Léon Trotsky : Et maintenant ? Lettre au VIe congrès de l’I.C. (12 juillet 1928) [Source Léon Trotsky, Œuvres 2e série, volume 2, juillet 1928 à février 1929. Institut Léon Trotsky, Paris 1989, pp. 41-107, voir des annotations là-bas] 1. But de cette lettre [L’objet de cette lettre est de faire la clarté, sans rien passer sous silence, sans rien exagérer, la clarté étant une condition indispensable de la politique révolutionnaire.] Cette tentative de convaincre n’aura de sens que si elle est dégagée de toute réticence, de toute duplicité, de toute diplomatie. Cela exige qu’on appelle les choses par leur nom, celles qui sont désagréables et pénibles pour le parti y compris. On a pris l’habitude dans ce cas de pousser les hauts cris et de prétendre que l’ennemi va s’emparer de la critique et l’utiliser. Aujourd’hui, il serait même maladroit de poser la question de savoir si l’ennemi de classe peut glaner le plus de la politique de la direction qui a conduit la révolution chinoise à, ses défaites les plus cruelles, ou des avertissements étouffés de l’Opposition qui ont porté atteinte au faux prestige de l’infaillibilité des dirigeants. On pourrait poser la même question sur le comité anglo-russe, la collecte des blés, le koulak en général, la ligne de la direction de tout parti communiste. Non, ce n’est pas la critique de l’Opposition qui a ralenti la croissance de l’internationale communiste au cours de ces cinq dernières années. Sans doute, dans toute une série de cas, la social-démocratie a-t-elle tenté de glaner quelque profit des critiques faites par l’Opposition. Le contraire eût été étrange. [Il lui reste assez d’esprit et d’adresse pour cela.] La social-démocratie est aujourd’hui un parti parasitaire au sens historique large du terme. Faisant son travail qui consiste à protéger la société bourgeoise par en bas, c’est-à-dire du côté essentiel, la social-démocratie, dans les années d’après guerre et surtout après 1923, quand elle se fut manifestement profondément avilie, a vécu des erreurs et des bévues des partis communistes, de leurs capitulations aux moments décisifs, ou au contraire des tentatives aventuristes pour ressusciter une situation révolutionnaire passée. La capitulation de l’Internationale communiste en 1923, suivie de l’obstination de la direction à ne pas comprendre la signification de cette défaite immense, la ligne ultra-gauchiste des aventuriers de 1924-1925, la politique grossièrement opportuniste de 1926-1927, voilà ce qui renforce la social-démocratie, voilà ce qui lui a permis de recueillir aux dernières élections en Allemagne plus de 9 millions de voix. Dans ces circonstances, évoquer les éléments que la social-démocratie retient parfois des critiques de l’Opposition pour les présenter aux ouvriers, c’est vraiment perdre son temps à des vétilles. La social-démocratie ne serait plus elle-même, si elle n’allait pas plus loin dans ce sens, si elle n’exprimait pas parfois — faisant, au nom de son aile gauche, fonction de soupape de sécurité auprès du parti social-démocrate, qui remplit dans son ensemble le même rôle envers la société bourgeoise — quelque fausse « sympathie » à l’égard de l’Opposition. Elle peut se le permettre aussi longtemps que celle-ci reste une minorité restreinte et opprimée, et pour autant que ces « marques d’intérêt » ne coûtent rien aux social-démocrates et en même temps, par contrecoup, leur valent la sympathie des travailleurs. La social-démocratie actuelle n’a pas et ne peut avoir de ligne à elle dans les questions essentielles. Là c’est la bourgeoisie qui lui dicte sa ligne. Mais si la social-démocratie ne faisait que répéter ce que disent les partis bourgeois, elle cesserait d’être utile à la bourgeoisie. Sur des questions mineures pas actuelles, ou concernant un avenir éloigné, non seulement elle peut, mais elle doit refléter toutes les couleurs de l’arc-en-ciel jusqu’au rouge le plus éclatant. En s’emparant de tel ou tel jugement de l’Opposition, la social-démocratie espère provoquer une scission dans le parti communiste. Mais pour qui a saisi le fonctionnement de ce mécanisme, les tentatives de compromettre l’Opposition sous prétexte qu’un maquignon ou un gauchiste social-démocrate cite une phrase quelconque de notre critique en l’approuvant, manifestent un esprit indigent. En fait, dans toutes les questions quelque peu sérieuses de politique, surtout celles de la Chine et du comité anglo-russe, les sympathies de la social-démocratie sont allées du côté de la politique « réaliste » de la direction, et nullement de notre côté. Mais le jugement général que la bourgeoisie porte elle-même sur les tendances en lutte au sein du parti communiste de l’U.R.S.S. et de l'Internationale communiste est bien plus important encore. La bourgeoisie n’a aucune raison de se dérober ou de dissimuler ce problème. Et ici, il faut dire que tous les organes un peu sérieux, importants, autorisés de l’impérialisme mondial, des deux côtés de l’Océan, voient en l’Opposition leur ennemi mortel ; au cours de toute la dernière période ils ont ou bien exprimé leur sympathie prudente et conditionnelle pour toute une série de mesures de la direction officielle, ou bien ils ont affirmé que la liquidation totale de l’Opposition, son anéantissement complet, (Austen Chamberlain exigeait même des pelotons d’exécution) était le préalable de l’ « évolution normale » du pouvoir des soviets vers le régime bourgeois. Même de mémoire, sans aucune source de référence, on peut signaler de nombreuses déclarations de ce genre : Bulletin d’information de l’industrie lourde française, (janvier 1927), rapports des ministres et milliardaires américains, appréciations du Times, du New York Times, déclaration d’Austen Chamberlain, cette dernière reproduite par de nombreuses publications, entre autres par l’hebdomadaire américain Nation, etc. Le seul fait que la presse officielle du parti ait dû, après de premières tentatives malheureuses, renoncer à communiquer les jugements portés par nos ennemis de classe sur la crise que traversait au cours des derniers mois, et traverse encore à présent notre parti, en est une preuve suffisante. Ces jugements révélaient de façon trop éclatante la nature révolutionnaire de classe de l’Opposition. Nous croyons donc que la clarté gagnerait beaucoup à ce que deux livres, honnêtement composés, soient édités à l’occasion du VIe congrès : un Livre Blanc contenant les échos de la presse capitaliste sérieuse, relatifs aux divergences au sein de l’Internationale communiste et un Livre Jaune avec les appréciations venant de la social-démocratie. En tout cas, la crainte de voir les social-démocrates essayer d’intervenir dans nos discussions ne nous empêchera pas un instant d’indiquer avec clarté et précision ce que nous considérons comme dangereux dans la politique de l’Internationale communiste et ce que nous jugeons salutaire. Nous pouvons écraser la social-démocratie, et nous l’écraserons, pas par la diplomatie, pas en jouant à cache-cache, mais par une politique révolutionnaire juste, qui reste encore à élaborer. Actuellement, avec la publication du Projet de Programme, tous les problèmes fondamentaux, théoriques et pratiques de la révolution prolétarienne internationale doivent naturellement être examinés sous l’angle de ce nouveau projet. En fait, sa tâche consiste à fournir en même temps qu’une méthode théorique pour aborder les questions à étudier, une vérification généralisée et un jugement sur toute l’expérience acquise par l’Internationale communiste. Ce n’est qu’en envisageant ainsi le problème que l’on peut contrôler et juger sainement le projet lui-même, en établissant le degré de justesse des principes, et dans quelle mesure il est complet et viable. Nous avons formulé cette critique, dans la mesure où nous avons eu un peu de temps, dans un document spécial consacré au Projet de Programme. Les problèmes fondamentaux, qu’il nous paraissait le plus essentiel de mettre en lumière dans notre critique, nous les avons groupés dans les trois chapitres suivants : 1. Programme de la révolution internationale ou programme du socialisme dans un seul pays ? 2. Stratégie et tactique de l’époque impérialiste. 3. Bilan et perspectives de la révolution chinoise, ses enseignements pour les pays d’Orient et pour toute l’Internationale communiste. Nous avons essayé d’analyser ces problèmes en examinant l’expérience vivante du mouvement ouvrier international et plus particulièrement celle de l’Internationale communiste au cours des cinq dernières années. Nous en sommes arrivés à conclure à l’inconsistance complète du nouveau projet, profondément imprégné d’éclectisme dans ses bases principielles, manquant de système, incomplet et bâclé dans son exposé. La partie stratégique est caractérisée surtout par sa tendance à éviter les questions profondes et tragiques de l’expérience révolutionnaire des dernières années. Nous ne reviendrons pas ici sur les questions examinées dans le document déjà envoyé au Congrès. Le but de la présente lettre est tout autre, comme on peut déjà le voir par ce qui a été dit. Il touche, peut-on dire, à la conjoncture et à la politique : il s’agit de trouver dans la perspective générale la place exacte occupée par le tournant à gauche, effectué maintenant officiellement, pour tenter d’en faire le point de départ du rapprochement des tendances existant dans le parti communiste de l’U.R.S.S. et dans l’Internationale et qui jusqu’à hier s’écartaient de plus en plus l’une de l’autre. Il ne peut évidemment être question de rapprochement que sur la base d’une parfaite clarté dans les idées et pas du tout de flatterie ou de byzantinisme bureaucratique. Ce revirement s’est manifesté beaucoup plus brutalement dans les problèmes intérieurs de l’U.R.S.S., d’où est partie la poussée même qui l’a produit. Nous avons donc l’intention de consacrer principalement cette lettre aux problèmes de la crise dans le parti communiste de l’U.R.S.S., qui est la conséquence de celle de la révolution soviétique. Mais, étant donné qu’en examinant les questions cardinales de l’État ouvrier, nous ne pouvons en aucune façon nous « abstraire du facteur international », qui a une importance décisive dans tous nos développements et problèmes intérieurs, nous sommes forcés de caractériser brièvement, également dans cette lettre, les conditions et méthodes de travail de l’Internationale communiste en répétant brièvement certaines de nos thèses consacrées au Projet de Programme. Pour conclure ces observations introductives, j’affirme ma ferme conviction que la critique du Projet de Programme, aussi bien que la présente lettre au congrès, seront portées à la connaissance de tous ses membres. J’en ai le droit imprescriptible, ne serait-ce que du fait que le Ve congrès m’a élu membre suppléant du comité exécutif; cette lettre, d’un point de vue formel, est l’exposé des motifs d’appel contre les décisions injustes qui m’ont privé des droits et devoirs dont j’avais été chargé par l’instance suprême de l’Internationale communiste. 