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Léon Trotsky 19280712 Déclaration de l’Opposition de gauche russe au VIe congrès de l’Internationale Communiste

Léon Trotsky : Déclaration de l’Opposition de gauche russe

au VIe congrès de l’Internationale Communiste

(12 juillet 1928)

[Source Léon Trotsky, Œuvres 2e série, volume 2, juillet 1928 à février 1929. Institut Léon Trotsky, Paris 1989, pp. 21-40, voir des annotations là-bas]

Le congrès qui se réunit en ce moment siège après un intervalle de plus de quatre ans marqués par des événements internationaux de la plus grande importance et par de cruelles erreurs de direction. L’Opposition des bolcheviks-léninistes a maintes fois donné son appréciation sur ces événements et ces erreurs, dans une série de documents, d’articles et de discours. Le cours des événements a déjà justifié et justifie de plus en plus le point de vue de l’Opposition dans toutes ses considérations fondamentales et essentielles (son jugement sur la défaite de 1923 en Allemagne, ainsi que sur les prévisions du développement à venir de la stabilisation; son appréciation de l’ère démocratique-pacifiste et de l’évolution du fascisme et de la social-démocratie ; les rapports entre l’Amérique et l’Europe ; le mot d’ordre des États-Unis soviétiques d’Europe ; les problèmes stratégiques de la révolution chinoise et du comité anglo-russe ; les questions relatives au développement économique de l’U.R.S.S. ; celle de la construction du socialisme dans un seul pays, etc.). Il n’est pas possible, ni d’ailleurs nécessaire, en restant dans les limites fixées à cette déclaration, de revenir sur ces questions que nous avons déjà suffisamment mises en lumière. Il suffira de répéter que toutes les erreurs de principe de la direction sont la conséquence du glissement provoqué par l’abandon de la ligne de conduite marxiste, bolchevique, pour une ligne centriste qui a, jusqu’à ces derniers temps, dévié de plus en plus à droite. L’orientation fausse poursuivie avec acharnement pendant plusieurs années est liée depuis 1923 indissolublement à la dégénérescence du régime interne des partis, régime de fonctionnarisme bureaucratique qui sévit dans l’Internationale communiste et dans toute une série de ses sections, plus particulièrement dans le P.C. de l’U.R.S.S. La bureaucratisation a atteint, au cours de cette période, des proportions absolument inouïes; elle se présente sous des formes qui menacent les fondements même du parti du prolétariat international. L’esprit bureaucratique et l’arbitraire de l’appareil du parti se manifestent de la façon la plus patente, la plus incontestable, dans le fait que la direction appelée à régir les plus grands événements se déroulant dans le monde entier a évité pendant plus de quatre ans de convoquer le congrès de l’I.C. ; en même temps, le C.E. élu au Ve congrès a subi un complet remaniement intérieur entrepris en dehors de tout congrès dans le but d’éliminer son noyau dirigeant désigné au Ve congrès. Les conséquences de cette ligne de conduite erronée, ainsi que des pénibles défaites qu’elle a provoquées, sont les suivantes : retard dans la croissance de l’I.C. et dans l’extension de son influence, affaiblissement de la position internationale de l’U.R.S.S., ralentissement de l’allure de l’évolution économique et de la construction du socialisme dans le premier État ouvrier.

La tendance des masses à s’orienter vers la gauche, qui commence à se dessiner en Europe, traverse à présent sa première étape et pose devant l’I.C. des problèmes de la plus haute importance exigeant un changement radical d’orientation et un nouveau regroupement des forces à l’intérieur. De son côté d’ailleurs, la situation politique et économique de la république des soviets renforce avec la même acuité ces exigences. Le Ve congrès se réunit au moment où, sous la pression des événements, la brisure de la ligne suivie par la direction se manifeste déjà : la poussée à gauche est ébauchée tant dans une série de résolutions et de mesures pratiques adoptées par le C.C. du P.C.U.S. que dans certaines décisions du plénum du C.E. de l’I.C. siégeant en février. Cette poussée peu cohérente à gauche s’est reflétée partiellement dans le projet de programme présenté au VIe congrès : c’est précisément pour cela que ce document présente un caractère éclectique et ne peut en rien, ni à aucun degré, servir de directive à l’avant-garde prolétarienne internationale. Le soussigné a tenté de présenter dans deux vastes études, écrites à l’occasion du VIe congrès, une appréciation du projet de programme examiné à la lumière des modifications qui se sont produites dans la situation politique internationale (plus particulièrement au cours des cinq dernières années) ainsi qu’un jugement sur le dernier changement d’attitude du C.C. du P.C.U.S., sur le dernier plénum du C.E. de l'I.C. en rapport avec la situation en U.R.S.S. et dans l’I.C. L’un de ces travaux est déjà expédié, l’autre sera adressé au VIe congrès en même temps que la présente déclaration. Le but de celle-ci est de poser devant l'instance suprême de l’Internationale communiste la question de la réadmission dans le parti des bolcheviks-léninistes (Opposition) en se basant sur un exposé clair et précis de leur convictions par rapport à la situation actuelle et aux tâches incombant à l’I.C.

L’isolement auquel sont réduits les partisans de la « Plateforme des bolcheviks-léninistes (Opposition) », éloignés de la capitale et séparés les uns des autres par des centaines et des milliers de kilomètres (déportés en Sibérie, en Asie centrale, etc.) les empêche totalement d’élaborer en commun une déclaration collective. Les lettres adressées aux oppositionnels exilés (aussi bien que les envois recommandés) n’arrivent qu’exceptionnellement : il arrive une lettre sur trois ou quatre, et cela après des interruptions d’un, deux ou trois mois; dans cette situation, la présente déclaration ne peut forcément porter que mon seul nom. Il est très probable, il est même certain, que si ce document avait été soumis à une discussion collective, des modifications importantes y auraient été apportées. Pourtant la correspondance que j’entretiens actuellement avec ceux qui se sentent en affinité d’idées avec moi, si restreinte et si étouffée soit-elle, me permet d’affirmer avec une totale certitude que, dans ce qu’elle a d’essentiel, cette lettre exprime l’opinion, sinon de la totalité, tout au moins de l’écrasante majorité des partisans de la plate-forme de l’Opposition et, en particulier, celle de plusieurs centaines de déportés.

