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Léon Trotsky 19280113 Appel des déportés a l'Internationale

Léon Trotsky : Appel des déportés a l'Internationale

[Contre le Courant. Organe de l'Opposition Communiste, N° 8, 11 février 1928, p. 8-11]

Nous, Soussignés, exclus des rangs du Parti communiste russe, conformément aux décisions du 15e Congrès de notre Parti, nous avons estimé nécessaire de faire appel en temps utile de notre exclusion devant le 6e Congrès de l’Internationale Communiste. Cependant, par ordre du Guépéou, nous, vieux militants bolcheviks du Parti, sommes déportés dans les régions les plus éloignées de l’Union Soviétique sans qu’aucune accusation soit élevée contre nous, dans le seul but de rompre notre liaison avec Moscou et les autres centres ouvriers, et, par voie de conséquence, avec le 6e Congrès mondial.

C'est pourquoi nous jugeons nécessaire à la veille de notre départ forcé vers les régions lointaines de l’Union, de nous adresser, par la présente Déclaration, au Présidium du Comité Exécutif de l’Internationale Communiste, en le priant de porter immédiatement notre lettre à la connaissance des Comités Centraux de tous les Partis communistes.

1° La déportation administrative de vieux militants par ordre du Guépéou, est tout simplement un nouveau maillon de la chaîne des événements qui ébranlent le P. C. R. Ces événements ont une importance historique immense pour une série d’années. Les divergences de vues actuelles sont parmi les plus importantes parmi celles que connut l’histoire du mouvement révolutionnaire international. Il s'agit en substance de ne pas mener à sa perte la dictature du prolétariat qui fut conquise en octobre 1917. La lutte dans le P. C. de l’U. R. S. S. se déroule en demeurant dissimulée à l’I. C. ; celle-ci n’y participe pas, elle l’ignore même. Les documents principaux de l’Opposition qui sont consacrés aux grandes questions de notre époque continuent à être inconnus de l’Internationale Communiste. Les Partis communistes sont toujours mis en présence des faits accomplis, et ne font qu’apposer leur estampille à des décisions adoptées d’avance. Nous estimons qu’une telle situation repose sur le régime absolument faux en vigueur dans le P. C. de l’U. R. S. S. et dans l’I. C. toute entière.

Le Régime intérieur de l’Internationale

2° L’âpreté exceptionnelle de la lutte au sein du Parti, qui amena notre exclusion de celui- ci (et actuellement notre exil san3 qu’aucun fait nouveau puisse être invoqué pour le motiver', trouve précisément sa cause dans notre aspiration à faire connaître notre point de vue au Parti et à l’I. C. Tant que Lénine était là, une telle activité était considérée comme simplement logique. La discussion se développait à cette époque en se basant sur la publicité et l’examen intégral de tous les documents concernant les questions litigieuses. Faute d’un tel régime, l’I. C. ne peut devenir ce qu’elle doit être. La lutte pour le pouvoir du prolétariat international contre la bourgeoisie, extrêmement puissante, est encore entièrement à faire. Cette lutte présuppose, du côté des Partis communistes, une direction forte, jouissant d’une autorité morale, et capable d’agir par elle-même. Une telle direction ne peut se créer qu’au cours de nombreuses années, en sélectionnant les représentants les plus fermes, les plus aptes à déterminer leur action d’une façon autonome, les plus conséquents, les plus vaillants de l’avant-garde du prolétariat. Dans l'exécution de leur tâche, des fonctionnaires, même les plus consciencieux, ne peuvent remplacer les guides de la Révolution. La victoire de la Révolution prolétarienne en Europe et dans le monde entier dépend, dans une très grande mesure, de la solution du problème de la direction révolutionnaire. Le régime intérieur de l’I. C. empêche de choisir et d’éduquer une pareille direction. Cela se manifeste surtout d’une façon éclatante par l’attitude des Partis communistes étrangers en présence des processus internes du P. C. de l’U. R. S. S. dont le sort est intimement lié au destin de l’I. C.

3° Nous, Oppositionnels, avons brisé les normes de la vie du Parti. Pourquoi ? Parce-qu’il légalement, nous avons été dépouillés de la possibilité d’exercer nos droits normaux de membres du Parti. Pour porter notre point de vue à la connaissance du Congrès, nous avons été contraints de prendre sur nous d’utiliser une imprimerie d’État. Pour réfuter devant la classe ouvrière la falsification de notre point de vue, et, en particulier, la vile calomnie relative à notre prétendue liaison avec un officier de Wrangel et la contre-révolution en général, nous avons arboré, à la manifestation du 10° Anniversaire, des pancartes portant les inscriptions suivantes :

« Feu à droite, contre les Koulaks, les Nep-men et les Bureaucrates ! »

« Réalisons les dernières volontés de Lénine ! »

« Pour une véritable démocratie dans le Parti ! »

Ces mots d’ordre, incontestablement bolcheviks, furent déclarés non seulement hostiles au Parti, mais contre-révolutionnaires. De nombreux signes montrent qu’il faut s'attendre également à l’avenir à des tentatives de créer de toutes pièces de soi-disant liens entre l’Opposition et les organisations de garde-blancs et de menchéviks dont nous sommes plus éloignés que quiconque.

