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Léon Trotsky 19280912 Lettre à la. M. Chatounovsky

Léon Trotsky : Lettre à la. M. Chatounovsky

(12 septembre 1928)

[Source Léon Trotsky, Œuvres 2e série, volume 2, juillet 1928 à février 1929. Institut Léon Trotsky, Paris 1989, pp. 167-194, titre : « A un Critique bien intentionné », voir des annotations là-bas]

Cher Camarade ,

J’ai reçu votre lettre du 6 août, de Zaporoje, où vous séjournez provisoirement. Je n’ai pas de raison de douter qu’elle vous ait été inspirée par les meilleures intentions. Mais je crois non moins fermement que c’est précisément de ces mêmes intentions que sont pavées les voies qui conduisent directement à Thermidor. On travaille avec beaucoup plus d’énergie aujourd’hui à améliorer les voies qui mènent à Thermidor que nos bonnes vieilles routes de campagne russes.

Vous voudriez me convaincre du caractère nuisible de l’Opposition en général et de la « super-industrialisation » en particulier. Vous prenez comme exemple le projet du Dnieprostroj où vous vous trouvez actuellement. Vous écrivez : « Un exemple frappant s’en trouve (un exemple du caractère nuisible de l’industrialisation excessive), peut se trouver dans votre décision (?) d’accélérer le rythme du Dnieprostroj, dont on n’aura nul besoin pour une longue période à venir et qui est en outre construit conformément à un plan tout à fait ignare. »

Vous développez ensuite un grand nombre d’autres considérations en les empilant les unes sur les autres faisant ainsi de votre lettre, si je peux parler franchement, un fouillis plutôt chaotique. Mais vous en revenez toujours à ce Dnieprostroj, qui s’est avéré, dites-vous « une pierre de touche, un moyen infaillible de déterminer ce que vous — c’est-à-dire moi — proposez de faire ».

Je réponds à votre lettre parce qu’elle me paraît au plus haut point caractéristique de la façon philistine de penser dans le parti d’aujourd’hui, avec deux caractéristiques : une incapacité à additionner deux et deux en matière théorique et en conséquence une attitude insouciante à l’égard des faits.

La méthode de pensée marxiste est très rigoureuse et exigeante : elle ne tolère pas les lacunes, les oublis, l’ajustage grossier des parties. C’est pourquoi elle accorde une attention aussi stricte aux faits, ne prend pas les choses comme on dit qu’elles sont ou en se fiant à la mémoire, mais vérifie les sources premières. La pensée philistine, par ailleurs, est triviale et approximative, elle erre et tâtonne sans regarder en avant et n’a bien entendu aucun besoin d’une exactitude particulière des faits. Particulièrement pas en politique et encore moins dans la politique fractionnelle. Et si on est pris en flagrant délit, on peut toujours dire que c’est une histoire qu’on raconte, que c’est une de vos relations qui l’a dit, que vous l’avez entendu de vos propres oreilles. Et malheureusement votre lettre fait partie de cette dernière catégorie.

Il est évident que tout ce que vous dites du Dnieprostroj vous a été dit par un ami bavard qui est de toute évidence tout sauf digne de confiance. Vous écrivez que « ma décision d’accélérer le rythme du projet du Dnieprostroj est en train d’être appliquée». Quelle décision? En quelle capacité, avec quelle autorité ai-je pu prendre une telle décision ? Surtout en 1925 où toutes les décisions étaient prises dans mon dos par la bande fractionnelle des sept et ne passaient devant le bureau politique que pour des raisons purement formelles.

Voici ce qui s’est réellement passé. A l’été 1925, le conseil du Travail et de la Défense a adopté un décret — avec lequel je n’ai rien à voir — désignant une commission du Dnieprostroj que je devais présider. Sur le plan du principe, la décision de construire une station hydro-électrique avait été prise deux ou trois ans plus tôt. L’organisme approprié avait beaucoup travaillé, fait beaucoup de calculs et autres travaux préparatoires et soumis un plan achevé. Je n’avais rien eu à voir avec tout cela. Ma commission, selon le décret du Conseil du Travail et de la Défense, avait à vérifier ce plan et ses évaluations sur une période de deux ou trois mois, afin que le budget pour 1925-1926 puisse comprendre les premières dépenses pour ce projet. Dans cette affaire comme dans bien d’autres, j’ai soutenu l’idée qu’étant donné notre pauvreté, il valait mieux passer deux ans de plus à évaluer et vérifier deux fois que passer deux mois de plus à la construction. C’est précisément pour cette raison que j’ai essayé d’obtenir et que j’ai obtenu un délai d’une année par i apport à la date fixée pour la fin des travaux de ma commission. Vous voyez que ce n’est guère là « accélérer le rythme ». Le personnel le meilleur, nationalement et internationalement, a été utilisé pour vérifier les évaluations pour ce projet. Il y a eu dans la presse un large échange de vues entre techniciens et économistes. Pour ma part, je n’ai fait aucune pression sur la commission dans laquelle toute espèce d’institutions soviétiques étaient représentées, et encore moins sur la presse ; d’ailleurs je n’aurais pu faire aucune pression compte tenu de la situation au sommet du parti et des soviets. Après tout, c’était en 1925-1926, l’histoire du parti et de la révolution d’Octobre avait déjà été réécrite, Molotov était devenu un théoricien et Kaganovitch dirigeait l’Ukraine,