Il est impossible de concevoir une politique juste à l’intérieur de l’U.R.S.S. sans une politique juste de l’I.C. Aussi la question de la ligne à adopter par l’I.C., c’est-à-dire le choix stratégique de la voie à suivre par la révolution internationale, domine à nos yeux toutes les autres questions. Mais l’histoire a voulu que la clef de la politique de l’I.C. soit constituée par celle du P.C. de l’U.R.S.S. Il est inutile de parler ici des conditions et des causes qui ont réservé de plein droit à ce parti le rôle de parti dirigeant dans l’I.C. Ce n’est que grâce à la direction exercée par le P.C. de l’U.R.S.S. que l’I.C. a acquis, au cours des premières années de son existence, des conquêtes réellement formidables. Mais la politique erronée pratiquée ensuite par les dirigeants du P.C. de l’U.R.S.S., ainsi que la bureaucratisation du régime interne de ce dernier ont fait que l’influence féconde exercée par le bolchevisme sur l’I.C. du point de vue doctrinal et politique s’est vue de plus en plus remplacée et éliminée au profit de « combinaisons » qui sont l’œuvre de fonctionnaires et d’administrateurs. Ceci explique aussi bien l’absence de congrès pendant quatre ans que le vote au dernier plénum du C.E. de Î’I.C. d’une résolution qui affirme que « l’Opposition du P.C. de PU.R.S.S. table sur le renversement du pouvoir des soviets » : cette affirmation ne discrédite que ceux qui l’ont votée, et elle ne parvient d’aucune façon à entacher la valeur révolutionnaire des bolcheviks-léninistes (Opposition). La tâche présente consiste à sauvegarder ou plus exactement à faire renaître l’influence décisive des idées et de la politique bolcheviques sur les jeunes partis de l’Internationale communiste en les libérant en même temps des ordres des bureaucrates. Cette tâche est indissolublement confondue avec celle des modifications à apporter à l’orientation et au régime intérieur du P.C. de l’U.R.S.S. lui-même. Nous basant ainsi sur des vues d’avenir internationales et sur les intérêts essentiels de l’Internationale communiste, nous concentrons dans la présente déclaration notre attention sur la crise du P.C. de l’U.R.S.S., sur les groupements qui existent en son sein et sur les circonstances qui en découlent, telles qu’elles se présentent, selon nous, devant l’Opposition.

Seul un esprit superficiel pourrait ne pas voir les immenses difficultés objectives qui se dressent et qui se dresseraient d’ailleurs contre toute direction du P.C. de l’U.R.S.S. dans la situation présente. Ces difficultés sont dues avant tout à des causes fondamentales telles que le caractère petit-bourgeois du pays et l’encerclement capitaliste. Les erreurs commises par la direction pendant les cinq dernières années ont en outre signifié une accumulation renouvelée de difficultés nouvelles. Stigmatiser des erreurs n’en détruit pas les conséquences, et celles-ci deviennent, à leur tour, une condition objective. Toute direction serait obligée de prendre comme point de départ la situation objective, compliquée au suprême degré par une accumulation obstinée d’erreurs. Cela signifie qu’il n’existe pas de solution simple et rapide. On peut même admettre, jusqu’à un certain point, qu’une solution allant résolument vers la droite en élargissant les limites de la Nep et en restreignant celles du commerce extérieur, donnerait des résultats plus rapides et plus directs qu’une orientation vers la gauche. Seulement ces résultats nous entraîneraient sur une tout autre voie. Une forte importation des marchandises et des capitaux étrangers, faisant suite à l’abolition ou à la limitation du monopole, la baisse des prix industriels, l’extension de l’exportation, etc., tout cela entraînerait, au cours de la période qui suivrait immédiatement, une atténuation de la disproportion, une réduction de l’écart des « ciseaux », une certaine régularisation du marché, l’enrichissement du village, c’est-à-dire des éléments riches de ce dernier, et même une certaine diminution du chômage. Mais ces résultats seraient obtenus sur la voie du capitalisme qui, au bout de quelques brèves étapes, intégrerait l’U.R.S.S. dans la chaîne impérialiste. La « Russie n° 2 » se retrouverait le chaînon le plus faible de celle-ci et il en résulterait pour elle une vie de semi-colonie. Pourtant, avant que la voie à droite n’apparaisse comme celle du capitalisme arriéré et esclavagiste, de l’exploitation odieuse des travailleurs, de nouvelles guerres au service des maîtres de l’impérialisme mondial, les résultats immédiats de la politique de droite pourraient, aux yeux de masses considérables de la campagne et même des villes, être acceptées comme une issue à l’impasse dans laquelle se trouve actuellement l’économie, devant la pénurie de marchandises, les queues aux portes des boulangeries et le chômage grandissant. C’est précisément en cela que réside, du point de vue politique, le danger d’orientation à droite; après la pénible expérience de la politique centriste, elle pourrait donner des résultats trompeurs et attrayants, après avoir accompli la première étape de la route qui mène directement à l’abîme du capitalisme. Il n’existe pas et il ne peut pas exister de recette de gauche simple, permettant de triompher d’un seul coup des difficultés qui se dressent sur la voie du socialisme. En général, dans les limites d’une seule nation, il est impossible de vaincre entièrement les difficultés qui proviennent du retard de la révolution mondiale. Il faut que cela soit dit clairement, fermement, honnêtement, en marxiste, en léniniste.