Pour forger un tel amalgame, point n’est besoin de donner de motifs, pas plus d’ailleurs que pour nous déporter.

Contre le révisionnisme

4* Dans la déclaration que nous avons adressée au 15e Congrès, signée des Camarades Smilga, Mouralov, Rakovsky et Radek, nous avons déclaré nous soumettre aux décisions du 15e Congrès et être prêts à cesser le travail fractionnel. Néanmoins, on nous a exclus et l'on nous déporte à cause de nos opinions. Mais, par dessus tout nous avons déclaré, et nous répétons ici, que nous ne pouvons pas renoncer à nos opinions exprimées dans nos thèses et dans notre plate-forme, car le cours des événements confirme qu’elles sont justes.

5° La théorie de l’édification du socialisme dans un seul pays a comme tendance essentielle et comme conséquence inéluctable la séparation du sort de l'U. R. S. S. de celui de la Révolution internationale prolétarienne dans son ensemble. Poser ainsi la question, c'est saper, dans le domaine théorique et politique, les fondements mêmes de l'internationalisme prolétarien. La lutte contre cette nouvelle théorie, foncièrement anti-marxiste, créée en 1925, c'est-à-dire la lutte pour les intérêts fondamentaux de l’I. C., a amené noire exclusion du Parti et notre déportation administrative.

6° La révision du marxisme et du léninisme, dans la question fondamentale du caractère international de la Révolution prolétarienne provient du fait que la période qui va de 1923 aujourd'hui, a été marquée par de dures défaites de la Révolution prolétarienne internationale (1923 en Bulgarie et en Allemagne, 1925 en Estonie, 1926 en Angleterre, 1927 en Chine et en Autriche). Ces défaites ont créé à elles seules la possibilité de ce qu’on a nommé la stabilisation du capitalisme, car elles ont consolidé provisoirement la situation de la bourgeoisie mondiale ; par la pression renforcée de celle-ci sur l’U. R. S. S., ces défaites ont ralenti l'allure de l'édification socialiste ; elles ont renforcé les positions de notre bourgeoisie à l’intérieur ; elles ont donné à celle-ci la possibilité de se lier plus fortement à beaucoup d’éléments de l’Appareil d’État Soviétique ; elles ont accru la pression de cet Appareil sur celui du Parti, et elles ont conduit à l'affaiblissement de l’aile gauche de notre Parti. Au cours de ces mêmes années, est survenue en Europe une renaissance provisoire de la Social-démocratie, un affaiblissement provisoire des partis communistes, et un renforcement de l’aile droite à l’intérieur de ces derniers. L’Opposition dans le P. C. R., en tant qu’aile gauche ouvrière, a essuyé une défaite en même temps que s’affaiblissaient les positions de la Révolution prolétarienne mondiale.

7° Si les Partis de l’I. C. n’ont eu aucune possibilité d’apprécier exactement la signification historique de l’Opposition, par contre, la bourgeoisie mondiale a déjà émis son jugement sans ambiguïté. Tous les organes bourgeois, plus ou moins sérieux, dans tous les pays, considèrent l’Opposition du P. C. R. comme leur ennemie mortelle et envisagent au contraire la politique de la majorité actuellement dirigeante comme une transition nécessaire à l’U. R. S. S. vers le monde « civilisé », c'est-à-dire capitaliste.

Le Présidium de l’I. C. devrait, selon nous, rassembler les opinions exprimées par les chefs politiques et par les organes principaux de la bourgeoisie, en ce qui concerne la lutte intérieure du P. C. R. afin de permettre au 6e Congrès la possibilité de tirer les conclusions politiques nécessaires sur cette question primordiale.

Les Fautes classiques de l'Opportunisme

8* Le sort et les leçons de la Révolution Chinoise, Révolution qui constitue un des plus grands événements de l'histoire mondiale, ont été tenus dans l'obscurité, placés hors de discussion, et n'ont pas été assimilés par l’opinion publique de l'avant-garde prolétarienne. En réalité, le Comité Central du P. C. R. a interdit la discussion des questions relatives à la Révolution chinoise. Alors que, sans l'étude des fautes commises, fautes classiques de l'opportunisme, il est impossible de concevoir dans l’avenir la préparation révolutionnaire des partis prolétariens d’Europe et d'Asie !

