erreur les masses
travailleuses de l’U.R.S.S. et du monde entier.
Néanmoins,
indépendamment de ce que fera par la suite le Collège du G.P.U.
(qui n’exerce pas en cette affaire un rôle déterminé par
lui-même, mais ne fait que mettre en pratique une décision
ancienne, connue de moi depuis longtemps et adoptée par la fraction
restreinte de Staline), j’estime nécessaire de porter à la
connaissance du comité central du parti communiste de l’U.R.S.S.
ce qui suit :
Exiger
de moi un renoncement à l’activité politique, c’est exiger que
j’abjure la lutte pour les intérêts du prolétariat
international, lutte que je n’ai cessé de mener depuis trente-deux
ans, c’est-à-dire au cours de toute ma vie consciente. La
tentative de représenter cette activité comme étant «
contre-révolutionnaire » émane de ceux que j’accuse en face du
prolétariat mondial de fouler aux pieds les bases de l’enseignement
de Marx et de Lénine, de porter atteinte aux intérêts historiques
de la révolution mondiale, de rompre avec les traditions et les
commandements d’Octobre, de préparer Thermidor, inconsciemment,
mais d’autant plus dangereusement.
Renoncer
à l’activité politique signifierait renoncer à lutter contre
l’aveuglement de la direction actuelle du parti communiste de
l’U.R.S.S. qui accumule de plus en plus, sur les difficultés
objectives de l’édification socialiste, des difficultés
politiques provenant de son incapacité opportuniste à mener une
politique prolétarienne de grande envergure historique.
Cela
équivaudrait à abjurer la lutte contre le régime étouffant qui
existe dans le parti — régime reflétant la pression croissante
exercée par les classes ennemies sur l’avant-garde du prolétariat.
Cela
signifierait se réconcilier passivement avec la tactique économique
de l’opportunisme qui, en sapant et en ébranlant les fondements de
la dictature du prolétariat, en retardant la croissance matérielle
et culturelle de celui-ci, porte en même temps des coups cruels à
l’alliance des ouvriers et des paysans travailleurs, base du
pouvoir des Soviets.
Renoncer
à l’activité politique équivaudrait à couvrir pat son silence
la politique désastreuse de la direction internationale qui, en
1923, fit abandonner sans combat d’immenses positions
révolutionnaires en Allemagne ; qui tenta de faire oublier ses
erreurs opportunistes par les aventures d’Estonie et de Bulgarie ;
qui, au Ve
congrès, se trompa de fond en comble dans son estimation de toute la
situation mondiale et donna aux partis des directives ne faisant que
les affaiblir et les émietter; qui, par l’intermédiaire du comité
anglo-russe, tendit la main au conseil général des Trade-Unions —
ce rempart de la réaction impérialiste — le soutenant pendant les
mois les plus difficiles pour les traîtres réformistes; qui, en
Pologne, en plein virage brusque de la politique intérieure,
transforma l’avant-garde du prolétariat en une arrière-garde de
Pilsudski ; qui, en Chine, amena jusqu’à son aboutissement la
ligne de conduite politique du menchevisme, aidant ainsi la
bourgeoisie à démolir, saigner et décapiter le prolétariat
révolutionnaire ; qui partout affaiblit l’Internationale
communiste en galvaudant le trésor de ses idées.
Cesser
l’activité politique ce serait admettre passivement
l’amoindrissement, la falsification directe de notre instrument
principal : la méthode marxiste et les enseignements théoriques que
nous avons acquis, grâce à cette méthode, dans la lutte dirigée
par Lénine.
Cela
équivaudrait à se réconcilier passivement — en en portant la
responsabilité — avec la théorie de l’intégration du koulak
dans le socialisme ; avec le mythe de la mission révolutionnaire de
la bourgeoisie coloniale ; avec le mot d’ordre lancé en Orient du
« parti ouvrier et paysan bi-partite », rompant avec les bases de
la théorie des classes; avec ce qui est enfin le couronnement de
toutes ces élucubrations réactionnaires et de quantités d’autres,
avec la théorie du socialisme dans un seul pays, avec cette sape
fondamentale, la plus criminelle, dirigée contre l’internationalisme
révolutionnaire.
L’aile
léniniste du parti se voit frappée depuis 1923, c’est-à-dire
depuis la faillite inouïe de la révolution allemande. La forte
croissance des coups reçus par elle accompagne les défaites
successives subies par le prolétariat international et soviétique
du fait de la direction opportuniste.