Pourtant il est aussi peu logique de tirer des déductions pessimistes pour l’U.R.S.S. en se basant sur l’indéfectible dépendance qui lie la construction du socialisme à la révolution internationale, que d’arriver à des conclusions du même genre que pour la révolution allemande, parce qu’elle dépend directement des succès de la dictature en U.R.S.S. L’idée même qu’on puisse déduire logiquement le pessimisme du fait que notre édification socialiste est fonction des rapports internationaux, est une honte pour un marxiste.

Mais, bien que le sort de la révolution soit fonction de son caractère international, il n’en résulte nullement que le parti de chaque pays soit exempté du devoir de faire en ce sens le maximum d’efforts. Au contraire, cette obligation ne fait que grandir : en effet, les fautes économiques commises à l’intérieur de l'U.R.S.S., non seulement retardent la construction du socialisme dans notre pays, mais frappent de la façon la plus directe la révolution mondiale. Si, en temps voulu, c’est-à-dire dès le XIIe congrès, l’on s’était assigné comme but de vaincre la disproportion existant dans le domaine économique par une juste politique de répartition des revenus nationaux et par une industrialisation intense, notre position serait maintenant bien plus avantageuse. Certes, même dans ce cas, des difficultés importantes se dresseraient encore devant nous. Mais dans la lutte mondiale que nous menons, ce qui importe, ce sont l’allure et les délais. Si le développement économique avait une allure plus rapide, si, par conséquent, les rapports de force entre les classes à l’intérieur du pays nous étaient plus favorables, nous pourrions marcher avec infiniment plus d’assurance vers les victoires du prolétariat dans les pays les plus avancés. Le cours de gauche n’implique pas, en soi, la construction, par nos propres forces, du socialisme tout entier. Il ne peut même pas impliquer le triomphe complet sur les contradictions internes du pays, aussi longtemps qu’il en subsiste dans l’ensemble du monde. Mais il peut établir graduellement un règlement plus juste des contrastes internes entre les classes, plus juste du point de vue du socialisme en construction : en hâtant l’allure de la croissance, grâce à une politique plus juste de la répartition du revenu national, en arrivant à un renforcement plus sérieux et plus systématique des positions dominantes occupées par le prolétariat, en renforçant au point de vue politique une ligne de conduite de classe plus claire et plus ferme, en établissant des liens plus profonds avec l’œuvre de l’I.C., en assurant enfin la prévoyance et la direction marxiste dans les problèmes fondamentaux de la révolution prolétarienne mondiale. L’ensemble de tout cela constitue précisément tout ce qu’il faut pour vaincre du point de vue international. Le cours de gauche présuppose un plan économique réparti sur plusieurs années, plan profondément médité, plan audacieux de grande envergure, qui n’oscillerait pas, de côté et d’autre, sous les coups des manœuvres dues aux changements de conjoncture, manœuvres absolument nécessaires, mais qui ne doivent pas avoir une importance décisive. Le cours de gauche présuppose aussi l’existence d’une direction extrêmement cohérente, capable de remonter le courant, de sauvegarder dans sa stratégie la ligne de conduite générale et de la maintenir à travers toutes les sinuosités imposées par la tactique. Or cela exige de l’optimisme réel devant les questions de la révolution prolétarienne internationale et, sur cette assise inébranlable, une foi profonde dans la possibilité de construire avec succès le socialisme dans notre pays. Des circulaires ne peuvent amener qu’un zigzag vers la gauche. Mais il est impossible d’appliquer le cours de gauche à coup de circulaires. Pour réaliser ce cours prolétarien, léniniste, notre parti, de la base au sommet, a besoin d’une orientation nouvelle, d’un nouveau regroupement de ses forces. C’est un processus qui doit se développer sérieusement et longuement. Il faut rendre au parti sa pensée collective libre, sa volonté souple. Il faut que le parti cesse d’avoir peur de ses cadres. Il faut que les cadres ne puissent ni n’osent terroriser le parti. Il faut que le parti redevienne le parti. Une politique de droite est possible, entraînant des victoires évidentes et relativement rapides... pour le capitalisme. Une politique de gauche est également possible en tant que politique de dictature du prolétariat, de construction du socialisme et de révolution internationale. Mais ce qui ne peut pas exister en tant que politique durable et victorieuse (et d’autant plus en tant que politique bolchevique), c’est un soi-disant « cours de gauche », pratiquant des méthodes de « combinaisons » centristes, étranglant le parti et continuant à démolir son aile gauche. A moins que le parti n’impose sa transformation en cours de gauche, un zigzag gauche du centrisme de ce genre fera inévitablement faillite, et cela se produira d’ailleurs bien avant qu’il ait pu amener des résultats pratiques de quelque importance. A ce moment, la droite pourra avoir tous les atouts dans son jeu; elle se renforcera immédiatement aux dépens du centre actuel, se choisissant peut-être même des chefs dans les rangs de celui-ci.

Ceux qui pensent que le virage à gauche effectué par l’appareil du parti réduit à néant le péril de droite, se trompent totalement. Jamais, au contraire, ce danger n’a été plus grand, plus menaçant, plus imminent qu’aujourd’hui. La position la plus dangereuse pour une voiture qui monte une côte très rude est celle où les roues avant ont déjà franchi le sommet tandis que l’arrière, le lourd fardeau et les voyageurs sont encore de l’autre côté de la pente. C'est précisément à ce moment que le maximum d’efforts des chevaux et du cocher est nécessaire; c’est surtout à ce moment que les voyageurs eux-mêmes doivent pousser aux roues.