Indépendamment de la question de savoir sur qui retombe la responsabilité immédiate de la direction des événements de Décembre à Canton, ces événements fournissent un exemple frappant de putschisme, lors du reflux de la vague révolutionnaire. Dans une période révolutionnaire, une déviation vers l'opportunisme est souvent la suite de défaites dont la cause immédiate réside dans une direction opportuniste. L’Internationale Communiste ne peut faire aucun nouveau pas en avant sans avoir tiré préalablement les leçons de l'expérience du coup d’État de Canton, en corrélation avec la marche d’ensemble de la Révolution Chinoise. C'est là une des tâches cardinales du 6e Congrès mondial. Les mesures de répression prises contre l’aile gauche, non seulement ne répareront pas les fautes commises, mais, ce qui est plus grave, n’apprendront rien à personne.

9* La contradiction la plus flagrante et la plus menaçante de la politique du P. C. R. et de l’I. C. toute entière est constituée par le fait suivant : après 4 années du processus de stabilisation équivalant à un renforcement des tendances de droite dans le mouvement ouvrier, le feu continue à être, comme auparavant, surtout dirigé contre la Gauche. Dans la période qui vient de s’écouler, nous avons été témoins de fautes et de déviations opportunistes monstrueuses dans les Partis communistes d’Allemagne, d’Angleterre, de France, de Pologne, de Chine, etc... Entre temps, l’aile Gauche de l’I. C. a été l’objet d’un travail d'anéantissement se poursuivant encore, il est incontestable qu’actuellement, les masses ouvrières d’Europe s'orientent politiquement vers la gauche, cette orientation s’accomplissant en raison des contradictions inhérentes au processus de stabilisation. Il est difficile de prédire à quelle allure s’accomplira ce développement vers la gauche et quelle forme il prendra dans le proche avenir. Mais l'anéantissement continuel des éléments de gauche prépare, pour le moment où s'aggravera la situation révolutionnaire, une nouvelle crise de Direction semblable à celle que nous avons connue pendant ces dernières années en Bulgarie, en Allemagne, en Angleterre, en Pologne, en Chine, etc., etc. ! Peut-on exiger que des révolutionnaires, des léninistes, des bolcheviks, se taisent en face de telles perspectives ?

Les Forces de Thermidor

10° Nous n'estimons pas nécessaire de réfuter à nouveau cette affirmation absolument fausse que nous nierions le caractère prolétarien de notre État, la possibilité de l'édification socialiste, ou même la nécessité de la défense inconditionnelle de la dictature prolétarienne contre ses ennemis de classe de 'l’intérieur et de l’extérieur. Ce n’est pas là-dessus que porte la discussion ; elle porte sur l’appréciation des dangers menaçant la dictature du prolétariat, sur les méthodes de lutte contre ces dangers, et l’aptitude à distinguer entre les véritables et faux amis, les véritables et faux ennemis.

Nous affirmions qu’au cours des dernières années, sous l’influence de causes intérieures et internationales, le rapport des forces s’est modifié d’une manière défavorable pour le prolétariat ; que la place tenue par lui dans l’économie, dans la vie politique, économique et culturelle du pays, s’est amoindrie au lieu de grandir ; nous affirmons que, dans le pays, les forces de réaction thermidorienne se sont consolidées, et qu’en sous-estimant les dangers qui en découlent, ces dangers s’aggravent dans une proportion extraordinaire. En chassant l’Opposition du Parti, l'Appareil, inconsciemment mais avec d’autant plus d’efficacité, rend service aux classes non prolétariennes qui ont tendance à se renforcer et à se consolider aux dépens de la classe ouvrière. C’est à ce point de vue que nous nous plaçons pour juger notre déportation, et nous ne doutons pas que dans un avenir prochain, l’avant-garde du prolétariat mondial portera sur cette question le même jugement que nous.

11° La préparation du 15e Congrès du Parti, convoqué après un intervalle de deux ans, en violation des statuts du Parti, fut elle-même une manifestation éclatante et grave de la violence croissante de l’Appareil, s’appuyant de plus en plus sur des mesures de répression gouvernementale. De son côté, sans délibération, et brusquant les débats, le 15e Congrès a adopté une résolution selon laquelle les Congrès se réuniront dorénavant tous les doux ans.

Au pays de la dictature prolétarienne, dont le Parti communiste est l’expression, il apparut, dix ans après la Révolution d’Octobre, qu’il était nécessaire d’arracher au Parti son droit élémentaire de contrôler au moins une fois par an l’activité de ses organes et avant tout de son Comité Central.

Dans les conditions les plus défavorables créées par la guerre civile et par la famine, les Congrès se réunissaient parfois deux fois par an, mais jamais moins d’une fois par an. Alors, le Parti délibérait et décidait réellement sur toutes les questions, ne cessant jamais d’être maître de son sort. Quelles forces contraignent donc maintenant à considérer les Congrès comme un mal nécessaire qu’on cherche à réduire au minimum ?