2. Pourquoi il n’y a pas eu de congrès de l’Internationale communiste depuis plus de quatre ans Plus de quatre années se sont écoulées depuis le Ve congrès. Durant cette période, la ligne de la direction a changé radicalement, la composition de la direction, aussi bien des divers partis que de l’Internationale communiste dans son ensemble, a été modifiée. Le président a été non seulement éliminé, mais a été exclu du parti; ce n’est qu’à la veille du VIe congrès qu’il a été réadmis. Tout cela s’est effectué sans qu’aucun congrès soit réuni bien qu’il n’y ait eu aucun obstacle à sa convocation. Alors que se posaient les questions les plus vitales du mouvement ouvrier mondial et de la république des soviets le congrès de l’Internationale communiste sembla superflu ; on l’ajourna d’année en année comme s’il était une entrave et un poids mort. On ne le convoqua que quand on estima qu’il se trouverait devant des faits accomplis. Conformément à la lettre et à l’esprit du centralisme démocratique les congrès occupent dans la vie du parti une place décisive. Cette vie a toujours trouvé son expression suprême dans les congrès, dans leur préparation, dans leur travail. A présent les congrès sont devenus un poids mort et une formalité pesante. Le XVe congrès du parti communiste de l’U.R.S.S. a été arbitrairement retardé de plus d’un an. C’est devenu actuellement la règle. Le congrès de l’Internationale communiste est convoqué après un intervalle de quatre années. Et quelles années ! Au cours de ces années, pleines d’événements immenses et de divergences de vues les plus profondes, on a trouvé du temps pour réunir d’innombrables congrès et conférences bureaucratiques, pour les conférences écœurantes du comité anglo-russe, pour les congrès de la décorative Ligue antiimpérialiste, pour le théâtral congrès anniversaire des Amis de l’Union soviétique ; le temps et la place n’ont manqué que pour les trois congrès réguliers de l’Internationale communiste. Pendant la guerre civile et le blocus, quand les délégués étrangers avaient à triompher de difficultés inouïes et que certains d’entre eux périssaient en route, les congrès du parti communiste russe et de l’Internationale communiste étaient convoqués régulièrement, conformément aux statuts et à l’esprit du parti prolétarien. Pourquoi ne le fait-on pas à présent? Prétendre que nous avons maintenant trop de travail « pratique », c’est simplement reconnaître que la pensée et la volonté du parti gênent la besogne de la direction, que les congrès sont une charge inutile dans les affaires les plus sérieuses et les plus importantes. En fait, c’est la voie de la liquidation bureaucratique du parti. Formellement, au cours de ces dernières quatre années et plus, toutes les questions ont été tranchées par le C.E.I.C. ou le présidium; en fait, cependant, elles l’ont été par le bureau politique du parti communiste de l'Union soviétique ou, pour être plus précis, par le secrétariat s’appuyant sur l’appareil du parti qui dépend de lui. Il ne s’agit pas bien entendu ici de l’influence du parti communiste de l’U.R.S.S. dans le domaine des idées. Elle était infiniment plus grande sous Lénine qu'aujourd'hui et elle a une puissante signification créatrice. Non, ce dont il s’agit ici, c’est du tout-puissant secrétariat du C.C. du P.C.U.S. fonctionnant entièrement en coulisses — un phénomène dont il n’y avait même aucun signe sous Lénine et contre lequel Lénine avait mis en garde sévèrement dans ses derniers conseils au parti, L’Internationale communiste a été proclamée l’unique parti international auquel toutes les sections nationales sont entièrement subordonnées. Dans cette question, Lénine a joué jusqu’au bout un rôle modérateur. Plus d’une fois, il a mis en garde contre les tendances bureaucratiques de la direction : il craignait que, si les bases politiques faisaient défaut, le centralisme ne dégénère en bureaucratisme. Le développement de la maturation politique et idéologique des partis communistes a son propre rythme interne, basé sur leur propre expérience. L’existence de l’Internationale communiste et le rôle décisif qu’y a joué le P.C.U.S. peut accélérer ce rythme. Mais cette accélération ne peut être conçue que dans certaines limites impératives. Quand on les dépasse en essayant de substituer des mesures strictement administratives à une activité indépendante, à l’autocritique, à la capacité de s’orienter soi-même, on peut arriver à des résultats diamétralement opposés et c’est effectivement ce qui est arrivé souvent. Pourtant, quand Lénine a abandonné le travail, c’est la manière ultra-centraliste d’aborder les questions qui a prévalu. Le comité exécutif a été proclamé comité central avec les pleins pouvoirs dans le parti mondial uni, uniquement responsable devant ses congrès. Or que voyons-nous en réalité? Les congrès ont cessé d’être convoqués justement au moment où l’on en avait le plus besoin : la révolution chinoise à elle seule aurait justifié la convocation de deux d’entre eux. Théoriquement, le comité exécutif est le centre puissant du mouvement ouvrier mondial, mais, au cours des dernières années, il a été à plusieurs reprises profondément remanié. Certains de ses membres, élus au Ve congrès pour jouer un rôle dans la direction, en ont été éliminés. Il en va de même pour toutes les sections de l’Internationale communiste ou tout au moins les plus importantes. Qui donc a remanié le comité exécutif, responsable uniquement devant le congrès... s’il n’y a pas eu de congrès? La réponse est tout à fait claire. C’est le noyau dirigeant du parti communiste de l’U.R.S.S. qui, chaque fois que sa composition variait, modifiait le comité exécutif au mépris des statuts de l'I.C. et des décisions du Ve congrès. Les modifications au sein du noyau dirigeant du parti communiste de l’U.R.S.S. ont été également effectuées dans le dos, non seulement de l’Internationale communiste, mais aussi du parti communiste de l’U.R.S.S, lui-même, entre les congrès et indépendamment d’eux, par des coups de force de l’appareil. L’ « art » de diriger consistait à mettre le parti devant le fait accompli. Ensuite, le congrès, retardé conformément à un mécanisme opérant en coulisses, était sélectionné de façon à correspondre strictement à la nouvelle composition de la direction, tandis que le noyau dirigeant précédent était tout simplement traité de « sommet anti-parti ». Il serait trop long d’énumérer toutes les étapes les plus importantes de ce processus. Je ne citerai qu’un fait parmi d’autres, mais qui les vaut tous. C’est le groupe de Zinoviev qui dirigeait le Ve congrès, pas seulement de façon formelle, mais réellement. C’est justement ce groupe qui a donné à ce congrès sa note fondamentale, la lutte contre le prétendu « trotskysme ». Les nécessités nées en coulisses et les machinations de cette lutte contribuèrent dans une large mesure à faire dévier toute l’orientation du congrès : elles devinrent la source des plus grosses erreurs des années suivantes. Nous en parlons en détail ailleurs. Il nous suffit ici de signaler que la fraction dirigeante d’aucun parti de l’I.C. n’a été capable de se maintenir du Ve au VIe congrès. Quant au groupe central de cette fraction, il affirma, en la personne de Zinoviev, Kamenev, Sokolnikov et autres, dans la Déclaration de juillet 1926 : « A présent, il ne peut y avoir plus aucun doute quant au fait que le noyau de l’Opposition de 1923 avait eu raison de mettre en garde contre les dangers de s’écarter de la ligne prolétarienne et contre la tendance menaçante de croissance du régime d’appareil ». Il y a plus. A la séance plénière du comité central et de la C.C.C. du 14 juillet 1926, Zinoviev, qui avait été le dirigeant et l’inspirateur du Ve congrès, a déclaré — et sa déclaration, sténographiée, a été de nouveau publiée par le comité central avant le XVe congrès (du parti) que lui, Zinoviev, considérait comme « les principales erreurs qu’il avait commises pendant sa vie » celle de 1917 et sa lutte contre l’Opposition de 1923. « Je considère, disait Zinoviev, la seconde comme plus dangereuse, car l’erreur de 1917, commise du temps de Lénine, a été réparée par Lénine... Tandis que mon erreur de 1923 consistait en ce que... Ordjonikidzé : Pourquoi avez-vous donc bourré le crâne à tout le parti?... Zinoviev : Oui, dans la question du glissement et dans celle de l’oppression bureaucratique de l’appareil, Trotsky eut raison contre nous. » Mais la question du glissement, c’est-à-dire de la ligne politique, et celle du régime existant dans le parti, constitue la somme des divergences. Zinoviev estimait, en 1926, que l’Opposition de 1923 avait raison dans ces questions, et que la plus grande erreur de sa vie, plus grande même que sa résistance au coup d’État d’octobre, avait été sa lutte en 1923-25 contre le « trotskysme ». Pourtant, au cours des tout derniers jours, les journaux ont publié une décision de la commission centrale de contrôle réadmettant Zinoviev et d’autres dans le parti, parce qu’ils ont « renoncé à leurs errements trotskystes ». Toute cette histoire absolument incroyable, et bien qu’elle soit entièrement confirmée par des documents, paraîtra fantastique à nos petits-fils et arrière-petits-fils, ne mériterait peut-être pas d’être mentionnée, s’il ne s’agissait que d’une personne ou d’un groupe, si cette affaire n’était pas intimement liée à la lutte des idées qui s’est livrée dans l’Internationale communiste au cours de toutes les dernières années, si elle ne s’était pas organiquement développée dans les mêmes conditions qui ont permis de se passer de congrès pendant quatre ans, de par la puissance illimitée des méthodes bureaucratiques. Actuellement, on ne dirige pas l’idéologie de l’Internationale communiste, on la gère. La théorie n’est plus un instrument de connaissance et de prévision et est devenue un outil technique d’administration. On attribue à l’Opposition certaines opinions et, se fondant sur ces « opinions », on la juge. On affecte des gens au « trotskysme » et on les rappelle ensuite comme s’il s’agissait de fonctionnaires d’une chancellerie. L’exemple de Zinoviev n’est pas une exception ; il est simplement plus marquant que les autres, car enfin il s’agit tout de même de l'ex-président de l’Internationale communiste, du directeur et de l’inspirateur du Ve congrès. Des bouleversements idéologiques de ce genre accompagnent inévitablement des coups d’État dans l’organisation, qui viennent toujours d’en haut et qui ont pu s’ériger déjà en système, formant en quelque sorte le régime normal non seulement du parti communiste de l’U.R.S.S., mais des autres partis de l’Internationale communiste. Les raisons officielles pour déposer une direction indésirable coïncident rarement avec les motifs véritables. La duplicité dans le domaine des idées est une conséquence inévitable de la bureaucratisation complète du régime. Plus d’une fois au cours de ces années, les éléments dirigeants des partis communistes en Allemagne, France, Angleterre, Amérique, Pologne, etc., ont décidé des mesures opportunistes, monstrueuses. Mais ils sont restés impunis parce que leur position sur les questions intérieures du parti communiste de l’U.R.S.S. leur servait de protection. Voter, et à plus forte raison, hurler contre l’Opposition, c’est s’assurer contre les coups d’en