Mais malheur à eux, s’ils somnolent ou s’ils hésitent en se serrant les uns contre les autres, tandis que le cocher, se retournant vers l’arrière, brandit en guise de fouet l’article 58 du Code pénal pour chasser ceux qui, les manches retroussées, empoignent les rayons, poussent le véhicule et le soutiennent de leurs dos par-derrière. C’est juste à ce moment que la voiture peut se précipiter de tout son poids en arrière et rouler sur la pente abrupte. Jamais le péril de droite ne fut aussi grand, aussi menaçant, aussi imminent qu’à présent.

Quelle est à l’heure actuelle la signification de ce péril de droite? II s’agit moins de danger d’une contre-révolution bourgeoise achevée et agissant ouvertement, que de celui d’un Thermidor, c’est-à-dire d’un coup d’État ou d’une poussée contre-révolutionnaire partielle, qui, précisément parce qu’elle est inachevée, peut encore se dissimuler assez longtemps sous des formes révolutionnaires tout en revêtant déjà, quant au fond, un caractère nettement bourgeois.

Dans ce cas, le retour de Thermidor à la dictature du prolétariat ne pourrait s’effectuer qu’à travers une nouvelle révolution. Nous avons affirmé à plus d’une reprise (notamment au plénum du comité central en février 1927) que la direction centriste, en pourchassant la gauche, traîne inévitablement après elle une longue queue de suiveurs venant de la droite du parti, sortant même de ses limites, et dont l’extrémité est formée de thermidoriens conscients et combatifs. Nous avons prédit que cette queue pesante finirait inéluctablement par pousser la tête et que ce choc pourrait être le point de départ d’un profond regroupement au sein du parti, c’est-à-dire de l’affirmation de plus en plus insolente de l’aile droite, d’un déplacement à gauche plus brutal et plus audacieux du noyau prolétarien du parti et d’une agitation convulsive de la fraction centriste de l’appareil, perdant peu à peu ses forces. L’insurrection des koulaks de 1927-1928, qui se déroula sans effusion de sang et bénéficia de l’appui de membres du parti qui voulaient coexister pacifiquement avec toutes les classes, constitue précisément l’un de ces remous où la queue vient pousser la tête. La Pravda elle-même a maintenant officiellement reconnu (dans un article de fond publié le 15 février 1928) qu’il existait dans notre parti une aile thermidorienne ou semi-thermidorienne influente. Quels autres thermidoriens en effet peut-il y avoir dans un parti prolétarien que ceux qui sont, à tout moment, prêts à détruire l’Opposition et qui veulent vivre en paix avec le koulak, qui entraîne avec lui le paysan moyen contre le pouvoir des soviets? Nous ne voulons pas dire par là que tous ceux qui appliquent cette politique veulent consciemment en arriver à un Thermidor. Non, les thermidoriens et, à plus forte raison, les semi-thermidoriens n’ont, en général, jamais brillé par une perspicacité historique profonde ; c’est seulement cela qui permet à un grand nombre d’entre eux de remplir leur rôle de défenseurs d’une autre classe. Ainsi le choc de la queue poussant la tête s’est produit, choc sérieux, mais qui n’a eu jusqu’à présent que valeur de signal et d’avertissement. Des regroupements commencent à prendre forme dans le parti, bien qu’encore très imprécis et très insuffisants. Une des formes par lesquelles se manifeste ce processus est la transformation de la manœuvre gauchiste réalisée dans les sommets, et qui grandit jusqu’à devenir un zigzag sérieux vers la gauche. Ainsi les deux roues avant du parti — peut-être même seulement l’une d’elles — semblent-elles avoir atteint le sommet de la côte alors que le chariot tout entier, si lourdement chargé, est encore en pleine montée et que cette montée peut devenir pour lui une terrible dégringolade.

Quel est dans des circonstances aussi critiques le devoir actuel de l’Opposition de gauche? Nous parlons évidemment ici de la véritable Opposition léniniste, pas de ces occasionnels compagnons de route, toujours prêts à abandonner leurs idées si on le leur demande instamment, pour adhérer à d’autres, plus faciles à défendre. Pour répondre plus nettement à la question du devoir de l’Opposition, il faut commencer par examiner la pire des éventualités : il faut supposer qu’utilisant, d’année en année, les erreurs de la direction, la désorganisation chronique du marché, la cherté de la vie, le chômage, les tracasseries de l’administration, etc., la queue thermidorienne tente dans l’avenir, à un moment difficile, à l’occasion de difficultés plus grandes encore, de pousser sérieusement la tête, c’est-à-dire tente de passer, des formes semi-légales de sabotage capitaliste auxquelles elle recourt actuellement, à la guerre civile directe.

Peut-on a priori exclure une telle éventualité? Non, malheureusement non. Surtout s’il survenait des complications internationales. Celui qui soutiendrait le contraire endormirait traîtreusement le parti.

Peut-on redouter qu’une importance fraction des piliers du faux monolithisme du parti à Smolensk, Artemovsk, Chakhty et même Leningrad, et même Moscou, tirent leur épingle du jeu au moment difficile, ou trahissent directement? Non seulement on peut, mais on doit le redouter. Les révélations récentes ne font qu’à peine soulever le bord du rideau bureaucratique. Dans ce domaine, le parti doit être prêt à faire face aux pires dangers.