Il est vrai que, tant dans la presse qu’au comité central, je m’étais opposé aux arguments banals reposant sur des raisonnements de philistins, selon lequel le Dnieprostroj en général était au-dessus de nos moyens. C’était le même genre d’arguments avec lesquels des Amis du peuple vieillots s’étaient opposés jadis ;t la construction du Transsibérien, qui, soit dit en passant, était une entreprise bien plus difficile pour la Russie d’alors que ne l’est pour nous le Dnieprostroj. Néanmoins, la solution du problème général du rythme de l’industrialisation ne peut en elle-même résoudre la question particulière de savoir quand et avec quelles dimensions il fallait construire le Dnieprostroj, et, en général, s’il fallait essayer de le faire. La commission que je dirigeais avait seulement à réunir les éléments nécessaires pour résoudre cette question. Mais elle n’alla même pas aussi loin. Un des à-côtés de la lutte contre le « trotskysme » était la lutte contre le Dnieprostroj. Les directeurs de diverses institutions, particulièrement des chemins de fer dont vous parlez de façon si peu favorable, estimaient de leur devoir de saboter par tous les moyens le travail de cette commission. L’unique règle qui inspire, comme vous le savez, certains sages de notre État consiste à dire « rasé » quand je dis « tondu ». Du fait que le travail n’en était qu’à ses débuts, je n’ai pas donné d’opinion précise sur le projet et le laps de temps dans lequel on pourrait construire le Dnieprostroj. Alors ces organismes faisaient simplement traîner les choses, suscitaient des problèmes, s’engageaient dans le « sabotage » et répandaient des « rumeurs ». A la fin, je demandai à être relevé de la présidence de la commission : ce fut accepté. Après quoi, dans un temps extraordinairement court, la commission mena à bien tout son travail, formula ses conclusions et les fit adopter par le Conseil de Travail et de Défense.

Il est bien possible que la commission se soit laissée guider par le noble désir de montrer qu’elle savait bien ce qu’elle faisait. Probablement avait-elle reçu d’en-haut quelque encouragement. A partir de là, les choses se passèrent vraiment sur « un rythme accéléré ». Mais je n’ai rien eu à voir avec la vérification ultime des plans et des chiffres, et moins encore avec les délais qui furent fixés.

Pendant que j’étais président de la commission, Staline et par conséquent Molotov intervenaient en adversaires résolus du Dnieprostroj. Parlant sur le ton des « philosophes paysans », Staline émettait des axiomes du genre : construire le Dnieprostroj, pour nous, ce serait comme pour un paysan pauvre acheter un phonographe. Quand, après ma démission, il y eut un retournement à 180°, j’exprimai ma surprise au comité central et Staline expliqua qu’auparavant il s’agissait d’un demi-million de roubles tandis qu’il n’était plus question maintenant que de 140 millions. Tout cela se trouve transcrit dans les procès-verbaux d’un des plénums du C.C. Staline montrait ainsi tout simplement qu’il ne comprenait rien au fond du problème et que l’intérêt qu’il manifestait pour le Dnieprostroj se limitait à des considérations de combines personnelles. Les camarades avaient parlé d’un demi-million de roubles pour les nouvelles usines qui devaient utiliser l’énergie du Dnieprostroj. En chiffres ronds, leur coût était fixé alors autour de 2 à 300 millions. En plus du Dnieprostroj, c’était un total d’un demi-million. Mais ces usines faisaient elles-mêmes partie des plans de construction de leurs branches industrielles respectives. Ce n’était pas le Dnieprostroj qui avait besoin d’elles, mais elles qui avaient besoin du Dnieprostroj.

Le dernier mot au sujet de ces nouvelles usines devait revenir à l’industrie chimique, au centre de l’industrie métallurgique, etc. De mon temps, la commission avait seulement commencé à étudier ce problème. Dès que je l’eus quittée, il fut instantanément réglé; de toute évidence on avait aspergé les commissaires de quelque mot magique.

D’après cette brève esquisse qu’il est facile de vérifier avec tes documents, on voit avec quelle légèreté vous vous êtes vous-même embarqué dans la fabrication des mythes.

Vous n’avez cependant aucune raison d’en être gêné. Vous n’êtes pas le premier et vous ne serez pas le dernier. Il y a des dizaines et des centaines d’autres... fabricants de mythes. L’exemple le plus frappant — l’exemple classique, pourrait-on dire — est le mythe sur les usines Poutilov. Presque toute l’humanité cultivée sait qu’en 1923 j’ai voulu « fermer » ces établissements. Ce crime serait l’opposé de celui dont vous m’accusez : sur le Dniepr, j’aurais décidé de construire ce dont nous n’avons pas besoin, et sur la Neva j’aurais décidé de fermer ce qui nous était indispensable. Je pense que vous savez que la question Poutilov a joué un rôle considérable à travers tout ce qu’on a appelé la « lutte contre le trotskysme », surtout dans sa première phase. De nombreux rapports et résolutions, non seulement de nos congrès et conférences, mais aussi de l’Internationale communiste, comportent des allusions à elle. Au Ve congrès, la délégation française, au cours d’un entretien privé avec moi, m’interrogea de façon pressante pour savoir pourquoi je voulais fermer une usine qui constituait un des remparts de fer de la dictature du prolétariat. Il y a même une résolution du XVe congrès qui mentionne une fois de plus les usines Poutilov.