haut. Quant à ceux qui pourraient venir d’en bas, la garantie est fournie par le fait que l’appareil n’est soumis à aucun contrôle. Les derniers exemples sont encore frais dans la mémoire. Jusqu’à une date récente, la direction chinoise de Chen Duxiu, Tan Pingshan et Cie, entièrement menchevique, a joui jusqu’à la toute dernière heure du soutien du comité exécutif de l’Internationale communiste contre la critique de l’Opposition. Rien d’étonnant à cela : lors du VIIe plénum du comité exécutif de l’Internationale communiste Tan Pingshan jurait que : « Dès la première apparition du trotskysme le parti communiste et la jeunesse communiste chinoise adoptèrent à l’unanimité une résolution contre le trotskysme ». Un rôle énorme est joué dans le comité exécutif de l’Internationale communiste lui-même et dans son appareil par des éléments qui ont tant qu’ils ont pu résisté et tenté d’empêcher la révolution prolétarienne en Russie, en Finlande, en Bulgarie, en Hongrie, en Pologne et dans d’autres contrées, mais qui en revanche ont fait à temps leurs preuves dans la lutte contre le « trotskysme ». Tan Pingshan n’est que le disciple de ces éléments : s’il a écopé, tandis que ses patrons étaient épargnés, c’est que le régime de l’irresponsabilité a besoin de temps en temps de boucs émissaires. Il est malheureusement impossible non seulement de contester, mais même de tenter d’atténuer l’affirmation formelle que le trait caractéristique le plus patent, le plus général et en même temps le plus périlleux des cinq dernières années est la croissance graduelle et de plus en plus rapide du bureaucratisme et de l’arbitraire lié à lui non seulement dans le parti communiste de l'U.R.S.S., mais aussi dans toute l’Internationale communiste. Négliger et fouler aux pieds les statuts, opérer continuellement des bouleversements dans l’organisation et dans le domaine des idées, ajourner les congrès et les conférences, qui chaque fois sont mis en présence de faits accomplis, la croissance de l’arbitraire : tout cela n’est pas dû au hasard, tout cela doit avoir des causes profondes. Il serait indigne du marxisme d’expliquer ces phénomènes uniquement ou surtout sur des bases personnelles, lutte de cliques pour le pouvoir, etc. Il va sans dire que tous les facteurs de ce genre jouent un rôle important (voir le Testament de Lénine). Mais il s’agit ici d’un processus si profond et qui dure si longtemps qu’il doit avoir des causes non seulement psychologiques, mais aussi politiques, et c’est le cas. La source principale de la bureaucratisation dans tout le régime du parti communiste de l’U.R.S.S. et de l’Internationale communiste consiste en l’écart toujours grandissant entre la ligne politique de la direction et la ligne historique du prolétariat. Moins ces deux lignes coïncidaient et plus celle de la direction se trouvait réfutée par les événements, moins elle pouvait être appliquée en recourant à des mesures du parti, à la lumière de la critique, plus il fallait l’imposer au parti par en haut, par des procédés d’appareil et même d’État. Mais l’accroissement de l’écart entre la ligne de la direction et la ligne historique du prolétariat, c’est-à-dire la ligne bolchevique, ne peut se produire que sous la pression des classes non prolétariennes. Cette pression a, dans l’ensemble, pris des proportions extraordinaires au cours des cinq dernières années, à travers des oscillations brutales dans les deux sens, aussi bien dans le monde entier qu’à l’intérieur de PU.R.S.S. Plus l’appareil se libérait de la critique et du contrôle de son propre parti et plus la direction devenait sensible et conciliatrice avec les aspirations et les suggestions des classes non prolétariennes transmises par l’appareil. Cela contribuait à déplacer plus encore la ligne politique vers la droite et exigeait par conséquent des mesures bureaucratiques plus rigoureuses encore pour l’imposer à l’avant-garde prolétarienne. Le processus du glissement politique a été ainsi inévitablement complété par des mesures de répression organisationnelle. Dans ces conditions la direction ne tolérait absolument plus la critique marxiste. Le régime bureaucratique est formaliste ; la scolastique est l’idéologie qui lui convient le mieux. Les cinq dernières années ont constitué une période entièrement consacrée à déformer le marxisme et le léninisme en scolastique, à les adapter servilement aux besoins du glissement politique et de l’esprit bureaucratique d’usurpation. « L’intégration du koulak dans le socialisme », l' « Enrichissez-vous ! », les recommandations de « ne pas sauter par-dessus les étapes », le « bloc des quatre classes », les « partis biclassistes », le « socialisme dans un seul pays », toutes ces idées et mots d’ordre du centrisme glissant vers la droite, entraînaient inévitablement avec eux l’application des articles du Code Pénal aux véritables disciples de Marx et de Lénine. Il va sans dire que l’interprétation marxiste des causes de l’appauvrissement scolastique, de la progression du bureaucratisme et de l’arbitraire ne met nullement hors de cause la responsabilité personnelle de la direction, mais au contraire la rend plus lourde encore. 3. La politique de 1923-1927 Incontestablement, un des motifs de l’ajournement répété du VIe congrès fut le désir d’attendre quelque grande victoire internationale. Dans pareils cas les hommes oublient plus facilement les défaites récentes. Mais il ne se produisit aucun succès et ce n’est pas un hasard. Pendant cette période, les capitalismes européen et mondial ont bénéficié d’un nouveau sursis sérieux. La social-démocratie s’est considérablement renforcée depuis 1923. Les partis communistes n’ont grandi que de façon insignifiante, en tout cas infiniment moins que ne le disaient les prophètes qui inspiraient le Ve congrès. Il faut constater que cela vaut tant pour les organisations de l’Internationale communiste que pour leur influence dans les masses. Dans l’ensemble cette dernière est allée déclinant depuis l’automne de 1923 et pendant toute la période envisagée. Il ne se trouvera personne pour dire que les partis communistes ont su, en ces quatre ans, assurer la continuité et la stabilisation de leur direction. Au contraire ces qualités ont été sérieusement compromises dans le parti où elles étaient autrefois le mieux garanties, le parti communiste de l’U.R.S.S. [La République soviétique a fait de sérieux progrès du point de vue économique et culturel au cours de la période écoulée, démontrant au monde pour la première fois la force et l’importance des méthodes socialistes de gestion et surtout les grandes possibilités qu’elles recèlent. Mais ces succès se sont développés sur la base de ce qu’on appelle la stabilisation du capitalisme qui était elle-même le résultat de plusieurs défaites de la révolution mondiale.] Ce fait a non seulement beaucoup aggravé la situation extérieure de la république soviétique, mais encore beaucoup influé sur le rapport des forces à l’intérieur au détriment du prolétariat. [Le fait que l’U.R.S.S. continue à exister, suivant l’expression de Lénine, comme « une marche isolée dans un monde capitaliste », a conduit, du fait de l’existence d’une direction erronée, à des formes de développement de l’économie nationale dans lesquelles les forces et les tendances capitalistes ont acquis une dimension sérieuse et pour mieux dire alarmante. Contrairement aux affirmations optimistes, le rapport de forces interne dans l’économie et en politique a changé au détriment du prolétariat. D’où une série de crises douloureuses desquelles le parti communiste de l’U.R.S.S. n’est pas arrivé à se sortir.] La cause fondamentale de la crise de la révolution d’octobre est le retard de la révolution mondiale provoqué par la série de défaites sévères du prolétariat. Jusqu’en 1923, ce furent les échecs des mouvements et insurrections d’après-guerre confrontés dans un premier temps à l’absence de partis communistes et, plus tard, à leur jeunesse et leur faiblesse. A partir de 1923 la situation a changé profondément. Ce que nous avons sous les yeux, ce ne sont plus de simples défaites du prolétariat, ce sont des déroutes de la politique de l’Internationale communiste. Les erreurs de cette politique en Allemagne, en Angleterre, en Chine et celles de moindre envergure qui ont été commises dans de nombreux pays sont telles qu’il n’est pas possible d’en trouver d’équivalents dans l’histoire du parti bolchevique; pour en trouver l’équivalent, il faut étudier l’histoire du menchevisme dans les années 1905-1917 ou les décennies antérieures. Le retard du développement de l’Internationale communiste est le résultat immédiat de sa politique erronée au cours des cinq dernières années. Il n’est pas question d’en rejeter la responsabilité sur la « stabilisation », sauf à concevoir cette dernière de façon toute scolastique et surtout si l’on veut esquiver ses responsabilités. La stabilisation n’est pas tombée du ciel ; elle n’est pas le fruit d’une modification automatique des conditions de l’économie capitaliste mondiale. Elle est le résultat d’un changement défavorable dans le rapport politique des forces de classe. Le prolétariat a été affaibli par la capitulation de sa direction en Allemagne en 1923; il a été trompé et trahi en Angleterre par une direction avec laquelle l’Internationale communiste continua à faire bloc en 1926; en Chine, la politique du comité exécutif de l’Internationale communiste l’a jeté dans le piège du Guomindang en 1926-27. Voilà les causes immédiates et indiscutables des défaites, et [ce qui n’est pas moins important] les raisons du caractère démoralisant de ces échecs... Tenter de prouver que, même avec une politique juste, les défaites étaient inévitables, c’est verser dans un fatalisme écœurant et renoncer à la compréhension bolchevique du rôle et de l’importance d’une direction révolutionnaire. Les défaites du prolétariat causées par une politique fausse offraient à la bourgeoisie un répit politique. Elle en a profité pour consolider ses positions économiques. [Telles sont les raisons qui furent à l’origine de la période de stabilisation qui commença le jour de la capitulation du parti communiste allemand en octobre 1923.] La consolidation des positions économiques obtenue par la bourgeoisie influence certes à son tour l’ambiance politique, en tant que facteur de stabilisation. Mais la cause fondamentale de la montée du capitalisme pendant la période de stabilisation, au cours des cinq dernières années, est due à ce que la direction de l’Internationale communiste n’a été à aucun moment à la hauteur des événements, Les situations révolutionnaires ne manquèrent pas. Mais, de façon chronique, on ne sut pas en profiter. Ce défaut n’est pas dû au hasard ; il est la conséquence inévitable du cours centriste*, qui peut dissimuler son inconsistance, mais qui provoque inéluctablement des catastrophes lors des tournants brusques d’une période révolutionnaire. [L’évolution interne de l’U.R.S.S. et du parti dirigeant reflète totalement les variations de la situation internationale, réfutant ainsi par l’exemple les nouvelles théories réactionnaires du développement isolé et du socialisme dans un