Peut-on d’autre part s’imaginer un Oppositionnel qui dirait : « Ils ont créé cette situation par leur politique : qu’ils se débrouillent !» Non, on ne peut concevoir un Oppositionnel tenant un tel langage, à moins qu’il ne s’agisse d’un agent des Gardes blancs, d’un provocateur infiltré dans les rangs de l’Opposition avec le dessein de lui nuire. Les Oppositionnels combattront pour le parti, pour la dictature, pour la révolution d’Octobre, comme il convient à des révolutionnaires dévoués, sans arrière-pensée, tels qu’ils se sont affirmés en défendant l’étendard du bolchevisme dans les circonstances historiques les plus pénibles, alors que persécutions et répression tombaient sur eux drues comme grêle. Les cadres de l’Opposition ont tenu sous cette épreuve. Si le bureaucratisme et la stupidité de l’appareil du parti en venaient à empêcher les Oppositionnels de tenir leur place dans les rangs de l’armée régulière au moment d’un péril extrême, ils combattraient l’ennemi de classe en francs-tireurs, car un révolutionnaire défend la révolution sans avoir besoin d’ordres pour le faire. On pourrait ne pas parler de tout cela, si de furieux cris hystériques n’annonçaient pas que l’Opposition est devenue défaitiste et qu’elle mise sur la chute du pouvoir des soviets.

L’allégation selon laquelle l’attitude des Oppositionnels est sans importance pour la défense de la dictature, du fait de leur faiblesse numérique, apparaît, surtout maintenant, comme tout à fait dénuée de valeur. Si l’Opposition est si faible, pourquoi l’appareil, la presse, les orateurs officiels, les professeurs des écoles du parti, pendant cinq ans, et le G.P.U., dans la dernière période, se sont-ils assignés comme tâche principale la lutte contre l’Opposition ? Pourquoi tous les discours, les articles, les circulaires, les instructions, les livres prennent-ils cette lutte comme point de départ et tournent-ils autour d’elle? Mais, quelle que soit la valeur de l’influence exercée par l’Opposition, celle que l’on peut voir et celle qui existe en puissance, celle d’aujourd’hui, et celle de demain, une seule chose est incontestable : le parti de la dictature du prolétariat peut compter sur ce détachement qui lui appartient totalement et sans réserve, en toutes circonstances.

Quoi qu’il en soit, une autre question demeure, d’une actualité plus brûlante : que peut et que doit faire l’Opposition maintenant, dans la période présente, critique, de crise? Nous voulons poser ici nettement toutes les questions afin de ne laisser place à aucune supposition, à aucun malentendu. L’Opposition peut-elle soutenir la droite contre les centristes qui détiennent formellement le pouvoir, afin d’aider à leur renversement, de se venger sur eux de l’odieuse persécution qu’ils ont subie, de leur brutalité, de leur déloyauté, de l’ « officier de Wrangel », de l’article 58 et d’autres affaires laissées à dessein dans l’ombre? De telles combinaisons entre la droite et la gauche ont existé au cours des révolutions, elles ont aussi ruiné des révolutions. La droite, dans notre parti, représente le chaînon auquel s’accrochent en secret les classes bourgeoises afin d’entraîner la révolution dans la voie de Thermidor. Pour l’instant, le centre tente de résister, ou de résister à moitié. II est clair que l’Opposition n’a rien de commun avec un esprit « combinard » aventurier, espérant renverser le centre avec l’appui de la droite. L’Opposition appuie chaque pas, même hésitant, vers une ligne prolétarienne, toute tentative, même indécise, pour résister aux éléments thermidoriens. L’Opposition le fait et le fera, tout à fait indépendamment du fait que le centre, s’appuyant sur la droite, le veuille ou non. L’Opposition ne pose pour cela aucune condition d’accord, de concession, etc. Elle tient simplement compte du fait que le zigzag esquissé actuellement par la tactique du centre suit parallèlement, à une certaine distance, la ligne observée par la stratégie de la politique bolchevique. Nous avons déjà dit (et, la dernière fois, dans notre déclaration lue au XVe congrès par le camarade Smilga) que l’Opposition, même chassée du parti, ne se considérait pas comme déliée de ses devoirs envers lui, ni de la responsabilité qui incombe au parti dans son ensemble vis-à-vis du pays. Nous ne pouvons que répéter ici intégralement ce que nous disions alors. Cela signifie en particulier que, malgré les persécutions, les exclusions, l’article 58, etc., chaque oppositionnel est prêt, comme autrefois, à exécuter les missions que le parti lui confierait, indépendamment de son attitude à l’égard de la direction et du régime appliqué par cette direction. Pourtant, l’Opposition peut-elle, du point de vue politique, se tenir pour responsable devant le parti, du tournant actuellement réalisé, en le qualifiant de cours léniniste juste? Non, elle ne le peut pas. L’appui accordé par l’Opposition à tout mouvement, même partiel, conduisant à une ligne prolétarienne, ne sera jamais une approbation du centrisme (même de gauche), comme la formulent les médiocrités du parti, passant sous silence sa faculté de ne faire les choses qu’à moitié, son incohérence, les erreurs qu’il continue à commettre, ou fermant hypocritement les yeux pour ne pas voir ses théories révisionnistes qui préparent pour demain de nouvelles fautes, plus lourdes encore. Tout en soutenant contre la droite tout pas du centre vers la gauche, l’Opposition doit critiquer (et critiquera) la complète insuffisance de ces démarches et le caractère incertain de ce revirement, dans la mesure où il conserve le caractère de mesures exécutées sur ordre mais qui n’émanent pas véritablement du parti. L’Opposition continuera avec intransigeance à dénoncer devant le parti les immenses dangers qui proviennent de l’inconséquence, du manque de réflexion politique, des contradictions politiques du cours actuel, persistant à s’appuyer sur le bloc du centre avec la droite contre l’aile gauche. L’Opposition peut-elle, dans ces conditions, renoncer à sa plate-forme ? Maintenant, moins que jamais. Abjurer de cette façon équivaudrait à renoncer au fondement médité, généralisé et systématisé, du cours de gauche : ce serait rendre le meilleur des services à la droite, dont tous les espoirs et les calculs pour parvenir à la victoire reposent, à juste titre, sur les zigzags et l’incohérence de l’orientation centriste. La poursuite de la lutte pour les idées et propositions exprimées dans la plate-forme est l’unique soutien juste, sérieux et honnête que l’on puisse donner à toute démarche quelque peu progressiste du centre. C’est à cette seule condition que l’on peut nourrir l’espoir de voir le parti réussir, par une réforme interne, à transformer le zigzag centriste de gauche de la direction en un véritable cours léniniste.

