Léon Trotsky : Lettre à E. A. Préobrajensky (2 mars 1928) [Source Léon Trotsky, Œuvres 2e série, volume 1, janvier 1928 à juillet 1928. Institut Léon Trotsky, Paris 1988, pp. 89-93, titre : « L’Insurrection de Canton », voir des annotations là-bas] Cher Camarade, La Pravda publie sur plusieurs numéros un long article intitulé « Signification et Leçons de l’Insurrection de Canton ». Cet article est vraiment remarquable pour l’information précieuse, abondante et de première main qu’il contient, ainsi que pour son exposé lucide des contradictions et de la confusion de nature principielle. Il commence par une évaluation de la nature sociale de la révolution elle-même. Comme nous le savons tous, c’est une révolution bourgeoise-démocratique, ouvrière et paysanne. Hier, elle était censée se dérouler sous le drapeau du Guomindang – aujourd’hui, elle se déroule contre le Guomindang. Mais, selon l’appréciation de l’auteur, le caractère de la révolution et même toute la politique officielle demeurent démocratiques bourgeois. Nous passons ensuite au chapitre qui traite de la politique du pouvoir soviétique. On y trouve affirmé que « dans l’intérêt des ouvriers, le soviet de Canton a adopté des décrets établissant [...] le contrôle ouvrier de la production, organisant ce contrôle par les comités d’usine [...] la nationalisation de la grande industrie, du transport et des banques ». Il poursuit en énumérant les mesures suivantes : « la confiscation de tous les appartements de la grande bourgeoisie pour l’usage des travailleurs »... Ainsi les ouvriers étaient-ils au pouvoir à Canton, à travers leurs soviets. En réalité, tout le pouvoir était aux mains du parti communiste, c’est-à-dire du parti du prolétariat. Le programme comprenait non seulement la confiscation de tous les grands domaines féodaux subsistant en Chine, non seulement le contrôle ouvrier de la production, mais aussi la nationalisation de la grande industrie, des banques et des transports, comme la confiscation des appartements bourgeois et de tous leurs biens pour l’usage des ouvriers. La question se pose : si ce sont là les méthodes d’une révolution bourgeoise, alors à quoi ressemblerait la révolution socialiste en Chine? Quelle autre classe ferait la révolution et par quelles mesures? Nous observons qu’étant donné un développement réel de la révolution, la formule d’une révolution bourgeoise-démocratique, ouvrière et paysanne appliquée à la Chine dans la période actuelle, à l’étape donnée du développement, s’est révélée une fiction creuse, une baliverne. Ceux qui insistaient sur cette formule avant l’insurrection de Canton, et surtout ceux qui insistent sur elle maintenant, après cette insurrection, répètent (dans des conditions différentes) la faute principielle commise par Zinoviev, Kamenev, Rykov et le reste en mai 1917. On peut objecter que le problème de la révolution agraire en Chine n’a pas encore été réglé ! Exact. Mais il n’était pas réglé non plus dans notre pays avant l’établissement de la dictature du prolétariat. Dans notre pays, ce n’est pas la révolution bourgeoise-démocratique, mais la révolution prolétarienne socialiste qui a réalisé la révolution agraire qui, en outre, a été beaucoup plus profonde que celle qui est possible en Chine, du fait des conditions historiques du système chinois de propriété foncière. On peut dire que la Chine n’est pas encore mûre pour la révolution socialiste. Mais ce serait une façon abstraite et sans vie de poser la question. La Russie était-elle alors, en soi, mûre pour le socialisme? La Russie était mûre pour la dictature du prolétariat comme unique méthode pour régler les problèmes nationaux, mais en ce qui concerne le développement socialiste, ce dernier, qui procède des conditions économiques et culturelles d’un pays, est indissolublement lié à tout le développement à venir de la révolution mondiale. Cela s’applique en totalité et en partie à la Chine aussi. Si c’était, il y a huit ou dix mois, une prédiction (quelque peu tardive de ce fait), aujourd’hui, c’est une déduction irréfutable de l’expérience du soulèvement de Canton. Il serait faux de prétendre que l’insurrection de Canton était en gros une aventure et que les rapports de classe s’y reflétaient de façon déformée. En premier lieu, l’auteur de l’article ci-dessus mentionné ne considère nullement l’insurrection de Canton comme une aventure, mais comme une étape tout à fait légitime du développement de la révolution chinoise. Le point de vue officiel général est