seul pays. Naturellement, le cours de la direction à l’intérieur de l’U.R.S.S. a été le même que celui du comité exécutif de l’I.C. : un centrisme glissant vers la droite. En politique intérieure comme sur l’arène internationale, il a fait beaucoup de mal, très profondément, et a affaibli les positions économiques et politiques du prolétariat.] Pour bien comprendre la signification du tournant qui s’opère en ce moment vers la gauche, il faut bien se rendre compte non seulement de ce glissement de la ligne générale vers le centrisme de droite qui se manifesta avec éclat en 1926-1927, mais aussi de la période antérieure d’ultra-gauchisme de 1923-1925 qui prépara ce glissement. Il s’agit donc de porter un jugement sur les cinq années qui ont suivi la mort de Lénine, [pendant lesquelles, sous la pression des forces de classe hostiles et du fait de l’instabilité et de la courte vue de la direction, on a commencé à modifier, à changer et finalement à vraiment réviser le léninisme aussi bien dans les problèmes intérieurs que dans les questions internationales.] Déjà au temps du XIIe congrès du parti communiste de l’U.R.S.S. au printemps de 1923, deux positions se manifestèrent clairement à propos des problèmes économiques de l’Union soviétique ; elles se sont développées au cours des cinq années suivantes et ont pu être vérifiées à la lumière de la crise de la collecte des grains au cours de l’hiver dernier. La position officielle considérait que le principal danger menaçant l’alliance avec la paysannerie résidait dans un développement prématuré de l’industrie ; elle trouve une confirmation de son point de vue dans la prétendue « crise de vente » de l’automne 1923. Malgré son caractère épisodique, cette crise marqua profondément la politique économique de la direction officielle. Le point de vue que j’avais développé au XIIe congrès estimait au contraire que le danger principal pour la smytchka et la dictature du prolétariat résidait dans les « ciseaux » qui symbolisaient l’écart grandissant entre les prix des produits agricoles et ceux de l’industrie, qui reflétait l’arriération de l’industrie : le maintien et, a fortiori l’aggravation de cette disproportion devaient entraîner inévitablement une différenciation dans l’agriculture et l’artisanat et la croissance générale des forces du capitalisme. J’avais développé très clairement cette analyse au XIIe congrès déjà (au printemps de 1923). C’est également à cette époque qu’on formula (moi notamment) l’idée que, si l’industrie était en retard, les bonnes récoltes deviendraient une source qui alimenterait non le développement socialiste, mais les tendances capitalistes, fournissant ainsi aux capitalistes un instrument de désorganisation de l’économie socialiste. Ces formules fondamentales proposées par les deux parties traversent la lutte des cinq années suivantes, où n’ont cessé de retentir contre l’Opposition d’absurdes accusations réactionnaires comme « Elle a peur du moujik », elle « craint une bonne récolte », elle « redoute l’enrichissement du village », ou, mieux encore, « elle veut piller le paysan » ! Ainsi, dès le XIIe congrès et surtout pendant la discussion de l’automne de 1923, la fraction officielle rejetait les critères de classe et fonctionnait à l’aide de notions comme « la paysannerie » en général, « les bonnes récoltes » en général, « l’enrichissement » en général. Dans cette façon même de traiter cette question, perçait déjà la pression des nouvelles couches bourgeoises qui se formaient sur la base de la Nep, se liaient à l’appareil d’État, résistaient à la répression et cherchaient à ne pas se faire voir à la lumière léniniste. Des événements d’ordre international ont acquis dans ce processus une importance décisive. La seconde moitié de 1923 a été une période d’attente anxieuse de la révolution prolétarienne en Allemagne. La situation fut comprise trop tard. On hésita. De sourdes frictions apparurent au sein de la direction officielle Staline-Zinoviev restant, il est vrai, dans le cadre de la ligne centriste. En dépit de tous les avertissements le changement de tactique ne fut entrepris qu’au dernier moment ; tout se termina par une capitulation effrayante de la direction du parti communiste allemand cédant sans combat à l’ennemi des positions cardinales. Cette défaite avait en elle-même un caractère alarmant. Mais elle prit une signification plus pénible encore parce que la direction du comité exécutif de l’Internationale communiste dans une large mesure responsable de cet échec par sa passivité, ne comprit pas l’ampleur du désastre, n’en estima pas toute la profondeur, simplement ne sut pas la reconnaître. La direction répétait avec obstination que la situation révolutionnaire continuait à se développer et que des batailles décisives allaient être livrées à bref délai. C’est sur la base de ce jugement radicalement faux que le Ve congrès établit son orientation vers le milieu de 1924. De son côté l’Opposition, pendant la seconde moitié de 1923, sonna l’alarme à propos du dénouement politique qui approchait, exigea un cours qui se dirige vraiment vers l’insurrection et rappela avec ténacité que, dans de pareils moments historiques, quelques semaines, parfois quelques jours, décident du sort de la révolution pour plusieurs années. En revanche pendant les six mois qui précédèrent le Ve congrès, l’Opposition répéta obstinément que la situation révolutionnaire était déjà passée ; que la voilure devait être modifiée en comptant sur un vent contraire et non pas favorable, que ce n’était pas l’insurrection qui était à l’ordre du jour mais des batailles défensives contre un ennemi passé à l’offensive, l’union des masses pour des revendications partielles, la création de points d’appui dans les syndicats, etc. Mais la claire compréhension de ce qui s’était passé, et de ce qui était imminent, fut qualifiée de « trotskysme », condamné comme « liquidationnisme ». Le Ve congrès de façon spectaculaire s’orienta vers l’insurrection en plein reflux politique ; il dérouta ainsi d’un coup tous les partis communistes et sema la confusion. 1924, l’année du revirement brusque et net vers la stabilisation devint l’année des aventures en Bulgarie, en Estonie, du cours ultra-gauchiste en général, qui se heurtait de plus en plus à la marche des événements. C’est à partir de ce moment que l’on commence à chercher en dehors du prolétariat des forces révolutionnaires toutes faites, d’où idéalisation de partis pseudo-paysans, flirt avec Raditch et LaFollette, exagération du rôle de l’Internationale paysanne au détriment de l’Internationale syndicale rouge, faux jugement sur la direction des Trade-Unions, amitié au-dessus des classes avec le Guomindang, etc. Toutes ces béquilles, sur lesquelles le cours ultra-gauche tenta en aventurier de s’appuyer, devinrent par la suite les fondements essentiels du cours ouvertement de droite qui se substitua au premier, quand les ultra-gauchistes incapables de se retrouver dans la situation réelle, se brisèrent contre le processus de stabilisation de 1924-25. La défaite du prolétariat allemand fut le choc qui déclencha en automne 1923 une discussion qui avait pour tâche, dans la conception de la direction officielle du parti communiste de l’U.R.S.S., d’approuver en politique intérieure le cours de l’adaptation passive aux processus économiques spontanés (lutter contre la « super-industrialisation », ridiculiser le principe du plan, etc.); face aux problèmes internationaux, il s’agissait avant tout de dissimuler qu’on avait laissé échapper la plus évidente des situations révolutionnaires. Pourtant, la défaite du prolétariat allemand avait pénétré la conscience des masses, sur-tendue par l’attente anxieuse de 1923. La capitulation de la direction allemande introduisit dans les rangs des ouvriers non seulement en Allemagne, mais en U.R.S.S. et ailleurs des éléments d’amertume sceptique à l’égard de la révolution mondiale en général. Vinrent s’ajouter les défaites de Bulgarie et d’Estonie. Vers le milieu de 1925 il fallut enfin admettre officiellement l’existence de la stabilisation (un an et demi après son début visible); cela fut fait à un moment où apparaissaient déjà en elle de profondes fissures (en Angleterre, en Chine). Un certain désappointement à l’égard de la révolution mondiale qui s’empara également en partie des masses, poussa la direction centriste vers des perspectives strictement nationales, bientôt misérablement couronnées par la théorie du socialisme dans un seul pays. L’ultra-gauchisme de 1924-25, incapable de comprendre la situation, fut d’autant plus brutalement supplanté par un passage à droite qui, sous l’estampille de la théorie « de ne pas sauter par-dessus les étapes », fit appliquer une politique d’adaptation à la bourgeoisie coloniale, à la démocratie petite-bourgeoise, à la bureaucratie syndicale, aux koulaks, baptisés de « puissants paysans moyens » et aux fonctionnaires, sous prétexte d’« ordre » et de « discipline ». La politique centre-droite qui gardait les apparences du bolchevisme dans des questions secondaires fut balayée par le flot de grands événements et trouva son couronnement désastreux et strictement menchevique dans les questions de la révolution chinoise et du comité anglo-russe. [Jamais au cours de toute l’histoire révolutionnaire, le centrisme n’avait encore décrit de courbe aussi parfaite de montée et de descente ; on peut douter qu’il puisse encore en décrire une semblable, car il avait à sa disposition les puissantes ressources de l’Internationale communiste dans le domaine matériel et celui des idées ; il put se prémunir contre toute résistance, même contre toute critique, par tous les moyens dont dispose l’État prolétarien.] Les conséquences objectives de la politique du comité exécutif de l’Internationale communiste donnèrent à la stabilisation de nouvelles ressources qui l’alimentèrent, ajournèrent à nouveau la révolution, et aggravèrent terriblement la situation internationale de I’U.R.S.S. C’est au cours de la lutte des deux tendances, qui commença en 1923, que surgit la question du rythme de la construction socialiste qui lia, au point de vue théorique, en un nœud solide les divergences de vues dans les questions intérieures et internationales. La direction officielle, abusée par les illusions de la période de reconstruction (1923-27) sur la base d’un capital de fondation tout prêt, enlevé à la bourgeoisie, glissait de plus en plus vers la position du développement économique isolé comme un but en soi. Et c’est justement sur cette erreur des plus grossières que grandit ensuite, grâce aux coups portés par les défaites internationales, la théorie du socialisme dans un seul pays. La rupture avec l’économie mondiale fut prêchée précisément au moment où l’achèvement de la période de reconstruction rendait de plus en plus irrésistible le besoin de liaison avec l’économie mondiale. La question du rythme de notre développement économique n’a pas été du tout posée par la direction officielle. Cette direction n’a pas le moins du monde compris que l’économie soviétique était soumise par le marché mondial à un examen d’autant plus sévère, qu’elle était de