Cette lutte pour la plate-forme de l’Opposition est-elle compatible avec l’unité du parti ? Elle peut se trouver provisoirement incompatible avec elle, face à un régime bureaucratique, c’est-à-dire injuste et malsain, l’exclusion de l’Opposition l’a démontré. Mais la circulaire du comité central du 3 juin constitue avant tout l’aveu criant (bien que contraint et forcé) du caractère malsain et insoutenable du régime qui s’est créé dans notre parti au cours des cinq dernières années. Dans un régime sain, la critique la plus rigoureuse des erreurs de principes commises par le comité central est parfaitement compatible avec l’unité du parti et la discipline de fer dans l’action. Quant aux divergences d’opinion (maintenant qu’elles ont déjà subi l’épreuve gigantesque des événements), elles pourraient être relativement aisément liquidées par le parti, si celui-ci reconquérait ses droits élémentaires : c’est là-dessus que convergent à présent toutes les questions.

La lutte pour les convictions exposées dans la plate-forme des bolcheviks-léninistes (Opposition) est-elle compatible avec l’abandon de l’emploi des méthodes fractionnelles pour les défendre? Face à un régime qui, selon l’expression même employée dans la même circulaire du 3 juin, est « atteint du bureaucratisme le plus odieux », toute critique des opinions du comité central, du comité provincial, du comité de rayon,' du secrétaire de cellule, est flétrie du qualificatif de « fractionnelle » et presque toujours refoulée obligatoirement dans la voie du travail fractionnel. L’Opposition est intégralement et totalement disposée à ne défendre son point de vue que par des méthodes rigoureusement normales au sein du parti, en prenant fermement pour base l’ensemble des résolutions du Xe congrès sur la démocratie dans le parti et l’interdiction des fractions. Pourtant, même maintenant, après les derniers manifestes et circulaires, l’Opposition ne se fait aucune illusion quant au régime interne du parti. La crédulité bienheureuse qui consiste à prendre les paroles pour des actes, les manifestes contradictoires pour un sûr cours de gauche, n’a jamais été et ne sera jamais considérée comme une qualité par un révolutionnaire prolétarien, surtout s’il a vécu et médité sérieusement l’expérience des cinq dernières années11. Jamais encore l’esprit fractionnel n’a autant qu’à présent, après la tentative d’amputer mécaniquement l’Opposition, rongé le parti. La droite, le groupe-tampon, les deux tronçons de fait de l’Opposition de Leningrad, les bolcheviks-léninistes (Opposition), voilà les principaux groupes qui existent maintenant dans le parti, sans compter les sous-fractions. Le centrisme de la fraction dirigeante, avec son imprécision, son incohérence dans les idées de la politique, est un véritable bouillon de culture pour l’esprit fractionnel de droite et de gauche. Ce ne seront pas des mesures à l’extérieur, des manifestes, des arrestations, qui permettront de sortir de cette situation. Seul un cours juste, élaboré et appliqué par le parti tout entier, peut triompher de l’esprit de fraction qui le dévore. On n’arrivera à un tel cours que par l’exercice de la critique par le parti, l’examen des principales déviations et des vices du régime apparus au cours des cinq dernières années, il faut condamner le cours pour frayer la voie à celui qui est juste. Quand à l’ « autocritique » annoncée dans manifestes et articles, elle se réduit jusqu’à présent au fait qu’on laisse le mécontentement de la base s’exprimer contre des fautes secondaires, ou qu’on sacrifie comme victimes expiatoires une ou deux centaines de bureaucrates. La critique de l’exécution est présentée comme bonne, saine, sérieuse. Celle de la direction est présentée comme destructrice, pernicieuse, oppositionnelle. Si l’autocritique reste dans ces limites, le zigzag centriste à gauche ne sera qu’une fausse couche, rien de plus. Sortir de cette impasse P « auto-critique » bureaucratique et légalisée, l’amener dans la voie de la démocratie au sein du parti, c’est jusqu’à présent une besogne que le parti lui-même doit exécuter. De la réussite plus ou moins grande de cette entreprise dépend le succès de la profonde réforme en dehors de laquelle le parti ne sortira pas la révolution de la crise qu'elle traverse. Pour résoudre ce double problème, assainir ses propres rangs et l’État soviétique, le parti a besoin avant tout de clarté dans ses idées. L’Opposition a donc pour devoir d’élever la voix dans l’autocritique que certains centristes, bureaucrates très influents, considèrent comme la soupape de sûreté laissant échapper le mécontentement accumulé ; elle doit en réalité faire partie intégrante du régime de la démocratie dans le parti. Avant tout, l’Opposition doit aider la masse du parti (non seulement dans le P.C. de l’U.R.S.S., mais dans l’I.C. tout entière) à résister aux bureaucrates qui veulent « protéger » de l’autocritique les problèmes fondamentaux de la ligne et de la direction du parti. L’expérience de la direction économique en U.R.S.S., celle du mouvement révolutionnaire allemand entre 1923 et 1928, celle de la révolution chinoise et celle du comité anglo-russe doivent être contrôlées, éclairées, étudiées sous tous leurs aspects. En même temps, l’Opposition doit veiller avec vigilance à ce que l’ « autocritique » (qui, ultérieurement, se heurtera inévitablement et de plus en plus aux obstacles du bureaucratisme) ne s’engage pas dans une voie dirigée contre le parti et ne puisse pas amener de l’eau aux moulins anarcho-mencheviques. La politique opportuniste et le régime bureaucratique font inéluctablement naître au sein des masses ouvrières elles-mêmes des tendances négatives. Seule l’Opposition peut protéger le parti contre ce mal, ou, tout au moins, réduire au minimum cette réaction, en balayant impitoyablement toute échappatoire, tout camouflage de l’appareil, en luttant ouvertement pour ses mots d’ordre intégraux, en un mot, en suivant fermement la ligne léniniste.

