Anton Bruckner symphonie n°9

- complétion du Finale

Thèse

"Ma réalisation du Finale de la neuvième symphonie d'Anton Bruckner" (introduction de thèse).

Lorsque j’entendis pour la première fois le Finale inachevé de la 9ème symphonie de Bruckner, je ressentis toute la grandeur mais aussi, malgré son état parcellaire, le potentiel exceptionnel qui se dégageait de la partition.

Ce Finale, le compositeur l’ambitionnait comme devant être la conclusion magistrale voire l’apothéose de toute son œuvre symphonique. Pour certains, et ils sont relativement nombreux, l’adagio (le troisième mouvement) constitue une conclusion satisfaisante. Il ne fait pourtant pas l’ombre d’un doute, c’est même une évidence, que Bruckner jusqu’à son dernier souffle a bel et bien envisagé la 9ème symphonie en quatre et non en trois mouvements.

Nikolaus Harnoncourt enregistra l’œuvre en août 2002 avec l’orchestre Philharmonique de Vienne, consacrant un « workshop » au travail de mise en forme effectué pour le Finale par le musicologue australien John Alan Phillips portant le nom de « Dokumentation des Fragments » éditée par la Musikwissenschaftlicher Verlag Wien.

Cet enregistrement fut pour moi le premier véritable déclic. L’interprétation engagée et tranchante d’Harnoncourt, les immenses qualités de la Philharmonie de Vienne y étaient évidemment pour quelque chose. Le second déclic, avec les encouragements de Nicolas Couton, jeune chef d’orchestre français et ami, se produisit lorsqu’en avril 2007 nous assistâmes à la création de la dernière version retravaillée du Finale de Cohrs/Samale qui eut lieu en Allemagne (à Aachen) par l’orchestre symphonique de la ville sous la direction de Marcus Bosch.

Les différentes réalisations qu’il m’avait été donné d’entendre jusqu’à présent, en ce comprise cette dernière création à Aachen, m’ont toutes laissé très perplexe. De tous les travaux entrepris, la mouture 2006 [1] de Benjamin Gunnar Cohrs et Nicola Samale était à considérer comme étant la moins décevante. C’est en effet plutôt et surtout sur le plan de l’inspiration musicale à proprement parler que je suis resté fortement dubitatif. En sortant de l’église Sankt Nikolaus où venait de résonner le concert, à la fois convaincu par certaines des légères améliorations apportées à la mouture initiale de 1992 rév. 1996 (Samale-Phillips-Cohrs-Mazzuca) mais en revanche toujours aussi déçu par la coda, je confiai à Nicolas mon envie de me lancer dans l’entreprise d’une nouvelle et toute autre « complétion » ; la coda ayant notamment besoin à mon sens d’un important et décisif regain de tension que je ne trouvais dans aucune des réalisations existantes à ce jour (W. Carragan 1 et 2, Nors S. Josephson et P.J. Marthé).

De mai à septembre 2007, je réalisai une première mouture que je modifiai ensuite en profondeur, changeant nombre de détails dans l’orchestration, optant pour un retour du choral plus court dans la coda (28 mesures au lieu de 36) et insérant dans la « coda de la coda » un thème « Halleluja » issu du trio du scherzo.

Le tout fut achevé en août 2008 avec encore quelques légères modifications en novembre/décembre de la même année suite à un premier enregistrement en octobre avec le MAV Symphony Orchestra Budapest (Lire deux critiques de l'enregistrement sur Classique Info Disque et dans Diapason).

Toute réalisation du finale de la 9ème symphonie ne sera bien évidemment jamais à la mesure de ce qu’aurait laissé Bruckner lui-même, ou du moins un Bruckner en pleine possession de ses moyens intellectuels. Nous savons en effet que les forces et la santé du compositeur déclinaient, que les deux dernières années de sa vie furent particulièrement pénibles et par conséquent lentes et laborieuses concernant l’élaboration du Finale.