La
logique théorique et l’expérience politique témoignent qu’une
période de retraite, de recul, c’est-à-dire de réaction, peut se
produire, non seulement après une révolution bourgeoise, mais
également à la suite d’une révolution prolétarienne. Depuis six
ans, nous vivons en U.R.S.S. dans l’ambiance d’une réaction
progressant contre Octobre et frayant par cela même la voie vers
Thermidor. La manifestation la plus évidente et la plus achevée de
cette réaction au sein du parti est la persécution féroce et la
dévastation de l’aile gauche.
Dans
les dernières tentatives de résister aux thermidoriens déclarés,
la fraction stalinienne ne vit qu’en s’appropriant les « débris
» et les « fragments » des idées de l’Opposition. Au point de
vue création, cette fraction est impuissante. La lutte contre la
gauche lui enlève toute stabilité. Pratiquement, sa politique est
désaxée, fausse, contradictoire, incertaine. La campagne contre le
danger de droite, menée si bruyamment, reste aux trois quarts
purement formelle, et sert avant tout à masquer aux yeux des masses,
la guerre réellement destructrice faite aux bolcheviks-léninistes.
La bourgeoisie mondiale et le menchevisme mondial sanctifient cette
guerre d’une même façon : ces juges ont, depuis longtemps, donné
« raison » à Staline « au point de vue de l’histoire ».
Si
cette politique aveugle, poltronne, incapable, cherchant à s’adapter
à la bureaucratie et à la petite bourgeoisie, n’avait pas été
pratiquée, la situation des masses travailleuses serait infiniment
meilleure au cours de la douzième année de dictature ; la défense
militaire eût été infiniment plus solide et plus sûre ;
l’Internationale communiste serait autrement plus haut, et ne
reculerait point pas à pas devant la social-démocratie traître et
vendue.
La
faiblesse incurable de la réaction de l’appareil du parti, malgré
la puissance apparente de cette réaction, tient à ce que cet
appareil ne sait pas ce qu’il fait. Il exécute une tâche pour des
classes ennemies. Il ne peut y avoir de pire malédiction au point de
vue de l’Histoire pour une fraction venant de la révolution que de
saper celle-ci...
La
grande force historique de l’Opposition, malgré sa faiblesse
extérieure momentanée, vient de ce qu’elle sent le pouls du
processus mondial de l’histoire ; elle perçoit nettement la
dynamique des forces de classe, elle prévoit le lendemain, elle le
prépare consciemment. Renoncer à l’activité politique, ce serait
abandonner cette préparation.
La
menace de modifier mes conditions d’existence retentit... comme si
je n’étais pas déporté à 4000 km de Moscou, à 250 km de tout
chemin de fer, et à peu près à la même distance des frontières
des provinces occidentales désertiques de la Chine, dans une région
où la malaria la plus cruelle partage son empire avec la lèpre et
la peste ! Comme si la fraction de Staline, dont le G.P.U. est
l’émanation directe, n’avait pas fait l’impossible pour
m’isoler non seulement de la vie politique, mais de toute existence
en général. Les journaux de Moscou n’arrivent ici qu’après un
délai variant de dix jours à un mois, parfois plus. Les lettres ne
m’arrivent que dans des cas exceptionnels, après avoir traîné
un, deux ou trois mois dans les tiroirs du G.P.U. et du secrétariat
du comité central.
Deux
de mes collaborateurs les plus intimes, depuis l’époque de la
guerre civile, les camarades Sermouks et Poznansky, qui avaient
décidé de m’accompagner volontairement jusqu’à mon lieu
d’exil, furent, dès leur arrivée, immédiatement arrêtés,
enfermés dans une cave, avec des détenus de droit commun, et
ensuite déportés dans des coins éloignés du Nord. Une lettre
provenant de ma fille, malade dans un état désespéré — exclue
par vous du parti et privée de son travail — mit soixante-treize
jours pour venir jusqu’à moi de l’hôpital de Moscou, de sorte
que ma réponse arriva après sa mort. Une autre lettre, parlant
d’une maladie grave de ma seconde fille, également exclue par vous
du parti et chassée de son emploi, me parvint il y a un mois,
quarante-trois jours après l’expédition de cette lettre de
Moscou. Des questions relatives à l’état de santé, envoyées par
télégraphe, n’arrivent presque jamais à destination. Des
milliers de bolcheviks-léninistes irréprochables se trouvent dans
la même situation, parfois pire encore. Ils ont pourtant infiniment
plus de mérite envers la révolution d’Octobre et le prolétariat
mondial que ceux qui les ont emprisonnés ou déportés.