L’ensemble de nos principes, tels que nous les exposons, nous épargne la peine de réfuter de nouveau l’idée qu’on cherche à nous attribuer en nous faisant dire que le parti serait devenu thermidorien et que Thermidor, ou le coup d’État contre-révolutionnaire, serait déjà un fait accompli. L’acharnement véritablement hystérique avec lequel on propage cette idée, alors qu’elle n’a absolument rien de commun avec notre position, ne sert qu’à nos ennemis de classe et ne fait que témoigner de l’impuissance de nos adversaires dans la lutte d’idées, née de l’incapacité des centristes à saisir et à comprendre la vivante dialectique du processus historique. C’est au même résultat que l’on arrive quand on tente de nous attribuer la conception selon laquelle l’I.C. aurait cessé d’être l’avant-garde du prolétariat mondial et devrait être remplacée par une autre Internationale.

Nous avons déjà déclaré et nous répétons que nous ne pouvons prendre même une ombre de responsabilité pour ceux qui estiment que le processus de glissement de la direction du P.C. de PU.R.S.S. et de l’I.C. par rapport à la ligne de classe est achevé (processus qui existe incontestablement au cours des dernières années) et qui, pour cette raison, directement ou indirectement, tournent le dos à ces organisations. Par là même, nous déclinons toute responsabilité quant à la politique des candidatures oppositionnelles parallèles à celles des P.C., une politique que nous avons condamnée d’avance et contre laquelle nous avons mis en garde dans une lettre envoyée à l’étranger. Celle-ci ayant été publiée dans la Pravda (15 janvier 1928), les assertions persistant à dire que nous sommes solidaires des candidatures parallèles font partie des nombreuses tentatives de tromper le parti pour justifier dans une certaine mesure l’ampleur de la répression.

Tous nos calculs reposent sur le fait qu’il existe au sein du P.C. de l’U.R.S.S., de l’I.C. et de l’U.R.S.S. d’énormes forces révolutionnaires écrasées par la direction fausse et un régime insupportable, mais qui, sous l’effet de l’expérience, de la critique et de la marche de la lutte de classes dans le monde entier, sont parfaitement capables de redresser la ligne suivie par la direction et d’assurer un cours prolétarien juste. Les tentatives que fait en ce moment la direction pour échapper aux conséquences de sa propre politique en allant à gauche et non à droite, en répétant et en utilisant en partie les idées et les mots d’ordre de l’Opposition se font sous la pression, imprécise encore, du noyau prolétarien du parti; elles constituent l’une des preuves que notre analyse générale et nos calculs sont justes. Nous aiderons de toutes nos forces les forces intérieures du parti et de la classe ouvrière à provoquer un redressement de la politique en ébranlant le moins possible le P.C. de l’U.R.S.S., l’État ouvrier et l’Internationale. Nous rejetons formellement l’accusation qui prétend que nos déclarations antérieures sur l’arrêt du travail fractionnel n’auraient pas été sincères. Ces déclarations supposaient un minimum de bonne volonté de la part de la majorité pour établir un régime permettant la défense de points de vue différents par des méthodes normales, élaborées à travers l’histoire tout entière du parti. Il est toujours possible à l’appareil bureaucratique, tout puissant et qui lutte pour son inviolabilité et son inamovibilité, de fermer mécaniquement devant les membres du parti toutes les voies, sauf celles du travail fractionnel. En formulant nos déclarations qui annonçaient notre dessein de renoncer aux méthodes fractionnelles, nous nous sommes toujours référés à l’enseignement de Lénine sur le parti prolétarien et sur les conditions fondamentales pour lui d’une existence saine. Nous nous basions en particulier sur la résolution du 5 décembre 1923 qui dit que le bureaucratisme pousse les meilleurs membres du parti dans la voie de l’isolement et de l’esprit de fraction. Cette déclaration n’était pas une simple formalité. Elle exprimait l’essence même de la discussion. Les accusations formulées contre l’Opposition n’en étaient que plus déplacées et plus indignes quand elles affirmaient que celle-ci, même après le XVe congrès, malgré sa déclaration de soumission aux résolutions du parti et d’arrêt du travail fractionnel, aurait en réalité continué. La promesse que nous avions faite au congrès supposait notre maintien dans le parti et, par conséquent, la possibilité de défendre notre opinion en restant dans ses rangs. Dans le cas contraire, cet engagement n’eût été qu’une renonciation à toute activité politique en général, l’engagement de cesser de servir le parti et la révolution internationale. Seuls des fonctionnaires corrompus jusqu’à la moelle peuvent exiger d’un révolutionnaire pareille abjuration. Seuls des renégats méprisables pouvaient faire semblables promesses. Nous basant sur ces positions principielles, nous ne pouvons par conséquent rien avoir de commun avec la politique des soi-disant léninistes qui rusent avec le parti, font de la diplomatie dans la lutte des classes, jouent à cache-cache avec l’histoire, reconnaissent en apparence leurs erreurs, affirment en cachette qu’ils ont eu raison, créent le mythe du « trotskysme », le démolissent, tentent de le reconstruire à nouveau, appliquent en un mot au parti la politique de la « paix de Brest », c’est-à-dire d’une capitulation provisoire et insincère, faite dans l’espoir de la revanche : cette politique, admissible envers l’ennemi de classe, devient le fait d’aventuriers quand elle est pratiquée avec le parti lui-même. Nous n’éprouvons que répugnance pour la philosophie byzantine du repentir selon laquelle le souci de l’unité du parti exigerait, à l’époque de la dictature prolétarienne, le renoncement aux opinions de principe que la direction actuelle estime inadmissibles pour des raisons de prestige et ose même poursuivre pour des raisons d’État.