plus en plus obligée de se lier avec ce marché par l’exportation et l’importation. Quand nous signalions inlassablement que l’allure de la construction soviétique est conditionnée par l’économie et la politique mondiales, les dirigeants et les inspirateurs de la ligne officielle nous répondaient : « II n’y a aucun besoin de mêler le facteur international à notre développement socialiste. » (Staline) ou bien : « Nous construisons le socialisme ne serait-ce qu’à une allure de tortue. » (Boukharine). Si on n’a pas peur de suivre cette idée jusqu’à sa conclusion, à savoir qu’il « n’y a aucun besoin de mêler le facteur international » à la question de l’allure de notre développement économique, on verra que cela signifie simplement, qu’il n’y a aucun besoin de « mêler » l’Internationale communiste au sort de la révolution d’Octobre, car justement l’Internationale communiste n’est rien d’autre que l’expression révolutionnaire du « facteur international ». Mais, précisément, le centrisme ne poursuit jamais ses idées jusqu’au bout. La question du rythme a évidemment une importance décisive, non seulement en économie, mais surtout en politique, qui est de I’ « économie concentrée ». Si, dans les affaires intérieures, nous prenions du retard du fait d’une façon erronée d’aborder l’économie, la retardant de plus en plus de peur d’avancer trop vite, en revanche, devant les problèmes de la révolution internationale, la perte de vitesse systématique était due à l’incapacité des centristes à comprendre pleinement la situation révolutionnaire et en profiter au moment critique. Ce serait certes faire preuve de vain pédantisme que d’affirmer que le prolétariat d’Allemagne avec une direction juste, aurait certainement pris et gardé le pouvoir ; ou que le prolétariat anglais, si la direction avait vu juste, aurait certainement renversé le conseil général et ainsi hâté considérablement l’heure de la victoire prolétarienne; ou que le prolétariat chinois, si on ne l’avait pas trompé en l’obligeant à se ranger sous le drapeau du Guomindang, aurait parachevé victorieusement la révolution agraire et se serait certainement emparé du pouvoir en entraînant avec lui les paysans pauvres. Mais la porte était ouverte à ces trois éventualités, et même largement ouverte en Allemagne. Au contraire, la direction, négligeant la lutte de classes, renforçait l’ennemi au détriment de sa propre classe et ainsi faisait tout pour assurer la défaite. La question du rythme est décisive dans toute lutte, à plus forte raison dans une lutte d’envergure mondiale. Le sort de la république des soviets ne peut être séparé de celui de la révolution mondiale. Personne n’a mis à notre disposition siècles ni décennies pour nous en servir sans contrôle. La question est tranchée par la dynamique de la lutte, dans laquelle l’ennemi profite de chaque erreur, de chaque bévue et occupe chaque pouce de terrain non défendu. [En l’absence d’une politique économique juste, la dictature prolétarienne en U.R.S.S. s’écroulera, faute d’avoir pu attendre suffisamment pour être secourue du dehors, ce qui causera un dommage infini au prolétariat international.] En l’absence d’une politique juste de l’Internationale communiste la révolution mondiale aura un retard historique indéterminé. Or, c’est le temps qui décide. Ce qui est perdu par la révolution mondiale est gagné par la bourgeoisie. La construction du socialisme est un combat entre l’État soviétique et pas seulement la bourgeoisie de l’intérieur, mais aussi la bourgeoisie mondiale, livré sur la base de la lutte de classe mondiale. Si la bourgeoisie arrachait au prolétariat mondial un nouveau grand délai historique, avec la puissante avance de sa technique, de sa richesse, de son armée et de sa marine, elle culbuterait la dictature soviétique ; [c’est déjà une question de second ordre que de savoir si elle y parviendrait par des moyens économiques, politiques, militaires, ou par une combinaison des trois méthodes]. [Le temps est un facteur décisif et pas seulement important. Il n’est pas vrai que nous pourrons construire « le socialisme intégral » si l’Internationale communiste continue la politique qui a trouvé son expression dans la capitulation du parti allemand en 1923, dans le putsch estonien en 1924, dans les erreurs de l'ultra-gauchisme en 1924-25, dans la honteuse comédie du comité anglo-russe en 1926, dans la piètre politique de la direction polonaise en 1926, dans la série ininterrompue de fautes qui firent périr la révolution chinoise de 1925-27-28. La théorie du socialisme dans un seul pays nous habitue à considérer ces erreurs avec indulgence, comme si nous avions devant nous autant de temps que nous voulons. Erreur profonde !] Le temps est un facteur décisif de la politique, surtout lors des revirements brusques de l’histoire, quand une lutte à mort se déroule entre deux systèmes. Nous devons disposer du temps avec une très grande économie : l’Internationale communiste ne résisterait pas à cinq années nouvelles de fautes semblables à celles qui ont été commises par sa direction depuis 1923. Elle tient grâce à l’attrait qu’exercent sur les masses la révolution d’Octobre et le drapeau de Marx et de Lénine ; mais elle a vécu ces derniers temps sur son capital. L’Internationale communiste ne résistera pas à cinq nouvelles années de pareilles fautes. Or, si l’Internationale communiste s’écroule, l’U.R.S.S. ne tiendra pas longtemps non plus. Les psaumes bureaucratiques proclamant que les 9/10 du socialisme seraient déjà réalisés dans notre pays (Staline) nous apparaîtront alors comme un stupide verbiage. Certes, même en ce cas, la révolution prolétarienne saurait en fin de compte se frayer des voies nouvelles vers la victoire. Mais quand? Et au prix de quels sacrifices, de quelles victimes innombrables? La nouvelle génération de révolutionnaires internationaux devrait renouer le fil rompu de l’héritage et conquérir à nouveau la confiance des masses dans le plus grand événement de l’histoire, lequel peut être compromis par un enchaînement ininterrompu de fautes, de bouleversements et de falsifications dans le domaine des idées. Ces paroles doivent être dites nettement et distinctement à l’avant-garde prolétarienne internationale, sans nulle crainte des inévitables hurlements, hululements et persécutions de ceux dont l’optimisme ne tient que parce qu’ils ferment les yeux peureusement, pour ne pas voir la réalité. Voilà pourquoi pour nous la politique de l’Internationale communiste domine toutes les autres questions. [Sans une politique internationale juste, tous les succès économiques possibles de FU.R.S.S. ne sauveront pas la révolution d’Octobre et ne mèneront pas au socialisme. Pour parler plus exactement, sans politique internationale juste, il ne peut non plus y avoir de politique juste dans les affaires intérieures, car la ligne est une. La manière fausse avec laquelle un président de comité exécutif cantonal de soviet aborde le koulak n’est qu’un petit anneau de la chaîne dont les gros chaînons sont constitués par l’attitude des syndicats russes avec le conseil général, ou du comité central du parti communiste de l’U.R.S.S. à l’égard de Tchiang Kai-chek et Purcell.] La stabilisation de la bourgeoisie européenne, le renforcement de la social-démocratie, le retard de la croissance des partis communistes, le renforcement des tendances capitalistes en U.R.S.S., le déplacement vers la droite de la politique de la direction du parti communiste de l’U.R.S.S. et de l’Internationale communiste, le progrès de la bureaucratie dans tout le régime, une campagne effrénée contre l’aile gauche, traquée jusqu’à devenir Opposition : tous ces processus sont indissolublement liés entre eux, caractérisant une période d’affaiblissement, certes provisoire, mais profond, des positions de la révolution prolétarienne, de pression des forces ennemies sur l’avant-garde prolétarienne. 4. Radicalisation des masses et questions de direction Le plénum de février du comité exécutif de l’Internationale communiste (1928) a fait une tentative incontestable de tournant à gauche, c’est-à-dire vers les opinions défendues par l’Opposition, sur deux questions de la plus haute importance : la politique des partis communistes anglais et français. On pourrait attribuer à ce revirement, malgré toute son incohérence, une importance décisive, et non pas seulement symptomatique, s’il avait été accompagné de l’application de la règle fondamentale de la stratégie de Lénine : condamner une politique erronée pour frayer la voie à une politique juste. Celle du front unique en France, en Allemagne et dans d’autres pays, était orientée selon la ligne du comité anglo-russe. Le cours de ce dernier fut presque aussi funeste pour le parti communiste anglais que le cours du Guomindang le fut pour le parti communiste chinois. En ce qui concerne la résolution sur la question chinoise, non seulement elle consacre toutes les erreurs commises, mais elle en prépare de nouvelles, non moins cruelles. La résolution du plénum de février sur la question russe reflète bien mieux le régime de l’Internationale communiste qu’une ligne politique quelconque. Il suffira de dire que cette résolution contient l’affirmation suivante : « Les trotskystes avec la social-démocratie misent sur le renversement du pouvoir des Soviets. » Les hommes qui docilement lèvent la main pour voter de pareilles affirmations sans en croire le premier mot (car seul un idiot fini peut croire que l’Opposition mise sur le renversement du pouvoir des soviets), ces hommes-là ne trouvent pas toujours le courage, comme en témoigne l’expérience, de lever la main dans une lutte résolue contre l’ennemi de classe. Dans l’ensemble le plénum de février symbolise une tentative contradictoire de virer à gauche. Du point de vue politique, cette tentative repose sur un déplacement incontestable qui s’opère dans l’état d’esprit des grandes masses de la classe ouvrière, principalement en Europe et surtout en Allemagne. Il ne peut être question d’avoir une direction juste sans comprendre clairement le caractère de ce déplacement et les perspectives qu’il ouvre. Dans son discours, ou plutôt dans la bordée d’injures que Thälmann lança à l’adresse de l’Opposition, il déclara lors du plénum de février du comité exécutif de l’Internationale communiste : « Les trotskystes ne voient pas la radicalisation de la classe ouvrière internationale et ne remarquent pas que la situation devient de plus en plus révolutionnaire. » Ensuite il passe, comme il convient, à la démonstration rituelle tendant à prouver qu’avec Hilferding, nous serions en train d’enterrer la révolution mondiale. On pourrait laisser de côté ces contes d’enfants s’il ne s’agissait pas d’un parti de l’Internationale communiste, occupant la seconde place au point de vue effectifs, représenté au comité exécutif de l’Internationale communiste par Thälmann. Quelle est cette radicalisation de la classe ouvrière que l’Opposition n’aperçoit pas? C’est ce que Thälmann et beaucoup d’autres avec lui avaient déjà appelé « radicalisation » en 1921, en 1925, en 26 et en 27. La baisse d’influence du parti communiste, après sa capitulation de 1923, et