Voilà ce qui s’est passé en réalité. Rykov, récemment nommé président du conseil suprême de l’économie nationale — Rykov, et pas moi — est venu au Politburo avec une proposition de fermer ces établissements; selon les chiffres du conseil suprême de l’économie nationale, disait-il, on n’aurait pas besoin de cette usine dans les dix ans à venir et elle serait par conséquent un fardeau insupportable pour notre industrie métallurgique. Le Politburo vota pour la fermeture, et moi avec les autres. Je n’avais aucun lien avec le conseil supérieur de l’économie nationale, ni avec la Commission du Plan, ni avec l’industrie de Leningrad. En tant que membre du Politburo, j’avais à me prononcer sur la base du rapport de Rykov. Le problème général de l’industrialisation ne peut par lui-même résoudre la question particulière de Poutilov pas plus qu’il ne peut résoudre celle du Dnieprostroj. Staline a voté aussi pour la fermeture de Poutilov sur la base du rapport de Rykov. Plus tard cependant et sur protestation de Zinoviev, la question fut réexaminée et une nouvelle décision prise, en dehors du Politburo, par des méthodes fractionnelles. En tout cas, lors d’une réunion ultérieure du Politburo, Rykov accusa Staline d’avoir conclu un compromis avec Zinoviev sur la base de considérations sans rapport avec l’efficacité économique.

Voilà la véritable histoire de mon « attaque contre les usines Poutilov ». Ce qui est remarquable, c’est que la résolution du XVe congrès répétant la légende sur Poutilov, fut adoptée sur rapport de Rykov. Et pourtant tout mon « crime » avait été de voter pour une proposition faite par lui, Rykov ! Incroyable, dites-vous ? Mais en réalité ce n’est rien à côté de tout ce qui s’est passé.

En écrivant cette lettre, j’ai jeté un coup d’œil sur une brochure publiée par les Éditions d’État, écrite par un certain Chestakov et intitulée : Aux paysans. Sur les résolutions du XVe congrès. Là, page 49, j’apprends que Trotsky « fit une déclaration au comité central du parti, quand il en était membre, exigeant la fermeture des grandes usines de Poutilov et de Briansk ». En ce qui concerne Poutilov, je vous ai dit ce que je sais. En ce qui concerne Briansk, n’en ayant jamais entendu parler, je ne peux pas vous éclairer. Peut-être l’a-t-on ajouté pour compléter la collection. Il serait difficile de façon générale d’imaginer libelle plus insolent et plus insultant que cette brochure officieuse sur les résolutions du XVe congrès. Il est apparu aujourd’hui beaucoup de canailles littéraires, capables de tout. En 1882, Engels écrivait à Bernstein : « Voilà comment sont nos messieurs de la littérature. A l’instar des gens de lettres bourgeois, ils croient qu’ils ont le privilège de ne rien étudier et de parler de tout. Ils ont créé une littérature qui, par son ignorance de l’économie, son utopie fraîche et pure et son arrogance, n’a pas d’équivalente ». C’est d’une terrible actualité. Mais les Chestakov ont même laissé loin derrière eux les littérateurs de cette époque, tant par leur ignorance que par leur utopisme officiel et, par-dessus tout, leur arrogance. Au moment du danger, ces messieurs sans honneur ni conscience seront les premiers à trahir, et, si le prolétariat était battu, ils chanteraient les louanges de ses vainqueurs dans le même style avec lequel ils embellissent aujourd’hui la ligne officielle.

Vous êtes opposés à ce qu’on prenne des mesures sur une grande échelle « Notre époque n’est pas celle des grandes tâches », dites-vous, et vous écrivez :

« Les seules grandes réformes en cours aujourd’hui sont celles des chemins de fer, où elles ont détruit les voies, sont en train de détruire les locomotives et ont mis à l’ordre du jour la destruction des wagons. »

Et plus loin :

« Tout cela s’appelle « expédition dépersonnalisée », centralisation des ateliers de réparation, etc. »

On pourrait conclure du texte de votre lettre que le coupable, c’est... l’Opposition. Comme dans la chanson, c’est toujours Paulina. Soit, Nous sommes responsables de la fermeture ou de la presque fermeture de l’usine Poutilov et même de Briansk. Et nous sommes également à blâmer pour avoir inauguré ou presque inauguré le projet du Dnieprostroj. Mais comment diable peut-on nous rendre responsables de l’ « expédition dépersonnalisée » de Roudzoutak ? N’est-il pas possible qu’il y ait là un lien direct à partir de l’ordre N° 1042 qui, selon Lénine et Dzerjinski, sauva les locomotives et les wagons mais qui, en 1924, soit quatre ans plus tard, était dénoncé pour avoir causé ou presque causé, la destruction des chemins de fer? Ne pensez-vous pas qu’on pourrait démontrer que c’est moi qui ai « entraîné » Roudzoutak sur la voie aller et retour de P« expédition personnalisée » ? Si vos ressources ne vous permettent pas de réaliser cette tâche historico-philosophique, vous pouvez vous tourner vers Iaroslavsky, Goussev et les autres « gardiens de l’héritage » ; ils vous fourniront tout ce dont vous avez besoin et plus encore !