Ces forces ne sont pas celles du prolétariat. Elles sont la résultante d’une pression étrangère à celui-ci, exercée sur son avant-garde. Cette pression a conduit à l’exclusion de l’Opposition et à la déportation de vieux militants bolcheviks en Sibérie et dans d’autres pays perdus.

12° Nous repoussons l’accusation d’aspirer à créer un nouveau Parti. Nous disons par avance que les éléments d’un second Parti se rassemblent en réalité à l’insu des masses de Parti et avant tout de leur noyau prolétarien, au point de rencontre des éléments dégénérés de l’Appareil du Parti et de l’État et ses nouveaux propriétaires. Les pires représentants de la bureaucratie, munis ou non de la carte du Parti, n’ayant absolument rien de commun avec la révolution prolétarienne internationale, se groupent toujours davantage, créant ainsi des points d’appui pour un deuxième Parti qui commence à se dessiner et qui, au cours de son développement, peut devenir l’aile gauche des forces thermidoriennes.

L’accusation selon laquelle, nous, les défenseurs de la ligne historique du bolchevisme, aspirerions à créer un 2e Parti, sert en réalité inconsciemment à couvrir le profond travail souterrain des forces Historiques hostiles au prolétariat. En face de ces processus, nous mettons en garde l’I. C; tôt ou tard, un jour viendra où ces processus seront évidents pour tous, mais chaque jour perdu compromet incontestablement le succès de la résistance.

Le Glissement de la Direction vers l'Opportunisme

13° Il faut préparer le 6e Congrès de l’I. C. selon les voies et moyens par lesquels les Congrès étaient préparés du temps de Lénine : publier tous les documents principaux se rapportant aux questions litigieuses, en finir avec les poursuites contre, les communistes coupables seulement d’avoir exercé leur droit de membres du Parti ; dans la discussion devant précéder le Congrès, poser dans toute son ampleur la question du rapport des forces à l’intérieur du P. C. R., ainsi que la question de la ligne politique suivie par ce dernier.

Les questions litigieuses ne se résolvent pas en accumulant les méthodes de répression. De telles mesures peuvent jouer un grand rôle positif lorsqu’elles servent à soutenir une ligne politique juste et à liquider plus facilement les groupements réactionnaires. En qualité de bolcheviks, nous connaissons la valeur des mesures de répression révolutionnaires, et nous les avons appliquées à plusieurs reprises contre la bourgeoisie et ses agents, les S. R. et les mencheviks.

Aussi ne pensons nous pas un seul instant à renoncer à ces mesures, contre les ennemis du prolétariat. Mais nous nous souvenons avec fermeté que la répression dirigée par les partis ennemis contre les bolcheviks est demeurée impuissante. En fin de compte, c’est la politique juste qui triomphe.

Notre déportation à nous, soldats de la Révolution d’Octobre et compagnons d’armes de Lénine, est l’expression la plus claire dis changements survenus dans le pays en ce qui concerne les rapports de classes, l’expression la plus claire aussi du glissement de la Direction vers l’opportunisme. Nous n’en restons pas moins profondément convaincus que le fondement du pouvoir des Soviets est toujours constitué par le prolétariat. Il est encore parfaitement possible de remettre en équilibre, de consolider le système de la dictature prolétarienne, en modifiant radicalement la ligne de conduite, en réparant les fautes, en appliquant de profondes réformes, sans de nouveaux ébranlements révolutionnaires. Cette possibilité deviendra réalité si l’I. C. intervient énergiquement. Mous faisons appel à tous les Partis communistes, ainsi qu’au Congrès mondial, en demandant instamment que toutes les questions soient examinées en pleine lumière et avec l'entière participation des masses du Parti. Aujourd’hui, plus que jamais, le Testament de Lénine retentit comme une prophétie. Nul ne sait combien de temps la marche historique des événements nous laisse encore pour corriger les fautes commises. Nous nous soumettons à la force, nous quittons nos fonctions dans le Parti et dans les Soviets pour un bannissement insensé est sans but. Mais nous ne doutons pas un seul instant, non seulement que le Parti aura encore besoin de chacun d'entre nous, mais encore qu'à l’heure des grands combats imminents, chacun de nous reprendra sa place dans les rangs du Parti.

Nous demandons au 6e Congrès de l'Internationale Communiste de nous réintégrer dans le Parti.

Trotsky, Rakovsky, Radek, Smilga, I. N. Smirnov, Valentinov, Serebriakov, Beledorodov, Preobrajensky, Maliouta, Eltsine, Vaganiane, Eitchenko, Nevilson, et d'autres vieux bolcheviks.

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