Nous nous considérerions comme des criminels si nous avions mené pendant cinq ans notre âpre lutte au sein du parti au nom de principes suffisamment élastiques pour que nous y renoncions sur un ordre ou sous la menace d’être exclus du parti. Le service du parti est indissolublement lié à la lutte pour l’élaboration d’une ligne politique juste. Nous vouons donc au mépris tout membre du parti chez qui la crainte de perdre provisoirement sa carte du parti — pour douloureuse que cela soit — l’emporte sur le souci de la lutte pour les traditions fondamentales du parti et pour son avenir.

Les discours qui proclament que l’attitude actuelle de l’Opposition (fidèle à ses convictions et luttant pour elles) serait incompatible avec ses déclarations pour l’unité du parti, suent la fausseté. Si nous estimions que le cycle de l’évolution du parti s’est terminé au XV* congrès, il n’existerait pas alors d’autre issue historique que la création d’un second parti. Mais nous avons déjà dit que nous n’avons rien de commun avec cette appréciation. Si, à l’occasion du stockage du blé, en corrélation avec celui-ci et comme par hasard, il est apparu qu’il existait au sein du parti une fraction influente qui voulait vivre en paix avec toutes les classes ; si, dans un laps de temps très court, ont surgi les affaires de Chakhty, d’Artemovsk, de Smolensk, et bien d’autres, tout cela démontre que l’inévitable processus de différenciation du parti, de sa clarification, de son auto-épuration, est encore à faire. Le noyau prolétarien aura encore suffisamment d’occasions pour se convaincre que notre appréciation de la politique du parti, de sa composition, des tendances générales de son développement, sont confirmées par des faits d’importance décisive. Placés momentanément hors du parti par un régime mensonger et malsain, nous continuons à vivre avec lui, à travailler pour son avenir. Notre ligne de conduite et nos perspectives étant justes, nos méthodes de lutte pour des convictions léninistes ayant le vrai caractère du parti, aucune force au monde ne pourra nous arracher de lui, nous opposer à l’avant-garde prolétarienne internationale et à la révolution communiste. Mais il sera encore moins possible d’y arriver par l’application de l’article 58, laquelle ne déshonore que ceux qui nous l’appliquent à nous. La contradiction qui nous oblige à demeurer, pour la forme, hors du parti, tout en combattant pour lui contre ceux qui le désorganisent et le minent du dedans, est une contradiction inévitable, engendrée par la vie même au cours de l’Histoire. On ne peut en sortir que par un sophisme de juriste et avec un seul aboutissement, le méprisable reniement de ses propres idées. La contradiction qui nous est imposée n’est qu’un exemple particulier de contradictions plus profondes et plus générales : elle ne pourra être résolue réellement que par l’emploi des méthodes léninistes vis-à-vis des problèmes fondamentaux posés à l'I.C. et au P.C. de l’U.R.S.S. Jusque-là, l’Opposition restera la pierre de touche qui permet de juger la ligne et le régime du parti. Le châtiment infligé à l’Opposition pour sa critique du comité central, critique totalement confirmée par les faits et renforcée par les récentes résolutions et interventions partielles du comité central lui-même, ce châtiment est l’une des manifestations les plus flagrantes des pires méthodes du régime des fonctionnaires et des pires aspects de la direction du parti. De nouvelles exclusions et déportations d’oppositionnels continuent encore à terroriser le parti, malgré des circulaires rassurantes. La question de la réadmission des oppositionnels dans le parti, du retour des déportés, de la libération des emprisonnés, devient l’épreuve essentielle, le moyen de contrôle infaillible et le premier indice du degré de sérieux et de profondeur de toutes les récentes démarches à gauche. Le parti et la classe ouvrière, jugeront, non sur les paroles, mais sur les actes. C’était là l’enseignement de Marx, ce fut celui de Lénine, c’est celui de l’Opposition. Le VIe congrès de l’I.C. peut, dans une large mesure, faciliter le rétablissement de l’unité du parti en conseillant fermement aux organes centraux du P.C. de l’U.R.S.S. d’abroger immédiatement l’application de l’article 58 à l’Opposition, application basée sur une grossière déloyauté politique et sur un perfide abus de pouvoir. La réintégration des bolcheviks-léninistes (Opposition) dans le parti est une condition indispensable et inévitable d’un retour à la voie de Lénine. C’est incontestablement vrai, non seulement pour le P.C. de l’U.R.S.S. mais aussi pour toutes les autres sections de l'I.C. Tout Oppositionnel, en reprenant la place qui lui appartient de droit dans son parti, dont, nous le répétons à nouveau, aucune force ni aucune résolution ne pourront l’arracher, fera tout ce qu’il pourra pour aider le parti à sortir de la crise actuelle et à supprimer l’esprit de fraction. Il ne peut y avoir aucun doute qu’un tel engagement rencontrera l’appui unanime de tous les bolcheviks-léninistes (Opposition).

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