Puisque vous essayez d’aborder les grandes questions économiques à partir de cas particuliers (je n’ai pas d’objection de principe à cette méthode), je vous propose de concentrer votre attention sur un autre exemple. L’industrialisation est étroitement liée à la politique des concessions. Lénine accordait à cette dernière beaucoup d’importance. Mais en fait les résultats obtenus ont été plus que modestes. Il y a évidemment à cela des raisons objectives. Mais dans ce domaine également les méthodes de direction jouent un rôle non négligeable, qui n’est certainement pas le dernier. Voici un exemple que je vous conseille de bien étudier (mieux que vous n’avez étudié la question du Dnieprostroj). Mieux, vous pourriez utiliser l’ère de l’auto-critique pour mettre cette affaire devant le tribunal de l’opinion du parti. Mais il faudra vous dépêcher : l’auto-critique est sur le départ.

Mon exemple se rapporte à notre extraction de manganèse. Nos gisements les plus importants de ce métal, ceux de Tchiatoury sont, vous le savez, concédés à l’Américain Harriman. Nous exploitons nous-mêmes ceux de Nikopol. En tant que familier avec les questions de la métallurgie, vous savez probablement que le manganèse est utilisé de façon très particulière et que le marché en est donc strictement limité. Le manganèse de Nikopol est d’une qualité tout à fait inférieure, est bien plus difficile à extraire et coûte plus cher à transporter.

Selon un calcul approximatif que j’avais fait autrefois en collaboration avec les experts les plus qualifiés en la matière, le profit différentiel par tonne de manganèse par rapport à Tchiatoury est de 8 à 10 roubles. Cela veut dire que quand une tonne de Tchiatoury donne un bénéfice de 4 à 5 roubles, une tonne de Nikopol entraîne une perte d’environ 5 à 10 roubles. Conformément au contrat de concession, nous recevons une certaine somme pour chaque tonne vendue par le concessionnaire. Chaque tonne de Nikopol que nous vendons signifie une perte. Si l’État estime nécessaire de garder entre ses mains toute l’industrie du manganèse sans faire de concessions (feu Krassine défendait cette position et peut bien avoir eu raison), il faut réduire au minimum le travail à Nikopol, pousser au maximum l’extraction à Tchiatoury. Ainsi serions-nous assurés de gros bénéfices. Mais nous faisons exactement le contraire : après avoir concédé Tchiatoury, nous avons commencé à développer Nikopol, en y investissant des millions qui, on le sait, nous brûlent les poches. Nous arrivons ainsi à un double objectif : nous vendons à perte le manganèse de Nikopol et, en exportant ce produit non rentable, nous réduisons d’autant le marché du manganèse et réduisons notre bénéfice sur chaque tonne du manganèse de Tchiatoury vendu par le concessionnaire. En un mot, en perdant à Nikopol, nous provoquons d’autres pertes à Tchiatoury.

D’où provient donc ce complexe système d’auto-sabotage? En pareil cas, on parle beaucoup chez nous d’erreurs de calcul ou d’erreurs : on peut toujours rejeter le blâme sur un parent éloigné, si possible un parent pauvre. Mais là il n’y a pas d’erreur. Les calculs ont été faits à l’avance. Tous les organismes sont été informés. Les documents relatifs à cette question, avec les données mathématiques précises, se trouvent à leur place dans les archives. C’est notre « féodalisme » soviétique qui a joué ici un rôle fatal ; exactement comme on nous l’a appris concernant la Chine, le féodalisme se mêle inévitablement au bureaucratisme et au mandarinat et parfois même en est la conséquence. Tchoubar et d’autres mandarins d’Ukraine continuaient à développer le manganèse de Nikopol parce qu’ils voyaient cette question de leur point de vue local. Le point de vue de Kharkov entra en conflit avec celui de l’État en général. Dans un régime de dictature prolétarienne centralisée, la question aurait pu être facilement résolue pour le bien de l’Union tout entière et par conséquent celui de l’Ukraine. Mais quand on applique les méthodes du féodalisme bureaucratique, tout est sens dessus dessous. Pour des raisons qui n’avaient rien à voir avec le manganèse, il s’avéra parfaitement impossible de faire quoi que ce soit qui puisse peiner Tchoubar, qui ait pu modifier le « rapport des forces ». Ce dont il s’agissait là n’était pas d’une erreur de calcul économique, mais d’un calcul politique qui n’avait qu’un défaut, celui d’être pourri jusqu’à la moelle.

En ce moment, je n’ai aucune information sur le travail à Nikopol et son rapport avec celui de Tchiatoury. Mais la situation générale du marché mondial, autant que je la comprenne, ne peut guère avoir produit pour Nikopol les miracles escomptés par la direction de Kharkov, contre tout bon sens. Cela ne peut signifier que des millions perdus. Ce n’est de ma part qu’une supposition. Peut-être allez-vous vérifier et publier les résultats? Si je me suis trompé, je serai le premier à m’en réjouir.

Mais revenons au Dnieprostroj. Du fait de votre négligence dans l’étude des faits, je n’ai aucune raison de vous croire quand vous dites que sa construction a été prématurée. Votre seconde affirmation, qu’il est mal construit, est beaucoup plus vraisemblable. Mais quel rapport ai-je avec cette construction? Vous ne devriez pas marcher devant les Goussev, les Kuusinen, les Manouilsky, les Pepper, les Liadov et autres sangsues politiques, qui démontreront que je suis responsable non seulement des erreurs au Dnieprostroj, mais de celles du chemin de fer Turkestan-Sibérie qu’on est en train de construire dans le voisinage de ma demeure actuelle.