la croissance de la social-démocratie n’existaient pas pour eux. Ils ne se demandaient même pas quelles étaient les causes de ces phénomènes. Il est difficile de parler à un homme qui ne veut pas apprendre les premières lettres de l’alphabet politique. Malheureusement il ne s’agit pas de Thälmann seul qui n’a aucune importance par lui-même. Sémard ne vaut pas mieux. Le IIIe congrès fut une véritable école de stratégie révolutionnaire. Il apprit à distinguer. C’est la première condition, dans n’importe quel travail. Il y a des périodes de flux et des périodes de reflux. Les unes et les autres passent, à leur tour, à travers diverses phases de développement. Il faut, du point de vue de la tactique, adapter sa politique à chacun des stades parcourus, tout en maintenant en même temps la ligne vers la conquête du pouvoir et en se tenant prêt, pour ne pas être pris à l’improviste au cas d’un changement brusque de la situation. Le Ve congrès a mis sens dessus dessous les enseignements du IIIe. Il a tourné le dos à la situation objective; Il a substitué à l’analyse des événements un mot d'ordre d’agitation à l’emporte-pièce : « La classe ouvrière se radicalise, la situation devient de plus en plus révolutionnaire. » En réalité ce n’est que depuis l’année dernière que la classe ouvrière d’Allemagne a commencé à se remettre des conséquences de la défaite de 1923. L’Opposition l’a constaté la première. Il est dit, dans un document publié par nous, et auquel Thälmann a fait justement référence : « Il y a incontestablement dans la classe ouvrière européenne un déplacement vers la gauche. Il se manifeste par une accentuation des luttes grévistes et un accroissement du nombre des voix communistes. Mais ce n’est là que la première étape du déplacement. Le nombre des électeurs social-démocrates, croit, parallèlement à celui des votes communistes, dépassant même en partie ce dernier. Si le processus se développe et s’approfondit, il entrera dans la phase suivante quand le déplacement commencera de la social-démocratie au communisme. » Pour autant que les données relatives aux dernières élections en Allemagne et en France permettent d’en juger, cette appréciation de la position de la classe ouvrière européenne et surtout allemande, peut être considérée comme presque indiscutable. Malheureusement la presse de l’Internationale communiste, y compris celle du parti communiste de l’U.R.S.S. ne fournit pas d’analyse sérieuse, approfondie, documentée et illustrée par des chiffres, de l’état d’esprit et des tendances du prolétariat. La statistique, quand on s’en sert, est simplement ajustée à une tendance déterminée pour préserver le « prestige » de la direction. On passe continuellement sous silence des données de fait d’une importance exceptionnelle, pour l’établissement du graphique du mouvement ouvrier pour la période 1923-28, quand elles s’opposent aux jugements et directives erronées. Tout cela fait qu’il est extrêmement difficile de juger de la dynamique de la radicalisation des masses, de son rythme, de son envergure, de ses possibilités. Thälmann n’avait nullement le droit de dire au plénum de février du comité exécutif de l’Internationale communiste que... « les trotskystes ne voient pas la radicalisation de la classe ouvrière internationale ». Non seulement nous avions vu la radicalisation du prolétariat européen mais, dès la fin de l’année passée, nous en avions tiré une appréciation de la conjoncture qui a été entièrement confirmée par les élections de mai au Reichstag. La radicalisation traverse sa première phase et, jusqu’à présent, dirige les masses vers la social-démocratie. En février, Thälmann ne voulait pas le voir : il disait : « La situation devient de plus en plus révolutionnaire. » Une expression aussi générale n’est qu’une phrase creuse. Peut-on dire que « la situation devient de plus en plus ( ?) révolutionnaire » si la social-démocratie, le soutien principal du régime bourgeois, progresse ? Pour se rapprocher d’une situation révolutionnaire, « la radicalisation » des masses doit en tout cas traverser au préalable la phase dans laquelle les ouvriers passeront de la social-démocratie au parti communiste. Cela se produit déjà partiellement actuellement. Mais la direction principale du mouvement n’est encore nullement celle-là. Prendre un stade primaire de radicalisation, encore à moitié pacifiste, à moitié collaborationniste, pour une phase révolutionnaire, c’est aller au-devant d’erreurs cruelles. Il faut apprendre à distinguer. Celui qui répète d’année en année : « Les masses se radicalisent, la situation est révolutionnaire », celui-là n’est pas un dirigeant bolchevique, mais un agitateur verbeux; il est certain qu’il ne reconnaîtra pas la révolution quand celle-ci arrivera réellement. La social-démocratie est le soutien principal du régime bourgeois. Mais ce soutien est plein de contradictions. Si les ouvriers passaient du parti communiste à la social-démocratie, on pourrait parler avec certitude de la consolidation du régime bourgeois. Il en était ainsi en 1924. Alors, Thälmann et autres dirigeants du Ve congrès ne le comprenaient pas et répondaient par des injures à nos arguments et conseils. A présent, la situation est différente. Le parti communiste grandit à côté de la social-démocratie, mais pas encore à son détriment. Les masses affluent parallèlement vers les deux partis; jusqu’à présent le courant qui va vers la social-démocratie est plus fort. L’abandon des partis bourgeois par les ouvriers et le réveil qui secoue leur apathie politique, ces processus essentiels de la phase actuelle de la radicalisation, ne correspondent évidemment pas à un renforcement de la bourgeoisie. Mais la croissance de la social-démocratie ne caractérise pas non plus une situation révolutionnaire. II faut apprendre à distinguer. Comment qualifier alors la situation présente? Situation transitoire, pleine de contradictions, pas encore différenciée, renfermant encore des virtualités différentes. Il faut suivre avec vigilance le développement ultérieur de ce processus, sans s’étourdir par des phrases à l’emporte-pièce et en se tenant prêt au cas où la situation changerait brusquement. La social-démocratie n’est pas seulement satisfaite de l’accroissement du nombre de ses électeurs ; elle suit avec une grande anxiété l’afflux des ouvriers, qui lui crée de grandes difficultés. Avant que les travailleurs ne se mettent à passer en masse de la social-démocratie au parti communiste (et la venue de ce moment est inévitable), il faut s’attendre à ce que se produisent de nouvelles frictions au sein de la social-démocratie elle-même, la formation de nouveaux groupements profondément dressés les uns contre les autres, de nouvelles scissions, etc. Cela ouvrira probablement le champ à des opérations de manœuvre, actives, offensives, du parti communiste sur la ligne du « front unique » pour accélérer la différenciation révolutionnaire au sein des masses, c’est-à-dire avant tout arracher les ouvriers à la social-démocratie. Mais, malheur si les « manœuvres » du parti communiste se réduisent à regarder de nouveau dans la bouche des social-démocrates « de gauche » (et ils peuvent aller encore très à gauche), en attendant que les dents de sagesse leur poussent. Nous avons vu des « manœuvres » de ce genre pratiquées en petit en Saxe en 1923, et en plus grand en Angleterre, en Chine en 1925-27. Dans tous les cas, elles firent manquer l’occasion révolutionnaire, provoquant ainsi de grandes défaites. L’opinion de Thälmann ne lui appartient pas en propre ; on le voit d’après le projet de programme où il est dit : « Le processus de la radicalisation des masses qui s’accentue, la croissance de l’influence et de l’autorité des partis communistes..., tout cela montre nettement qu’une nouvelle montée révolutionnaire grandit dans les centres de l’impérialisme. » Comme généralisation sur laquelle fonder un programme, c’est radicalement faux. L’époque de l’impérialisme et des révolutions prolétariennes a déjà connu et connaîtra encore à l’avenir non seulement « un processus de radicalisation qui s’accentue », mais aussi des périodes où les masses glissent à droite; non seulement de croissance de l’influence des partis communistes, mais aussi de déclin provisoire en cas d’erreurs, de défaites, de capitulations. S’il s’agit d’un jugement du point de vue de la conjoncture, plus ou moins vrai au cours de la période considérée pour certains pays, mais nullement pour le monde entier, alors la place de ce jugement est dans une résolution et non dans un programme. Celui-ci est écrit pour l’ère des révolutions prolétariennes. Malheureusement, au cours de ces cinq ans, la direction de l’Internationale communiste n’a pas fait preuve de compréhension en matière de dialectique quant au développement et à la disparition des situations révolutionnaires. Elle en est restée à une scolastique permanente sur la « radicalisation », sans méditer à fond les étapes vivantes de la lutte du prolétariat mondial. En raison de la défaite de l’Allemagne dans la grande guerre, la vie politique de ce pays se distinguait par le caractère spécial de ses crises; cela plaça chaque fois l’avant-garde du prolétariat allemand devant des situations lourdes de responsabilités. La cause immédiate des défaites subies par cette classe ouvrière pendant les cinq années qui suivirent la guerre fut l’extraordinaire faiblesse du parti révolutionnaire ; au cours des cinq années suivantes, ce furent les erreurs de la direction. En 1918-19 il manquait encore presque entièrement à la situation révolutionnaire un parti prolétarien révolutionnaire. En 1921 quand le reflux se produisit, le parti communiste qui était déjà assez fort, tenta de provoquer une révolution malgré l’absence de prémisses immédiates. Le travail préparatoire (« la lutte pour les masses ») qui suivit fit naître dans le parti une déviation de droite. La direction, dépourvue d’envergure révolutionnaire et d’initiative, se brisa devant la rupture brusque de toute la situation se déplaçant vers la gauche (automne 1923). La droite fut remplacée par la gauche, dont la prédominance toutefois coïncida déjà avec le reflux de la révolution. Mais on ne veut pas le comprendre et on maintient avec obstination « le cours vers l’insurrection ». De là naissent de nouvelles erreurs qui affaiblissent le parti et amènent le renversement de la direction de gauche. Le comité central actuel, s’appuyant en secret sur une partie des « droitiers », a lutté tout le temps avec acharnement contre la gauche, tout en répétant mécaniquement que les masses se radicalisaient, que la révolution était proche. L’histoire de l’évolution du parti communiste allemand offre un tableau d’alternance brusque de fractions prenant le pouvoir conformément aux divers segments du graphique politique : chaque groupe dirigeant, à chaque angle aigu du diagramme de la politique, vers le haut ou vers le bas, c’est-à-dire vers une « stabilisation » provisoire ou vers une crise révolutionnaire, fait faillite et cède la place au groupe concurrent. Il se trouva que le groupe de droite avait comme faiblesse l’incapacité de savoir, en cas de changement de