"La compreneuse"

« L’essentiel pour moi c’est de comprendre : je dois comprendre. L’écriture, chez moi, relève également de cette compréhension : elle fait, elle aussi, partie du processus de compréhension […] et lorsque d’autres gens comprennent aussi, je ressens alors une satisfaction comparable au sentiment que l’on éprouve lorsqu’on se retrouve en terrain familier 1 ». La modestie de cette attitude de « compreneuse » cèle une grande richesse de sens cachés. La com-preneuse attend, accepte, accueille : espace ouvert, elle se laisse habiter, elle côtoie, elle est avec (cum-, com-), matrice des « laisser-aller » serein (Gelassenheit, insiste Heidegger) qui se laisse féconder. Cependant, la compreneuse prend aussi : elle choisit, arrache, pétrit, transforme les éléments, elle se les approprie et les recrée. Avec les autres mais armée de son propre choix, la compreneuse est celle qui fait naître un sens où se lit, transformé, celui des autres. A nous de déchiffrer ce processus de la pensée en action, qui se construit-déconstruit » […]« L’incontestable singularité d’Arendt se révèle ici : elle ne fignole ni n’achève, pas plus qu’elle ne fige son discours au-dessus de la mêlée. La compreneuse prend la balle au bond, questionne les « données », dialogue avec les « auteurs », apparents ou cachés, sans cesse en interaction avec les autres, et avec elle-même pour commencer ».

Julia Kristeva lisant Hanna Arendt, Le génie au féminin, Fayard, Paris, t. I, 1999, p.56-57.