Vous ne cessez de dire : « Pensez-y, réfléchissez au Dnieprostroj et révisez votre programme d’industrialisation dans lequel vous avez malheureusement entraîné le parti. »

« Entraîné » ? Comment cela ? La super-industrialisation a été condamnée par toutes les augustes assemblées. Le parti l’a rejetée avec tout le monolithisme requis. Les sangsues littéraires ont écrit des centaines de brochures là-dessus. Des montagnes d’« études globales » ont été distribuées dans le pays, et, peut-on dire, dans le monde. Tout est toujours sur le même thème : le « trotskysme », c’est le pillage de la paysannerie au nom de la « super-industrialisation ». Maintenant, tout d’un coup, Trotsky aurait « malheureusement » entraîné le parti dans le soutien de ce criminel programme. Permettez-moi de vous demander : dans ce cas, vous qui êtes un adversaire de l’Opposition que pensez-vous du parti et de sa direction ? Comment pouvez-vous voter la confiance à une telle direction ?

Plus loin, vous écrivez :

« On a essayé de parler votre langue au paysan. Quel est le résultat ? La smytchka entre ouvriers et paysans a été ébranlée pour des années. Mais l’armée est paysanne, et le pays est paysan : la collectivisation est un écran permettant d’obtenir des prêts des paysans. L’industrialisation prendra un siècle. »

Ces quelques lignes sincères comportent tout un programme — mieux, toute une conception du monde. Seulement... quel vent a bien pu vous pousser, avec cette conception du monde, dans le parti de Marx et de Lénine ? Mais ne vous inquiétez pas : vous êtes presque un héros de notre temps. Vous écrivez exactement ce qui est dans le cœur de dizaines de milliers de gens dans les cercles dirigeants. Une profonde altération s’est produite dans le parti de Marx et de Lénine et votre lettre philistine réactionnaire n’en est que l’une des innombrables manifestations.

Vous dites : « On a essayé de parler votre langage au paysan ». Qui a essayé ? Le comité central. Permettez-moi de vous demander. Pourquoi a-t-il « essayé » cela? Il a commencé par condamner, rejeter, exclure et déporter. Puis il a changé d’avis : « Au diable, essayons ! » Je vous le demande à nouveau : que pensez-vous du comité central? Comment voyez-vous sa politique? Sa moralité politique? Votre position n’est pas si bonne ou bien est-ce celle du comité central ? Mais c’est précisément ce que nous avons dit.

Vous dites : « On a essayé de parler votre langage au paysan. Quel est le résultat. La smytchka entre ouvriers et paysans a été ébranlée pour des années. » Permettez-moi : c’est précisément sur la question de la smytchka que toute la discussion a tourné. Est-ce l’Opposition qui ne veut pas « une smytchka » avec la paysannerie ? Le premier Manouilsky venu pourrait vous le prouver. Et tout d’un coup on s’aperçoit que la direction aurait ébranlé la smytchka pour des années parce qu’elle voulait se permettre un peu de « trotskysme » ? Quelle confusion !

Votre malheur, c’est que les réunions continuelles, ennuyeuses, interminables et fondamentalement sans principes au cours desquelles on vous « travaille », vous ont fait perdre l’habitude de réfléchir à fond, d’être précis et de raisonner honnêtement. De la même façon que la chaîne de Ford pèse sur le système nerveux, de même les « études globales » produites massivement pèsent sur la capacité à penser, vous complétez la confusion de votre politique par le galimatias redondant de vos commentaires. Mais vous ne pouvez contourner le fait que l’Opposition a publié sa Plate-forme et ses contre-thèses pour le XVe congrès. Toutes ces questions étaient analysées très clairement et aussi concrètement que possible dans ces documents. Au heu de cela, vous nous attribuez, comme si c’était notre programme, ces « mesures » prises dans la panique accompagnée d’accès d’extase administrative, qui ont été le produit de tout le cours antérieur erroné. Ce n’est pas vrai? Alors, qu’est-ce qui les a causées? Si on admet qu’à la suite d’une politique socialiste correcte, il était réellement nécessaire, dix ans après Octobre, de recourir à des mesures aussi destructrices et arbitraires (dont on dit qu’elles sont identiques au « communisme de guerre » pour une raison que j’ignore), cela signifie qu’il n’y a pas d’issue à la situation. Ce serait une condamnation de la dictature du prolétariat dans son ensemble et des méthodes socialistes de gérer une économie. Cela signifierait rendre les cartes aux mencheviks et aux larbins de la bourgeoisie en général. C’est exactement à quoi tend toute cette foule de sangsues idéologiques, en dépit de leurs intentions. Pour eux, tout va bien, tout est excellent, exactement jusqu’au moment où ils s’aperçoivent que tout va mal. Pourquoi la tempête se lève-t-elle soudain alors qu’on navigue tranquillement ? Pourquoi, alors qu’on consolide la smytchka systématiquement entre paysans et ouvriers, ces mesures sortent-elles de nulle part et ébranlent la smytchka « pour des années » ? Nos sangsues ne s’en soucient pas. C’est pourtant cette question qui décide du destin du socialisme.