situation, aiguiller toute l’activité dans la voie de la lutte révolutionnaire pour la conquête du pouvoir. En revanche la faiblesse du groupe de gauche était due à ce qu’il ne savait pas reconnaître et ne comprenait pas la nécessité de mobiliser les masses pour des revendications transitoires, surgissant en raison de la situation objective pendant la période de préparation. Le côté faible d’un groupe était complété symétriquement par les défauts de l’autre. La direction étant remplacée, lors de chaque rupture de la situation, les cadres dirigeants du parti ne pouvaient pas conquérir une expérience plus vaste, s’étendant à la montée et au déclin, au flux et au reflux, au louvoiement et à l’assaut. Une direction vraiment révolutionnaire ne peut s’éduquer si elle ne comprend pas notre époque de changements soudains et de tournants brusques. Une sélection faite au hasard de dirigeants nommés comporte inévitablement le danger d’une nouvelle faillite de la direction à la première grande crise sociale. Diriger c’est prévoir. Il faut à temps cesser de flatter Thâlmann, uniquement parce qu’il ramasse dans la fange les mots les plus grossiers pour les lancer à l’Opposition, comme au VIIe plénum on flatta Tan Pingshan simplement parce qu’il traduisait en chinois les injures de Thâlmann. Il faut dire au parti allemand que le jugement porté en février sur la situation politique par Thâlmann est grossier, sommaire, faux. Il faut reconnaître ouvertement les fautes de stratégie et de tactique commises pendant les cinq dernières années et les étudier consciencieusement, avant que les blessures qu’elles ont causées ne guérissent : les enseignements de la stratégie ne peuvent s’enraciner que quand ils suivent pas à pas les événements. Il faut cesser de déplacer les dirigeants des partis, pour les punir des fautes commises par le comité exécutif de l’Internationale communiste ou parce qu’ils n’approuvent pas le G.P.U. quand il châtie des révolutionnaires prolétariens (Belgique). Il faut laisser les jeunes cadres se tenir sur leurs propres jambes, les aider' sans les commander. Il faut cesser de « nommer » des chefs simplement d’après leur certificat de bonne conduite (c’est-à-dire s’ils sont contre l’Opposition). Il faut, une fois pour toutes, renoncer au système des comités centraux de protection. 5. Comment se prépara le déplacement vers la gauche qui se produit actuellement au sein du parti communiste de l’U.R.S.S. [Il était indispensable que nous esquissions dans ce résumé la politique et le régime de l’Internationale communiste pour trouver la juste place qui revient au déplacement à gauche. Ce déplacement a surgi directement des conditions qui ont causé la crise économique de l’U.R.S.S. Étant donné qu’il se développe suivant une ligne touchant surtout aux questions intérieures, il est indispensable que nous examinions de plus près, avec plus d’attention, comment ces questions se sont présentées dans le passé, jusqu’à hier, et ce que les dernières résolutions et mesures du comité central du parti communiste de l’U.R.S.S. (bolchevique) y introduisent de nouveau. C’est seulement ainsi que se dessinera sous nos yeux la ligne juste de la politique à suivre désormais.] Les difficultés tout à fait exceptionnelles subies cette année dans le stockage des blés ont une importance énorme non seulement sur le plan économique, mais également politique et du parti. Ce n’est pas par hasard qu’elles ont déclenché le tournant de gauche. D’autre part, en elles-mêmes ces difficultés établissent le bilan d’une vaste période de la politique économique et de la politique générale. La transition du communisme de guerre à l’économie socialiste n’aurait pu se faire sans de grandes retraites que si la révolution prolétarienne s’était immédiatement étendue aux pays avancés. Le retard de cette extension nous amena à la grande retraite de la Nep, retraite profonde et durable, au printemps 1921. Les proportions de cette retraite indispensable ont été établies non seulement par la réflexion théorique, mais aussi en tâtonnant dans la pratique. Déjà à l’automne 1921 il a fallu reculer encore plus. Le 29 octobre 1921, c’est-à-dire 7 mois après le début de la Nep, Lénine disait à la conférence provinciale du parti à Moscou : « Dans ce passage à la Nep [...] sommes-nous allés assez loin pour commencer déjà, après avoir arrêté notre retraite, à nous préparer à l’offensive? Non, nous ne sommes pas allés assez loin. [...] Nous avons le devoir de le reconnaître maintenant, si nous ne voulons pas nous cacher la tête sous l’aile, si nous ne voulons pas faire semblant de ne pas voir notre défaite, si nous ne craignons pas de regarder le danger en face. Nous devons avouer que la retraite a été insuffisante, qu’il faut la prolonger, qu’il faut se replier plus loin, pour passer du capitalisme d’État à la mise en œuvre d’une réglementation par l’État du commerce et de la circulation monétaire [...] Voilà pourquoi nous sommes obligés de reculer encore, pour pouvoir plus tard passer enfin à l’offensive. » Et plus loin dans le même discours : « Dissimuler à nous-mêmes ; à la classe ouvrière, à la masse, que nous continuons toujours notre retraite commencée au printemps 1921, qu’elle se poursuit aujourd’hui, en automne et en hiver 1921-1922 — ce serait nous condamner à l’inconscience la plus complète, ce serait manquer du courage de regarder la situation en face. Dans ces conditions, le travail et la lutte seraient impossibles. » Ce n’est qu’au printemps de l’année suivante, en 1922, que Lénine se décide à donner le signal d’arrêt de la retraite. Il en parle pour la première fois le 6 mars 1922 à une réunion de la fraction du congrès des métallurgistes : « Nous pouvons dire à présent que cette retraite, dans le sens de concessions que nous faisons aux capitalistes, est achevée... Et j’espère et je suis certain, que le congrès du parti lui aussi dira cela officiellement au nom du parti dirigeant de Russie. » Et immédiatement une explication franche, honnête, comme toujours, vraiment léniniste : « Les paroles sur l’arrêt de la retraite ne doivent pas être comprises en ce sens que nous aurions déjà créé le fondement de l’économie nouvelle et que nous pouvons marcher tranquillement. Non, le fondement n’est pas encore établi. » Le XIe congrès, se basant sur le rapport de Lénine, adopta à ce sujet la résolution suivante : « Le congrès constatant que toute la somme de mesures appliquées et fixées au cours de l’année dernière comprend entièrement les concessions que le parti a jugé nécessaire de faire au capitalisme de l’économie privée, considère en ce sens la retraite achevée. Cette résolution profondément méditée, et comme nous l’avons vu, soigneusement préparée, supposait donc que les nouvelles positions de départ occupées par le parti donneraient la possibilité d’inaugurer l’offensive socialiste, lente, mais sans nouveaux reculs. Toutefois les espoirs du dernier congrès dirigé par Lénine ne se justifièrent pas sur ce point. Au printemps 1925 apparut la nécessité d’exécuter une nouvelle retraite : reconnaître aux classes riches du village le droit d’exploiter les pauvres en louant la main-d’œuvre et la terre. La nécessité de cette retraite, immense par ses conséquences, pas prévue par le plan stratégique de Lénine en 1922, était due non seulement au fait que le trait limitant le recul avait été tiré « trop court » (la prudence la plus élémentaire l’avait exigé) mais aussi qu’en 1923-24 la direction n’avait pas compris la situation et les tâches qui lui incombaient et perdait du temps en croyant en « gagner ». Mais il y a plus encore ; ce nouveau recul si pénible n’avait plus été qualifié, comme l’aurait fait Lénine, de défaite et de retraite profonde ; il avait été présenté comme un pas victorieux de la smytchka, comme un simple chaînon du mécanisme général de la construction du socialisme. C’est justement contre de pareils procédés que Lénine avait mis en garde sa vie durant, et surtout en automne 1921, quand il fallut continuer et accentuer la retraite du printemps. « Il est moins dangereux de subir une défaite que de craindre de la reconnaître, que de craindre d’en tirer toutes les conclusions [...] On ne doit pas avoir peur d’avouer ses défaites [...] Si nous admettions que l’aveu d’une défaite, tout comme l’abandon d’une position, provoque démoralisation et affaiblissement de l’énergie dans la lutte, il faudrait dire que de tels révolutionnaires ne sont bons à rien [...] Notre force a toujours été et sera toujours de considérer les défaites les plus lourdes avec le plus grand sang-froid et d’en tirer les leçons quant aux modifications à apporter à notre action. Voilà pourquoi il faut parler sans détours. C’est intéressant et important, non seulement du point de vue de la vérité théorique mais aussi du point de vue pratique. Nous n’apprendrons jamais à nous acquitter de nos tâches par des procédés nouveaux si l’expérience d’hier ne nous a pas ouvert les yeux sur les erreurs des anciens procédés. » Mais on oublia totalement ce remarquable avertissement deux jours après que Lénine eût quitté la direction ; on ne s’en est réellement pas souvenu une seule fois jusqu’à aujourd’hui. Les décisions d’avril 1925 légalisaient la différenciation dans les compagnes, ouvraient devant elles les écluses. La smytchka signifiait que, dans l’avenir, le commerce entre État ouvrier et koulak allait grandir. Au lieu de reconnaître ce danger immense, on inventa tout de suite la théorie servile de l’intégration du koulak dans le socialisme. Pour la première fois on présenta ce processus dans son ensemble à la conférence du parti, au nom de celui-ci, comme « construction du socialisme dans un seul pays », indépendante de l’économie et de la révolution mondiales. Ainsi l’apparition même de cette théorie petite-bourgeoise, réactionnaire, est liée non pas aux succès réels de la construction socialiste qui sont indiscutables, mais justement à ses échecs et au besoin qu’ils ont fait naître chez les dirigeants de donner au prolétariat une compensation « morale » pour les nouvelles concessions matérielles à faire au capitalisme. La résolution du XIVe congrès sur l’industrialisation exprimait nombre de thèses justes et répétait presque mot pour mot certaines idées exposées par l’Opposition de 1923 à 1925. Mais, à côté de cette résolution, on faisait campagne contre la gauche qu’on accusait de vouloir « super-industrialiser », c’est-à-dire contre ceux qui ne voulaient pas que les décisions restent sur le papier. On présentait nos avertissements à propos du Koulak, de façon absurde, comme de la « panique ». Le fait d’établir l’existence d’une différenciation entre classes à la campagne était puni comme « propagande anti-soviétique », la revendication pour exercer sur le koulak une pression plus grande était traitée de « tendance au pillage des paysans » (manifeste Staline-Rykov-Kouibytchev) et après tout cela, la résolution sur l’industrialisation eut aussi peu d’influence sur les processus économiques réels que n’en eurent les autres résolutions du XIVe congrès, sur la démocratie dans le parti, la direction collective de l’Internationale communiste. En 1926, l’Opposition