En
préparant de nouvelles persécutions plus cruelles encore contre
l’Opposition, la fraction restreinte de Staline, que Lénine
qualifiait dans son « testament »
de « grossier » et de « déloyal » (alors que ces « qualités »
n’avaient pas acquis encore la centième partie de leur
développement ultérieur), s’efforce constamment, par
l’intermédiaire du G.P.U. d’attribuer à l’Opposition une «
liaison » avec les ennemis de la dictature du prolétariat. Dans
leur intimité, les dirigeants actuels disent : « C’est nécessaire
pour la masse », parfois avec plus de cynisme encore : « C’est
pour les imbéciles... » Mon collaborateur, le plus intime, Georgi
Vassilievitch Boutov, qui dirigea le secrétariat du Conseil
militaire révolutionnaire de la République pendant toutes les
années de la guerre civile, fut arrêté et détenu dans des
conditions inouïes. On chercha à extorquer à ce membre du parti
irréprochable, à cet homme intègre, modeste, une confirmation des
accusations qu’on savait sciemment fausses, truquées et
falsifiées, dans le genre des amalgames thermidoriens. Boutov
répondit par une grève de la faim héroïque qui dura près de
cinquante jours et provoqua sa mort en prison en septembre dernier.
Les violences, les coups, les tortures corporelles et morales sont
appliquées aux meilleurs ouvriers bolcheviques, à cause de leur
fidélité aux commandements d’Octobre. Telles sont les conditions
générales qui, d’après le Collège du G.P.U., ne font à présent
plus obstacle à l’activité politique de l’Opposition en général
et à la mienne en particulier.
La
piteuse menace de changer les conditions de mon existence dans le
sens d’un isolement plus strict, signifie simplement que la
fraction de Staline a décidé de remplacer la déportation par la
prison. Ainsi que cela a déjà été dit plus haut, cette résolution
n’est pas nouvelle pour moi. Adoptée en tant que projet dès 1924,
elle est réalisée peu à peu, en passant par toute une série de
degrés, pour habituer tout doucement le parti, écrasé et trompé,
aux méthodes staliniennes, où la déloyauté grossière a mûri
jusqu’à devenir de la malhonnêteté bureaucratique de l’espèce
la plus venimeuse.
Dans
la « Déclaration » que nous avons remise au VIe
congrès [de l’I.C.], et où nous repoussions la calomnie lancée
contre nous, qui ne flétrit que ses auteurs, nous avons à nouveau
confirmé que nous étions inébranlablement prêts à lutter, dans
les cadres du parti, pour les idées de Marx et de Lénine, par les
moyens de la démocratie au sein du parti, sans laquelle celui-ci
étouffe, se pétrifie, s’émiette. Nous avons à nouveau annoncé
que nous étions immuablement disposés à aider par la parole et par
l’action le noyau prolétarien du parti à redresser l’orientation
de la politique, à assainir le parti et le pouvoir des soviets par
des efforts concordants et coordonnés, sans heurts, ni catastrophes.
C’est dans cette voie que nous continuons à persévérer. Nous
avons répondu à l’accusation de faire du travail fractionnel, que
ce travail ne pouvait être liquidé que par le retrait de l’article
58 qui nous a été perfidement appliqué, et en nous réadmettant
dans le parti, non pas comme de soi-disant pécheurs repentis, mais
comme des militants révolutionnaires ne trahissant pas leur drapeau.
Comme si nous avions prévu l’ultimatum qui nous est présenté
aujourd’hui, nous écrivions textuellement dans cette «
Déclaration » :
«
Seule, une bureaucratie complètement corrompue pourrait exiger que
des révolutionnaires renoncent ainsi (à l’activité politique,
c’est-à-dire à servir le parti et la révolution internationale).
Seuls, de méprisables renégats pourraient donner une pareille
promesse. »
Je
ne puis rien changer à ces paroles. Je les porte à nouveau à la
connaissance du comité central du parti communiste de l’U.R.S.S.
et du comité exécutif de l’Internationale communiste, entièrement
responsables de l’activité du G.P.U..
A
chacun sa part. Vous voulez continuer dans l’avenir à réaliser
les suggestions des forces de classes ennemies du prolétariat. Nous
connaissons notre devoir. Nous l’accomplirons jusqu’au bout.