Vous dites des absurdités, monsieur, quand vous dites qu’on a essayé de parler notre langage aux paysans. Ces mesures de désespoir ne venaient pas de notre Plate-forme mais du fait que vous ne lui avez pas prêté attention quand vous auriez dû le faire. Et il y a encore des bluffeurs et des menteurs pour raconter aux ouvriers que « l’Opposition fait obstacle » à la collecte des grains, qu’elle a « détourné l’attention du peuple ». De quoi a-t-elle détourné cette attention? De la collecte des grains? Mais c’était précisément l’Opposition qui en parlait; c’est vous qui avez distrait l’attention du parti de la collecte des crains avec l’histoire de l’officier de Wrangel ! Prenez garde de n’être pas obligés demain de répéter cette manœuvre à une échelle bien plus grande.

« L’armée est paysanne, le pays est paysan ; la collectivisation est un écran permettant d’obtenir des prêts des paysans. L’industrialisation prendra un siècle ». Vous révélez le fond de votre pensée par ces seules phrases. Pourquoi n’allez-vous pas jusqu’au bout de ce que vous dites? La conclusion logique de votre argumentation, c’est : « Nous avons fait la révolution d’Octobre prématurément, bien trop tôt. Nous aurions dû attendre en gros un siècle. Établir le pouvoir soviétique seulement pour aboutir avec une armée paysanne dans un pays paysan et une collectivisation qui n’est qu’un écran pour obtenir des prêts des paysans? Non. Pour des résultats comme ceux-là, c’était beaucoup trop cher. Nous avons été trop pressés, beaucoup trop pressés, hélas, avec la Révolution d’Octobre. »

Voilà ce qui apparaît clairement dès que vous rejetez la gangue des « études globales » et de leur verbiage et parlez avec votre cœur.

Conformément à toute votre façon de penser, vous ajoutez aussitôt : « Je pense que maintenant vous doutez vous-même qu’existent les conditions nécessaires pour l’établissement d’un pouvoir soviétique en Chine ».

Là-dessus, je ne puis vous donner qu’une réponse : les philistins ont pris de l’audace et se grattent la bedaine en public. Bien entendu, il y avait du philistinisme dans bien des révolutionnaires, non seulement après Octobre, mais aussi avant. Jusqu’à présent, il était resté dissimulé ; maintenant, il remonte à la surface, non seulement chez les intellectuels, mais aussi chez nombre d’anciens ouvriers qui se sont élevés au-dessus des masses, ont reçu des titres, se sont fait un nom et peuvent regarder d’en-haut les masses, qu’elles soient russes ou chinoises.

« Mais avec notre population, que peut-on faire d’autre? Quelle sorte d’industrialisation peut-on faire avec tous ces paysans? Quant aux Chinois, est-ce que ces vilaines têtes peuvent manier le pouvoir des soviets ? » Le philistin réactionnaire a dévoré le révolutionnaire et pour certains n’a laissé que la peau et les os, pour les autres, rien du tout.

Honorable camarade, vous allez répétant les sages maximes que les philistins de toute espèce nous ont lancées des milliers et des milliers de fois ; non seulement avant la Révolution d’Octobre, non seulement dix ou douze ans avant, mais quand nous disions que dans la Russie arriérée, serve, paysanne, la révolution pouvait conduire au pouvoir prolétarien plus vite que dans les pays capitalistes les plus avancés, non seulement en 1917, après février, à la veille d’Octobre, pendant octobre, et pendant les dures premières années qui l’ont suivi. Comptez donc sur vos doigts : les 9/10 des actuels dirigeants « optimistes », des constructeurs du « socialisme intégral », ne croyaient même pas à la possibilité de la dictature du prolétariat en Russie, et pour appuyer leur manque de foi, ils invoquaient l’ignorance des paysans russes, exactement comme vous le faites pour l’industrialisation et pour les soviets en Chine.

Savez-vous comment cela s’appelle? Comment on peut le caractériser d’un mot? Dégénérescence. Pour d’autres en revanche, pour beaucoup d’autres, c’est une renaissance, un retour à leur nature petite-bourgeoise originelle momentanément refoulée par le marteau de la révolution d’Octobre.

Le petit-bourgeois ne peut pas s’engager dans la politique sans mythes, sans légende et même sans commérages. Invariablement les faits se tournent vers lui sous leur forme la plus inattendue et la plus désagréable ; il est organiquement incapable d’embrasser de grandes idées ; il n’a pas de cohérence ; alors il tente de boucher les trous avec des conjectures, des fabrications, des mythes. En passant de la ligne prolétarienne à la ligne petite-bourgeoise, la fabrication de mythes est d’autant plus indispensable qu’il faut pour cela se consacrer au camouflage, de joindre au petit bonheur la journée d’hier et celle d’aujourd’hui, de fouler aux pieds les traditions en prétendant les préserver. Dans de telles périodes, on fabrique des théories pour compromettre ses adversaires d’idées sur le plan personnel et des maîtres dans cet art surgissent. Les commérages se multiplient, développent sans cesse détails et catégories, sont canonisés. Il se crée un corps d’auteur d’études globales, solides dans la connaissance de leur propre irresponsabilité. D’un point de vue externe, tout cela donne des résultats réellement miraculeux. En réalité, ces résultats sont dus à la pression des autres classes, transmise par la pression des « patrons » de l’appareil, intrigants et auteurs de documents scolastiques qui obscurcissent la conscience de leur propre classe et diminuent ainsi sa force de résistance.

