![]() « Aujourd’hui, le fournisseur n’est plus un
simple preneur d’ordre : il doit proposer au constructeur des équipements
à forte valeur ajoutée »
Environ
80 % des composants de nos voitures sont fabriqués par des équipementiers.
Ceux-ci, que l’on appelait il y a quelques années des sous-traitants, sont
devenus des cotraitants car les constructeurs utilisent de plus en plus leurs
capacités de développement et d’innovation. La bonne relation entre un
constructeur et son fournisseur est aussi importante pour sa performance que sa
propre richesse interne. Fort de ce constat, RENAULT HISTOIRE a donc invité
pour sa première conférence de 2019 un fournisseur historique de Renault,
Valeo, représenté par son vice président Innovation et Développement
scientifique, Guillaume Devauchelle. Né à
Saint-Germain-en Laye en 1957, Guillaume Devauchelle intègre l'École Centrale
Paris puis effectue son stage de fin d’études chez Chausson qui fabrique les
fourgons Renault et Peugeot. « Il faut reconnaître que Chausson n’était
pas une entreprise à la pointe du progrès, mais peu importait : pour mon
entrée dans la vie active, je voulais démarrer à la production, ce qui était
une demande inhabituelle chez un jeune centralien. On m’a écouté et on m’a
proposé un contrat de deux ans comprenant six mois à un poste de soudeur, et
ensuite chef d’équipe, contremaître et chef d’atelier – tous ces niveaux
hiérarchiques qui étaient traditionnels dans les usines automobiles et qui ont
aujourd’hui disparu. Puis on me propose d’intégrer les méthodes, auxquelles je
n’étais pas du tout préparé. Mais cette fonction m’a motivé : j’ai
parcouru tous les ateliers en essayant de faire de la productivité dans une
usine vieillotte et délicate au point de vue des relations sociales. Je me suis
aussi rendu compte que nos deux actionnaires, Renault et Peugeot, n’avaient pas
envie de faire vivre l’entreprise : cette joint-venture n’était pas
heureuse. À 28 ans, on m’offre la direction de l’usine… pour la fermer. Comme
j’y étais très attaché, j’ai décliné l’offre pour reprendre des études dans le
secteur aéronautique. Je repartais à zéro . » Un ingénieur câblé « Je
suis rentré chez Labinal pour faire de la connectique aéronautique. J’ai
coopéré à un certain nombre de projets, dont certains volent encore et sont
même toujours en production comme des armoires pour Airbus A 320. Labinal ayant
décidé de se lancer dans l’automobile, j’ai dirigé pendant cinq ans les deux BE
auto câblage et aéro câblage. Il faut savoir que les deux activités sont très
différentes : dans l’aéro, tout doit durer longtemps. Ainsi, j’ai
travaillé sur la connectique et l’électronique de l’hélicoptère Tigre dans les
années 80 alors que le premier exemplaire (hormis les mulets) n’a volé qu’en
2000. L’aéro a un safety concept
différent de celui de l’auto en ce sens qu’il ne fait pas appel au process mais
à l’opérateur (le connecteur n’est pas vu comme un point faible), et les
cadences ne sont pas du tout les mêmes que dans l’automobile. Dans
l’automobile, j’ai vécu une période extraordinaire avec les débuts de
l’électronique, notamment sur la Citroën XM. J’ai ainsi assisté à la difficulté
pour l’industrie automobile d’intégrer une technologie nouvelle : en 1989,
les prévisions de vente se partageaient en 1/3 gamme haute et 2/3 gamme basse ; or c’est l’inverse qui
s’est produit, avec pour conséquence chez le fournisseur un accroissement
d’effectifs de 500 personnes qu’il fallait bien installer quelque part. On a
cherché à la hâte des chapiteaux (pas évident pendant l’année du bicentenaire
de la Révolution) pour produire des câblages censés être de haute qualité… même
en hiver où les opérateurs (une majorité de femmes) travaillaient avec des
moufles ! » La carte mains libres : une préfiguration de la voiture connectée Dans les