de combiner l’appréciation de la révolution comme bourgeoise démocratique avec une approbation du programme d’action du gouvernement de Canton. Mais, même du point de vue de l’appréciation de l’insurrection de Canton comme un putsch, on ne pourrait conclure que la formule de la révolution bourgeoise-démocratique soit viable. L’insurrection était incontestablement située à un moment défavorable. Oui. Mais les forces de classe et les programmes qui en découlent inéluctablement ont été révélés dans toute leur légitimité par l’insurrection. La meilleure preuve est qu’il était possible et nécessaire de prévoir d’avance le rapport des forces qui a été révélé par l’insurrection de Canton. Et qu’on l’avait prévu. Cette question est très intimement liée avec la question capitale du Guomindang. En passant, l’auteur de l’article raconte, avec satisfaction apparemment, que l’un des mots d’ordre de combat de l’insurrection de Canton fut le cri de : « A bas le Guomindang ! ». Les drapeaux et les insignes du Guomindang ont été déchirés et foulés aux pieds. Mais encore récemment, même après la « trahison » de Tchiang Kai-chek et après la « trahison » de Wang Jingwei6, nous avons entendu solennellement jurer « Nous ne rendrons pas le drapeau du Guomindang ». Oh, les tristes révolutionnaires ! Les ouvriers de Canton ont mis le Guomindang hors-la-loi, proclamant illégales toutes ses tendances! Qu’est-ce que cela veut dire? Cela veut dire que, pour la solution des tâches nationales fondamentales, on ne peut mettre en avant non seulement la grande bourgeoisie mais aussi la petite en tant que force qui permettrait au parti du prolétariat de résoudre avec élit les tâches de la « révolution démocratique bourgeoise ». Mais « nous » surestimons les millions de paysans et la révolution agraire... Pitoyable objection, car la clé de toute la situation réside précisément dans le fait que la tâche de la conquête de mouvement paysan repose sur le prolétariat, c’est-à-dire directement sur le parti communiste ; et cette tâche ne peut en réalité être résolue autrement qu’elle l’a été par les ouvriers de Canton, à savoir sous la forme de la dictature du prolétariat dont les méthodes, dès le début, se sont transformées en méthodes socialistes, inévitablement. En revanche, le sort général de ces méthodes, aussi bien que celui de la dictature dans son ensemble, est décidé en dernière analyse par le cours du développement mondial ce qui, naturellement, n’exclut pas mais, au contraire, présuppose une politique juste de la part de la dictature prolétarienne, qui consiste à renforcer et développer l’alliance entre les ouvriers et les paysans, et une adaptation par tous les côtés aux conditions nationales, d’une part, et au cours du développement mondial de l’autre. Jouer avec la formule de la révolution bourgeoise-démocratique après l’expérience de l’insurrection de Canton, c’est marcher contre l’Octobre chinois, car, sans une orientation politique générale juste, les soulèvements révolutionnaires ne peuvent vaincre, en dépit de leur héroïsme et de leur esprit de sacrifice. Bien sûr, la révolution chinoise est « passée à une étape supérieure nouvelle » – , mais c’est vrai, non au sens qu’elle va bondir en avant, demain ou après-demain, mais qu’elle a révélé le vide du mot d’ordre de la révolution bourgeoise-démocratique. Engels a dit qu’un parti qui manque une situation favorable et subit en conséquence une défaite, devient une non-entité. Cela s’applique aussi au parti chinois. La défaite de la révolution chinoise n’est en rien moindre que celle d’Allemagne en 1923. Bien entendu il nous faut comprendre la référence à la « non-entité » de façon relative. Bien des choses indiquent que la prochaine période en Chine sera celle d’un reflux de la révolution, d’un lent processus d’assimilation des leçons des plus cruelles défaites ; et par conséquent l’affaiblissement de l’influence directe du parti communiste. Il en découle la nécessité pour ce dernier de tirer de profondes conclusions sur toutes les questions de principes et de tactique. Et c’est impossible sans une discussion ouverte et complète de toutes les fatales erreurs commises jusqu’à présent. Bien entendu cette activité ne doit pas tourner à l’auto-isolement. Il faut garder une main ferme sur le pouls de la classe ouvrière afin de ne pas commettre d’erreur dans l’évaluation du rythme, et non seulement pour identifier la montée d’une nouvelle vague, mais aussi pour la préparer à temps. |
Léon Trotsky > 1928 >