J’ai retrouvé par hasard ces quelques lignes écrites il y a presque vingt ans (en 1909) :

« Quand la courbe de l’évolution historique s’élève, la pensée sociale devient plus perspicace, plus hardie, plus intelligente. Elle apprend à distinguer immédiatement l’essentiel de l’insignifiant et à évaluer d’un coup d’œil les proportions de la réalité. Elle saisit les faits au vol et les lie par le fil de la généralisation [...] Mais quand la courbe politique marque une baisse, la bêtise s’installe dans la pensée sociale. Il est vrai que la vie quotidienne conserve des débris qui, sous forme de généralités, sont le reflet des événements passés [...] Mais leur contenu s’envole au vent. Le don inappréciable de la généralisation politique s’évanouit sans laisser de trace. La stupidité devient insolente et, montrant ses dents cariées, elle se moque de toute tentative sérieuse de généralisation. Sentant qu’elle est maîtresse du champ de bataille, elle commence à utiliser ses propres méthodes ».

Ne m’en veuillez pas si c’est votre lettre qui provoque chez moi cette association d’idées. Mais quand une chaussure vous va, il faut la porter.

Pour expliquer sa confusion, ses bourdes et ses erreurs, le petit-bourgeois a non seulement besoin de mythes en général, mais aussi en permanence d’une cause du Mal. Vous savez probablement que le Diable n° 1 est l’incarnation mythologique de la faiblesse humaine. Dans la situation mondiale actuelle, qui est plus faible idéologiquement que le petit-bourgeois? Il voit des forces démoniaques dans des choses diverses, en fonction de ses conditions nationales, de son passé historique, et de la place que lui a accordée le destin. Quand c’est si l’on peut dire, un bourgeois sans mélange, la source de toutes les difficultés est à ses yeux les communistes qui veulent voler les paysans et tous les travailleurs honnêtes de façon générale. Si c’est un philistin démocrate, le mal universel lui semble être le fascisme. Dans un troisième cas, ce sont les Boches, les étrangers, les métèques, comme on dit en France. Dans un quatrième cas, ce sont les Juifs, etc., et ainsi de suite à l’infini. Dans notre pays, pour l’apparatchik moyen, la petite bourgeoisie munie d’un porte-document, c’est le « trotskysme » la source universelle du mal. Personnellement vous n’êtes qu’une variété bien intentionnée de ce type. Si Dnieprostroj est mal construit, si Roudzoutak est entraîné par son « expédition dépersonnalisée », si on a provoqué quelques dangereuses complications en utilisant l’article 107 pour corriger précipitamment quelques erreurs faites année après année c’est la faute du « trotskysme ». Et quoi d’autre ? Engels a écrit autrefois que l’antisémitisme était le socialisme des imbéciles. Si l’on applique ce terme à nos conditions, l’« anti-trotskysme » est le communisme de... gens pas très intelligents. En d’autres termes, les auteurs de la mythologie « anti-trotskyste » savent parfaitement ce qui se passe en réalité, mais ils espèrent détourner l’attention des gens simples des erreurs de la direction et les tourner vers la source universelle du Mal dans le monde, à savoir le « trotskysme ». Quelle place occupez-vous personnellement dans cet engrenage de gens qui trompent et de gens qui sont trompés ? Vous êtes quelque part au milieu, faisant fonction de courroie de transmission.

Vous écrivez :

« En tant qu’ami, je vous presse ardemment d’arrêter. Ne soyez pas plus intelligent que le parti. Trompez-vous avec sa majorité, avec cette même majorité de fonctionnaires, d’apparatchiks et de philistins, corrompus et dégénérés; même si cette majorité était réellement dégénérée et corrompue, vous ne seriez en aucun cas capable de la transformer ou de la remplacer par une autre. »

Que ces lignes sont étonnantes ! On ne saurait en imaginer de meilleures. Et vous n’avez d’ailleurs même pas eu à les inventer. Vous avez laissé simplement s’exprimer votre moi ultérieur, le philistin du parti. Aussi permettez-moi de vous (appeler que l’esprit du travail révolutionnaire collectif est une chose et la mentalité de mouton de Panurge du philistin en est une autre. Il faut reconquérir l’esprit du travail collectif révolutionnaire ; l’esprit moutonnier est là, tout prêt, hérité du passé. Vous avez certainement entendu parler de « individualisme », de « comportement aristocratique »’a, etc. ? C’est l’expression en commérages rageurs de la mentalité moutonnière du philistin, d’un côté, des ragots de bureaucrates, de l’autre.

Avant tout, le parti a besoin d’une ligne juste. Il faut savoir comment et aussi oser défendre cette ligne contre la majorité du parti si nécessaire — même contre une vraie majorité et aider ainsi cette majorité à corriger ses erreurs. Si le pire devait se produire, il ne serait même pas si honteux d’avoir tort avec la majorité si la majorité commet elle-même des erreurs, si elle se corrige sur la base de son expérience, et si elle apprend. Mais il c’y a pas de cela le moindre indice. Il y a maintenant longtemps que l’appareil a fait des erreurs pour la majorité et n’a pas permis à la majorité de se corriger. C’est en cela que consiste la quintessence de la « direction » actuelle, c’est cela le cœur et l’âme du stalinisme.