Tout « idéal » ayant pour but le respect le plus scrupuleux et musicologiquement fondé ou du moins se déclarant comme tel, aussi louable soit-il, peut parfois emprunter le chemin d’une certaine forme d’idéologie puriste et/ou rigide pouvant même aller, selon moi, jusqu’à l’absurde, sans doute et surtout plus particulièrement s’agissant de l’achèvement d’une œuvre de cette envergure. En ce qui me concerne, j’ai tenté d’éviter tout travers obtusement rigoriste et de faire la part des choses entre respect scrupuleux des sources manuscrites d’une part et d’autre part un indispensable travail de spéculation et d’invention néanmoins strictement balisé.

Le but à atteindre m’a semblé devoir être celui de la plus grande *inspiration* possible ; car il s’agit avant tout de musique ayant une portée et un propos transcendants, mais aussi de trouver autant que possible cette inspiration grâce à une intimité esthétique avec la technique d’écriture du compositeur qui, et cela semble plus qu’évident, doit guider et aiguiller toute démarche de ce genre. Je n’ai cependant nullement la prétention d’avoir satisfait de manière « totale » ou « absolue » à ces deux conditions. J’espère néanmoins que tout auditeur de cette complétion y percevra le dévouement et l’amour pour cet incomparable et génial symphoniste que fut Anton Bruckner.

Enfin, je remercie infiniment Nicolas Couton et Lionel Tacchini pour leur aide et leur amitié très précieuses.

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Le fac-simile des divers manuscrits, esquisses et bifolios du compositeur disponibles dans le « Finale Faksimile Ausgabe » édité par la Musikwissenschaflicher Verlag Wien (MVW) sous la direction de Léopold Nowak ont servi de source principale à ce travail de complétion du Finale de la 9ème symphonie.

D’autres documents, thèses et réalisations ont été largement consultés. Ils ont constitué une importante somme d’informations objectives ou au contraire nous paraissant parfois hautement contestables sur le plan des hypothèses avancées autant que sur le plan de la réalisation musicale. Quoiqu’il en soit, ces autres sources ont permi d’enrichir ma réflexion personnelle.

[1] modifiée légèrement depuis et rééditée en 2008 (SC 2006/2008), puis à nouveau raccourcie en 2011 pour l'enregistrement de Simon Rattle à la tête de la Philharmonie de Berlin en 2012 (EMI).

Documentaire réalisé à Linz, Ansfelden, Saint Florian et Vienne en juillet 2013

(interview en anglais, sous-titrage français disponible)

Notes sur ma complétion du Finale de la neuvième symphonie de Bruckner

Ma complétion du Finale de la neuvième symphonie de Bruckner est strictement basée sur le matériel thématique du compositeur. J’ai orchestré ce mouvement aussi discrètement et respectueusement que possible. Il y a deux aspects principaux à distinguer pour comprendre le processus de cette complétion :

Premièrement, en plus du travail de « remplissage » de l’orchestration de passages déjà existants, il y a six parties manquantes dans la section développement/réexposition qui ont dû être spéculativement reconstruites et ce dans le but de recréer des liens cohérents. Ces « trous » sont localisés (les minutages correspondent à cet enregistrement):

1. à la transition entre la fin de l’exposition et le développement (pédale sur mi : 7’11”- 7’57”),

2. au milieu de la première partie du développement (8’42”- 8’55”),

3. à la fin de la fugue (stretto : 11’13” – 11’43”),

4. dans la réexposition à la transition vers le troisième groupe thématique (16’36” – 16’47”),

5. au milieu du troisième groupe (thème du choral au hautbois : 17’40” – 18’07”) et

6. au moment de la transition tendue vers la coda (18’38”- 19’02).

Ma thèse offre une explication, mesure par mesure, de la réflexion musicologique et de la signification de ma complétion ainsi que des ajouts mais donne également tous les détails de l’aspect reconstruction de ce travail.

