Léon
Trotsky : Des témoignages sur l’origine de la légende du
«
Trotskisme »
(3
janvier 1928)
[Source
Léon Trotsky, Œuvres 2e série, volume 1, janvier 1928 à juillet
1928. Institut Léon Trotsky, Paris 1988, pp. 51-53,
voir
des
annotations là-bas]
Tels
sont les témoignages que j’ai pu recueillir à Moscou. Ils ne font
que mettre crûment en lumière ce que les camarades mieux informés
comprenaient déjà clairement avant de les connaître.
La
légende du « trotskysme » qui fut créée, détruite et de nouveau
reconstituée par les seuls et mêmes hommes, suivant les besoins du
moment, nous amène à examiner une autre question plus générale :
celle des méthodes à admettre dans la lutte politique au sein du
parti révolutionnaire. Il n’est pas rare d’entendre dire par des
représentants de la majorité actuelle (naturellement dans une
conversation privée) :
«
Il va de soi que nous savons très bien que l’Opposition n’a rien
de commun avec le menchevisme. Mais il s’agit de deux groupes
luttant pour le pouvoir, il faut donc de puissants moyens. »
Les
maquignons qui sont maintenant dans l’appareil croient qu’une
telle façon d’aborder les questions idéologiques est tout à fait
réaliste et même véritablement bolchevique. Elle est pourtant
profondément imprégnée de cynisme. L’idéologie est dans la
lutte de classes une arme tranchante : elle se venge cruellement de
ceux qui en abusent. Les cadres du parti se sont formés au cours
d’années et de dizaines d’années, sur la base des thèses du
marxisme contrôlées par l’expérience de la vie et de la lutte.
Abuser des valeurs idéologiques, falsifier les théories,
transformer les mots de « menchevisme », de « social-démocrate »
etc. en injures vides de sens, tout cela sape inévitablement les
bases de la vie du parti, détruit les liens d’idées, démoralise
les cadres, désoriente les masses.
Nous
ne reconnaissons pas l’existence d’une morale abstraite au-dessus
de la réalité, des classes et des intérêts de celles-ci. Mais
cela ne signifie nullement que nous ne reconnaissons l’existence
d'aucune
morale. Ce
que l’on peut et ce que l’on ne peut pas faire
est déterminé par les intérêts historiques du prolétariat et non
par les besoins actuels de l’appareil – ou de la poignée de ceux
qui le dirigent.
Il
suffit de se représenter clairement, un instant seulement, le jeu
répugnant de saute-mouton pratiqué dans le domaine des idées à
propos du « trotskysme ». Il n’en a même pas été question
entre 1917 et 1923. Pour nous en tenir à l’essentiel, c’est
pendant cette période qu’a été élaboré le programme du parti,
qu’a été fondée l’Internationale communiste, qu’ont été
constitués ses cadres et établis ses documents principaux, parmi
lesquels les thèses du Programme et les Manifestes de
l’Internationale communiste. En 1923, après que Lénine ait été
écarté de toute activité, de sérieuses divergences de vue sont
apparues dans le noyau principal du comité central et ces
divergences se sont développées, dans le cours des quatre années
suivantes, autour de deux lignes de conduite irréconciliables. Le
spectre du trotskysme a été lancé sur la scène en 1924 après une
soigneuse préparation en coulisses. Zinoviev et Kamenev étaient les
inspirateurs de cette campagne. Ils étaient à la tête de ce qu’on
appelait à l’époque « la vieille garde bolchevique ». En face,
le prétendu « trotskysme ». Mais le noyau des soi-disant «
léninistes » scissionne en 1925. Quelques mois plus tard, Zinoviev
et Kamenev ont été obligés de reconnaître que le noyau principal
de l’Opposition de 23, les prétendus « trotskystes » avaient eu
raison dans les questions essentielles sur lesquelles il y avait eu
des divergences. Cet aveu est le plus cruel des châtiments encourus
par les abus scandaleux commis dans le domaine théorique.
Mais
il y a plus : bientôt Zinoviev et Kamenev sont eux-mêmes catalogués
comme « trotskystes ». Il est difficile d’imaginer plus
implacable ironie du hasard. Zinoviev et Kamenev s’unissent aux
dirigeants de l’Opposition de 1923 dans un groupe parfaitement
fondé à se dénommer gauche prolétarienne du parti ou
bolcheviks-léninistes (Opposition) en opposition au groupe
opportuniste Staline, Rykov, Boukharine. Le 15e
congrès n’a rien changé à la ligne politique de la majorité ;
au contraire, il l’a renforcée. Il a condamné l’Opposition et
l’a exclue du parti. Pour Zinoviev et Kamenev, c’est apparu
suffisant pour dissimuler le danger de Thermidor et tenter en
revanche de ressusciter le fantôme du trotskysme. Il ne serait pas
surprenant que Zinoviev se mette à rédiger une brochure contre le
danger trotskyste et que Kamenev se mette à faire référence à ses
discours et articles de 23-24.
Le
manque de principes porte en lui son châtiment. Il se brise contre
les faits, sape la confiance et en fin de compte se ridiculise.
Des
individualités, même aussi considérables que Zinoviev et Kamenev,
viennent et passent. La ligne politique, elle, demeure