Vous pensez qu’il faut simplement prendre la majorité existante comme elle est. Si le parti avait été imprégné d’un tel esprit, aurait-il été capable de faire la révolution d’Octobre? Aurait-on même pu en rêver ? Non. Cet esprit est le produit des cinq dernières années. Avant la révolution d’Octobre, les éléments collaborationnistes, conciliateurs et opportunistes, avec leur esprit petit-bourgeois sans vigueur ni forme, s’attachaient à d’autres forces : le mouvement culturel libéral, le mouvement légal pour l’éducation, le patriotisme de la période de guerre et le « défensisme révolutionnaire » d’après février. A présent, tous ces éléments relèvent la tête sous le drapeau du « bolchevisme » d’appareil ; ils se sont soudés les uns aux autres et entraînés dans la chasse à l’Opposition, c’est-à-dire au bolchevisme prolétarien.

Combien des actuels vénérables défenseurs d’Octobre, qui « protègent » la révolution contre l’Opposition « anti-soviétique », étaient de l’autre côté de la barricade pendant la révolution d’Octobre? Et après, pendant la guerre civile, combien ont disparu on ne sait où ? Comptez-les. Les opportunistes cherchent toujours à s’appuyer sur une force constituée déjà. Le pouvoir soviétique est une force de ce genre. Tout opportuniste, tout petit-bourgeois ou philistin est attiré par lui, non parce qu’il est soviétique, mais parce qu’il est le pouvoir. Les pseudo-révolutionnaires de toute espèce, les anciens révolutionnaires qui ont été dévorés par le philistin qui sommeillait en eux, les anciens ouvriers des dignitaires qui se pavanent, les Martynov et les Kuusinen d’hier et d’aujourd’hui, se cramponnant au statu quo peuvent se présenter comme des héritiers directs d’Octobre et même croire qu’ils le sont réellement.

Parmi tous ces anciens révolutionnaires, une place particulièrement importante est tenue maintenant par certains qui furent autrefois bolcheviks. Il serait bien de les recenser un jour. Ce sont des gens qui sont venus au bolchevisme aux environs de 1905 comme démocrates révolutionnaires, qui ont quitté le parti au moment de la contre-révolution, qui ont essayé avec quelque succès de s’intégrer dans le régime du 3 juin, qui sont devenus d’éminents ingénieurs, médecins, hommes d’affaires, compères et parents de la bourgeoisie ; qui sont allés comme patriotes dans la guerre impérialiste, avec la bourgeoisie et ont été portés sur la vague des défaites vers la révolution de février, qui ont essayé de se faire la plus grande place possible pour eux-mêmes dans le régime « démocratique », qui ont montré les dents aux bolcheviks perturbateurs de « la paix et de l’ordre », qui ont été des ennemis enragés d’Octobre, qui ont mis leurs espoirs dans l’Assemblée constituante mais qui — quand le régime bolchevique commença à se consolider en dépit de tout — se sont soudain souvenus de 1905, ont reconstitué leurs états de service dans le parti, entrepris la défense de l’ordre nouveau et des nouvelles traditions et qui maintenant attaquent l’Opposition avec les mêmes expressions qu’ils ont employées contre les bolcheviks en 1917. Il y a beaucoup de gens comme ça. Regardez simplement la Société des Vieux-Bolcheviks, dont une bonne moitié, pour ne pas dire plus, est faite de « militants » intransigeants de ce genre, qui ont derrière eux un bref intérim de quelque huit, dix ou douze années passées dans la bourgeoisie.

Ce qui est le plus intolérable pour ces gens qui ont trouvé une situation stable, ont engraissé et sont un peu alourdis mentalement, c’est l’idée de « révolution permanente ». Bien entendu, ils ne pensent pas à 1905 et ne veulent pas ressusciter artificiellement les vieilles luttes fractionnelles reléguées depuis longtemps dans les archives. Peu leur importe Hécube ? Il s’agit bel et bien de notre époque, d’ici et maintenant, il s’agit pour eux de briser la chaîne qui les rattache aux secousses du monde. Ils veulent assurer leur position au moyen d’une politique extérieure « sage », construire ce qu’on peut construire et l’appeler « le socialisme dans un seul pays ». Le philistin veut ordre, tranquillité et un rythme plus modéré tant en économie qu’en politique. Plus tranquille, plus facile. Ne vous excitez pas, nous avons le temps. Ne sautez pas par-dessus les étapes. Le pays est paysan. Et en Chine, il y a 400 millions de paysans « ignorants ». Il faudra un siècle pour industrialiser. Cela vaut-il la peine de nous cogner la tête contre les murs à propos de plates-formes? Vivre et laisser vivre. Voilà ce qui est sous-jacent à la haine contre la « révolution permanente ». Quand Staline disait que les 9/10 du socialisme étaient déjà construits chez nous il donnait une satisfaction suprême à la bureaucratie étroite d’esprit et contente d’elle-même : nous avons construit 9/10 et le 1/10 qui reste nous finirons bien par le construits chez nous, il donnait une satisfaction suprême à la bureaucratie étroite d’esprit et contente d’elle-même : nous avons construit 9/10 et le 1/10 qui reste nous finirons bien par le dirigeant et de l’appareil d’État.

Et vous nous pressez de capituler devant ces philistins, devant cet énorme vomissement historique produit par la révolution d’Octobre encore mal digérée ? Bien, vous vous êtes trompé d’adresse. Vous dites : « Repensez votre position. »