Deuxièmement, mon élaboration de la coda ne correspond pas tout à fait à la même tâche ni ne pose la même question à propos de « ce que Bruckner aurait fait », car cela est tout simplement impossible à savoir ou à extrapoler. Nous n’avons que quelques esquisses et quelques vagues témoignages (Heller, Auer et Graf) concernant la conclusion du Finale, et nous n'avons même pas une idée précise du nombre de mesures tant ces différentes sources donnent difficilement une idée de la structure globale que Bruckner avait à l’esprit. Cependant, j’ai intuitivement senti que cette partie ultime du Finale devait au minimum avoir une envergure comparable à celles des Finales des cinquième et huitième symphonies. Ma coda « imaginée » en quatre parties (respectivement de 36, 28, 36 et 59 mesures) utilise uniquement le contenu thématique et les motifs du Finale tout en étant partiellement inspirée des codas de la cinquième et la huitième symphonie.

La coda commence par un long crescendo reprenant une esquisse de Bruckner de 24 mesures qui est construite sur une progression tritonique thématiquement liée au tout début du mouvement. Je l'ai prolongée jusqu'à 36 mesures par 12 mesures supplémentaires qui culminent avec la citation du thème principal de la huitième symphonie (première partie: 19'06" - 20'22").

La deuxième partie commence (20'23" - 21'11") par la dernière apparition du choral, i.e. le thème principal du troisième groupe thématique, qui est ici traité de la même manière que dans la cinquième symphonie avec des citations intégrées des thèmes principaux des cinquième (20'34" - 20'39") et septième symphonies (20'51" - 20'57").

La troisième partie (21’12"-22’21") utilisant une esquisse de quatre mesures de Bruckner rappelle la coda (violons et cuivres) du Finale de la quatrième symphonie. Ce qui vient ensuite est basé sur le saltus duriusculus (répétition insistante de sixtes et septièmes descendantes), réadaptation de la première grande progression du début du Finale (0’48"-1’04" correspondant au passage dans la coda: 21’32"-21’46"). Ce retour thématique se reconnecte avec la dernière esquisse de Bruckner datée de mai 1896. Cette dernière se résume à une ébauche harmonique d’une structure métrique de 16 mesures (21’47”-22’21”). Le motif “héroique” qui fut entendu pour la première fois à la fin du développement joué par les cors (12’54”) réapparaît ici aux trompettes. Cette trosième partie est brutalement interrompue par un accord dissonant (climax, parrhesia abruptio à 22’15”).

La quatrième partie, la "coda de la coda" (22'23" - 24'43"), bâtie sur une longue et statique pédale de ré comme Bruckner le prévoyait plus que probablement, peut être considérée comme une réminiscence mystérieuse et éthérée de la coda du premier mouvement. Un long et ultime crescendo est construit sur ce que j'ai identifié comme étant le thème "Halleluja" (2cors et 2 Wagner tubas ténor à 22'29" - 23'11" et ensuite 2 trompettes à 23'12" - 23'30"). Richard Heller, médecin de Bruckner, attesta qu'un majestueux "Alleluia" devait conclure la neuvième symphonie. En effet, Bruckner expliqua à Heller que le Finale devait se terminer par "un chant de louange dédié au Seigneur", thème issu du deuxième mouvement. Toutefois, à l'époque où Bruckner joua au piano des passages du Finale à Heller, l'ordre des mouvements intérieurs était-il 'scherzo-adagio' ou bien 'adagio-scherzo'? Nous n'avons aucune réponse claire et certaine à cette question. Selon moi, ce thème "Halleluja" semble pouvoir trouver son origine dans le trio du scherzo (violons 1, mesure 53 lettre B / idem, mesure 205 lettre H - violoncelles-basson 1, mesure 113 lettre D) et non dans l'adagio.

Enfin, la coda culmine sur la même dissonance napolitaine de mi bémol tout comme à la fin du premier mouvement qui trouve ici sa résolution dans la coagmentatio en ré majeur des quatre thèmes principaux de l’oeuvre (empilement des quatres thèmes à 24’04”), couronnant ainsi l’oeuvre entière exactement de la même façon que pour la huitième symphonie. Il faut noter cependant que de légers détails ont été réécrits ou modifiés dans la partition après que ce premier enregistrement fut fait.