a formulé comme suit la discussion sur la smytchka qui avait commencé dès le printemps 1923 : « Question : Est-il vrai que la politique de l’Opposition constitue une menace pour l’alliance entre le prolétariat et la paysannerie ? Réponse : Cette accusation est tout à fait mensongère. A l’heure actuelle, la smytchka est menacée, d’une part par le retard du développement de l’industrie, d’autre part par la croissance du koulak. Le manque de produits industriels enfonce un coin entre la campagne et la ville. Dans les domaines politique et économique, le koulak commence à se subordonner les paysans pauvres et moyens en les opposant au prolétariat. Ce processus n’en est encore qu’à ses tout débuts. La sous-estimation du retard de l’industrie et de la croissance du koulak porte atteinte à la direction juste, léniniste de l’alliance des deux classes, cette base de la dictature dans les circonstances où vit notre pays. » Signalons ici, que, sur cette question, l’Opposition n’ « exagérait » rien, malgré l’âpreté de la lutte. En nous dressant contre la théorie des renégats sur l’intégration du koulak dans le socialisme, bonne seulement à frayer la voie à notre intégration dans le capitalisme, nous disions en 1926 que le danger koulak n’en était « encore qu’à ses débuts ». Nous avions indiqué de quelle direction venait le danger dès 1923. Nous en avions dépeint la croissance à chaque étape nouvelle. En quoi consiste donc l’art de la direction, si ce n’est comprendre à temps le danger, c’est-à-dire quand il en est « encore à ses débuts » et prévenir la possibilité de son développement ultérieur ? Diriger c’est prévoir, et non pas traquer ceux qui savent prévoir. Pour le plus grand malheur du parti, les lignes ci-dessus ne purent même pas être ouvertement publiées. Pour les avoir propagées, les meilleurs militants ont été exclus du parti par des fonctionnaires sans idées qui ne voulaient pas et n’étaient d’ailleurs pas capables de songer au lendemain. Le 9 décembre 1926, au VIIe plénum du comité exécutif de l’Internationale communiste, Boukharine dénonça en ces termes l’Opposition à propos de la smytchka et du stockage des blés : « Quel était l’argument le plus puissant que notre Opposition employait contre le Comité Central du Parti (j’ai ici en vue l’automne 1925) ? Ils disaient alors : les contradictions grandissent extraordinairement et le comité central est hors d’état de le comprendre. Ils disaient : les koulaks, entre les mains desquels se concentre presque tout l’excédent des céréales, ont organisé contre nous « la grève du blé ». Voilà pourquoi les grains arrivent si mal. Tout le monde a entendu dire cela... L’Opposition estimait que tout le reste n’était que l’expression politique de ce phénomène fondamental. Par la suite, les mêmes camarades intervinrent pour dire : le koulak s’est encore renforcé, le danger s’est encore accru. Camarades, si la première et la seconde affirmation avaient été justes nous aurions cette année contre le prolétariat une « grève des koulaks » encore plus forte... L’Opposition nous calomnie en disant que nous contribuons à la croissance des koulaks, que nous faisons continuellement des concessions, que nous aidons les koulaks à organiser la grève du blé ; les résultats véritables témoignent du contraire... » Cette citation de Boukharine ne démontre-t-elle pas, à elle seule, l’aveuglement complet de la direction dans la question de notre politique économique ? Boukharine ne constituait pas une exception. Il ne faisait que « généraliser » sur le plan théorique l’aveuglement de la direction. Les dirigeants les plus responsables du parti et de l’économie affirmaient à l’envi que nous étions sortis de la crise (Rykov), que nous dominions le marché paysan, et que la question du stockage était devenue strictement un problème d’organisation de l’appareil soviétique (Mikoyan). Une résolution du plénum de juillet du comité central en 1927 annonçait que le développement de l’activité économique avait été, au cours de cette année, dans l’ensemble, irréprochable. En même temps la presse officielle affirmait à l’unisson que le manque de marchandise dans le pays avait sinon complètement disparu, tout au moins considérablement diminué. En réponse, l’Opposition écrivait de nouveau dans ses thèses pour le XVe congrès : « La baisse de la masse totale des céréales stockées est, d’une part, un témoignage direct du profond trouble dans les rapports entre villes et campagnes et, de l’autre, une source de nouvelles difficultés qui nous menacent. » Où est la racine de nos difficultés? L’Opposition répondait : « Au cours des dernières années l’industrie s’est développée trop lentement, retardant sur le développement de l’économie nationale dans son ensemble... Grâce à cela, la dépendance de l’économie étatisée des éléments koulaks et capitalistes croît dans le domaine des matières premières, de l’exportation, des vivres. » [Rappelons encore que l’intervention la plus vigoureuse de l’Opposition, fut celle de la manifestation de l’anniversaire du 7 novembre 1927 ; le mot d’ordre le plus énergique formulé alors fut : « Feu à droite : contre le koulak, l’agioteur et le bureaucrate », contre le koulak et l’accapareur sabotant les collectes de blé; contre le bureaucrate organisant ou donnant pendant le procès du Donetz. Ce débat, non des moindres, où la tête de la révolution était en jeu, s’acheva pendant l’hiver 1927-28 avec les menaces des agents du G.P.U., au moment où l’on signait en hâte les décrets punissant de déportation, conformément à l’article 58, les « déviations » de l’aveuglement centriste en général, et de Boukharine en particulier.] S’il n’y avait pas eu tout le travail antérieur de l’Opposition en commençant par les thèses de 1923 et en finissant par l’appel du 7 novembre 1927, si l’Opposition n’avait pas avancé un programme juste et n’avait pas sonné dans les rangs du parti et de la classe ouvrière une alarme parfaitement justifiée, la crise du stockage des blés n’aurait fait que hâter le développement du cours de droite vers le déchaînement ultérieur des forces capitalistes. Il est arrivé plus d’une fois dans l’histoire que l’avant-garde du prolétariat ou même l’avant-garde de l’avant-garde paie de sa propre destruction matérielle la rançon d’un nouveau pas en avant de la classe ou d’un ralentissement de l’offensive de ses ennemis. 6. Un pas en avant, un demi-pas en arrière C’est la crise de la collecte des blés, différente des crises chinoises, du comité anglo-russe et autre, en ce sens qu’elle ne pouvait être passée sous silence, qui a déterminé une nouvelle période de la politique. Elle s’est répercutée immédiatement, non seulement sur l’économie dans son ensemble, mais aussi sur le train-train quotidien de chaque ouvrier. Voilà pourquoi la nouvelle période de la politique date du stockage des blés. Sans qu’il y ait eu le moindre lien de continuité avec le passé d’hier, le parti lut le 15 février dans la Pravda un article de fond qui aurait pu être pris pour une transposition et par endroits pour une reproduction presque textuelle de la Plate-forme de l’Opposition au XVe congrès. Cet article inattendu, écrit sous la pression de la crise des collectes des blés, annonçait : « Parmi les diverses causes ayant déterminé les difficultés subies dans les collectes des blés, il y a lieu de signaler les suivantes. Les campagnes ont grandi et se sont enrichies. C’est surtout le koulak qui a grandi et s’est enrichi. Trois années de bonnes récoltes ne sont pas passées sans laisser de traces. » Ainsi, si les campagnes refusent de donner du grain à la ville, c’est dû à ce que « les campagnes se sont enrichies », c’est-à-dire qu’elles ont réalisé dans la mesure de leurs forces le mot d’ordre de Boukharine : « Enrichissez-vous! » Mais pourquoi alors l’enrichissement du village sape-t-il la smytchka au lieu de la consolider? Parce que, répond l’article, « c’est surtout le koulak qui a grandi et s’est enrichi ». Ainsi la théorie affirmant que le paysan moyen avait grandi pendant ces années au détriment du koulak et du paysan pauvre a été brusquement rejetée comme un fatras inutile. « C’est surtout le koulak qui a grandi et qui s’est enrichi. » Pourtant l’enrichissement des koulaks dans les villages n’explique pas à lui seul la désorganisation des échanges entre les villes et les campagnes. L’alliance avec le koulak n’est pas une alliance socialiste. Mais la crise des céréales consiste en ce que même cette smytchka n’existe pas. Donc, non seulement le koulak a grandi et s’est enrichi, mais il ne trouve même pas nécessaire d’échanger ses produits contre des tchervonets; quant aux marchandises qu’il veut et peut acheter en ville, il les paie avec des céréales qui manquent totalement dans les cités. La Pravda signale aussi la seconde cause, qui est au fond la raison essentielle de la crise des blés. « L’augmentation des revenus de la paysannerie... face au retard relatif dans l’offre des produits industriels a permis aux paysans en général et au koulak en particulier, de garder les céréales. » Maintenant le tableau est clair. La cause fondamentale est le retard de l’industrie et le manque de produits fabriqués par elle. Dans ces conditions, non seulement il ne s’établit pas d’alliance socialiste avec les paysans pauvres et moyens adhérant aux coopératives, mais il n’y a même pas de smytchka capitaliste avec le koulak. Si l’on confronte les deux citations de la Pravda, auxquelles nous venons de nous référer, avec celles des documents de l’Opposition présentées dans le chapitre précédent, il faut bien dire que la Pravda répète presque textuellement les expressions et les idées de mes Questions et réponses; autrefois on excluait du parti ceux qui les avaient dactylographiées. Pourtant l’article de la Pravda ne s’en tient pas là. Tout en assurant que le koulak n’est pas « le détenteur principal des céréales » l’article reconnaît qu’il est l’autorité économique au village, qu’ « il a établi la smytchka avec le spéculateur des villes, qui paie les grains plus cher », qu’ « il (le koulak) a la possibilité d’entraîner avec lui le paysan moyen ». Cette description qui caractérise avec précision les rapports dans les campagnes n’a rien de commun avec les légendes officielles des dernières années sur le rôle économique dominant et sans cesse croissant du paysan moyen ; [en revanche, elle coïncide entièrement avec notre Plate-forme, considérée comme document anti-parti Après onze ans de dictature du prolétariat, il se trouve que le koulak est « l’autorité économique du village », qu’ « il a la possibilité d’entraîner avec lui le paysan moyen » qui, tout en restant numériquement la force principale du village, est tenu en laisse économiquement par le koulak. Quant à la réserve que le koulak n’est pas « le détenteur principal du blé », non seulement elle n’atténue pas le tableau, mais le rend au contraire plus vif.] Si l’on admet le chiffre assez douteux de 20 % comme part attribuée actuellement au koulak dans les céréales mises dans le commerce, le fait qu’il puisse « entraîner avec lui » sur le marché le paysan moyen, c’est-à-dire à l’amener à saboter les c |
Léon Trotsky > 1928 >