Concernant la "coagmentatio", Max Graf écrivit après avoir consulté d'hypothétiques manuscripts perdus en possession de Franz Schalk, qu'il y avait vu "un thème principal (celui du premier ou du quatrième mouvement, ce n'est pas clair mais il s'agit probablement du premier), un thème de fugue (certainement celui du Finale) un 'Choral' (très certainement celui du Finale) et un 'thème de quintes' du Te Deum et ces quatre thèmes se retrouvent combinés (übereinandergestellt) sous forme d'une quadruple superposition (eine vierfache Thürmung) comme on peut en trouver à la fin de la huitième symphonie."

Max Graf était un critique musical et Max Auer, qui mentionna également la même combinaison (répétant probablement ce qu'il lu de Graf), était seulement un dilettante. On peut raisonnablement dire que ces deux "amateurs" ne devraient pas être considérés comme des chercheurs critiques ni des musicologues à, proprement parler. De plus, l'idée d'une coagmentatio des quatre thèmes de la symphonie a maintenant été rejetée par le musicologue australien John Alan Phillips qui considère les écrits d'Auer et de Graf à propos de ce sujet comme étant assez peu pertinents. [2]

Néanmoins, n’ayant pas d’autre alternative satisfaisante, l’idée d’un thème “Halleluja” culminant avec une coagmentation des quatre thèmes principaux de la symphonie restait pour moi structurellement la possibilité la plus convaincante et musicalement la plus efficace. Deux autres combinaisons utilisant le motif du Te Deum, le choral, le thème principal du premier mouvement et le thème de fugue du Finale tel que décrit par Graf/Auer ont été aisément réalisées mais ont été écartées cependant car musicalement insatisfaisantes (voir ces deux exemples dans ma thèse prochainement disponible).

Dans sa thèse, [3] John Alan Phillips aborde la question d’une fin substitutive imaginée par Bruckner (qui était extrêmement préoccupé par l’idée de la mort) au milieu du troisième groupe thématique (réexposition) : une soudaine transition permettant d'insérer l’entrée du Te Deum… Manifestement, cette solution ne peut sérieusement pas être prise en compte à cause des problèmes de proportion et de la cohérence musicale de l’ensemble: la durée du Te Deum est d’environ 25 minutes. Que pourrait bien pouvoir signifier une telle “intrusion” après avoir entendu ¾ du Finale (entre 18 à 20 minutes de musique)? Je pense que nous pouvons tenté de comprendre cette alternative comme étant une sorte de capitulation de la part du compositeur, ce dernier réalisant qu’il n’aurait vraisemblablement pas la capacité d’élaborer la coda d’une manière suffisante et qu’il ne pourrait par retravailler l’oeuvre comme cela était son habitude. Ne pouvant pas fixer ses idées sous une forme pleinement accomplie, il choisit alors comme solution de secours l'ajout d'une oeuvre extrinsèque à la symphonie. En fait, ce Finale peut parfois laisser la même impression d’une oeuvre “pas tout à fait aboutie” ou une sorte d'état intermédiaire encore “à accomplir” tout comme les premières versions des troisième (1873), quatrième (1874) et huitième symphonies (1887). Les raisons de ces difficultés à terminer sa neuvième symphonie furent probablement une conjonction de problèmes d’ordre physique et mentaux. Cependant, cette musique fascine toujours, bien qu’incomplète, autant par sa grandeur, sa puissance que par la déchirante enigme de son inachèvement. Nous connaissons la même problématique avec une autre extraordinaire symphonie qui, laissée inachevée à cause du décès du compositeur et dans ce cas complètement esquissée, laisse cet étrange et énigmatique sentiment d’un processus laissé en suspension pour toujours. Bien évidemment, je veux parler de la dixième symphonie de Mahler.

[2] John A. Phillips – Bruckner's Ninth Revisited Thesis, University of Adelaide, 2002; "Source (lost) of a Themenüberlagung" §3.1.10, E/138, II et "The Themenüberlagung" in §3.3.7

[3] John A. Phillips – ibid.; “The Te Deum as Ersatz” §1.1.11 et “The conjectural Te Deum transition” §3.3.8