années 90, Valeo y croit en acquérant plusieurs entreprises (Ferodo, Ducellier,
SEV Marchal), dont Labinal. « Début 2000, je deviens directeur général adjoint
R&D Câblage et Centre d’expertise électronique. À l’époque, Valeo avait une
seule entité centralisée pour l’électronique et un BE à Créteil. C’est là et
durant cette période qu’a été conçue la fameuse carte mains libres Renault pour
le segment M2S (Laguna II, Espace IV, Vel Satis). » Yves Dubreil, alors
directeur du programme M2 S, croise ainsi pour la première fois Guillaume Devauchelle. Écoutons-le : « On a vécu les affres d’une innovation, il faut bien
le dire, pas totalement maîtrisée… Renault y avait sa part de responsabilité :
la personne compétente en radiofréquences avait dû s’absenter pour cause de
grossesse. Mais Valeo n’avait pas beaucoup plus de compétences que nous. On
découvrait des dysfonctionnements au fur et à mesure : par exemple, il
suffisait de passer la voiture au car wash pour que la carte ne reconnaisse pas
le véhicule. Sur le plan de la fiabilité, on a chatouillé la queue du dragon. » Et du point de vue de
Valéo ? Guillaume Devauchelle : « J’ai retiré de cette
expérience une définition de l’innovation : cela consiste à vendre à un
client qui ne sait pas spécifier quelque chose qu’on ne sait pas faire… Ceux
qui innovent – condition de leur survie – prennent par définition des risques.
Mais il n’y a pas de mauvaises voies techniques, il n’y a que des voies
techniques insuffisamment travaillées. Bref, même si la physique est têtue
(surtout quand on la connaît mal), on y arrive quand on s’y met sérieusement.
Malgré tout, Renault a été le premier à inventer la voiture connectée et il
faut capitaliser là-dessus : aujourd’hui, c’est un formidable acquis
d’image. » Yves Dubreil : « Un jour, on a réalisé que grâce à un
boîtier astucieux et à la carte mains libres, on pouvait proposer des voitures
en libre service. Mais on n’a pas réussi à en faire la publicité – c’était un
peu complexe à expliquer - et l’idée en est restée là. » Ce qui pose la
question de la prise en compte incomplète de l’expérience client. Guillaume
Devauchelle : « Certains retours garantie ont montré que des badges
avaient été percés pour être glissés dans le porte-clés. On a aussi le badge
qui reste dans une poche et file droit vers la machine à laver. Aujourd’hui, on
accorderait une plus grande attention aux cas d’usage. » Un BE électronique au Caire « En
2005, nous étions confrontés à des problèmes de qualité de software car chaque
entité avait son propre BE et ses propres software. Il fallait centraliser et
pour faire passer l’idée auprès des directeurs de branche (Valeo a horreur de
la centralisation), on a ainsi proposé de faire du software low cost avec la
meilleure qualité. Pourquoi le Caire ? Parce que c’est une mégalopole bien
desservie de 15 millions d’habitants, d’une part ; d’autre part, les bons
ingénieurs cairotes ne bénéficient pas facilement de la green card américaine,
contrairement aux Indiens par exemple. Les autorités ont mis à notre disposition
une infrastructure et on a bénéficié d’un accord avec IBM sur place. Il y a
aujourd’hui 1 500 personnes qui travaillent sur notre plateau du Caire qui a
conquis l’estime de l’entreprise et dont certains ingénieurs font carrière
partout dans le monde. En 2003, je suis nommé directeur de la R&D Valeo
Siège en partage avec un personnage hors du commun, Martin Haub. C’est lui qui
a lancé le plan de développement technologique (PDT) qui repose sur deux idées
clés : où en est-on aujourd’hui ? Où voulons-nous être ? Les
réponses à ces deux questions sont sans complaisance : je dis souvent que
notre force est d’être tout le temps désagréable. Ainsi, deux fois par an, le
management de Valeo regarde attentivement les résultats du PDT et s’attache à
challenger les équipes. On ne se trouve quasiment jamais en position
confortable, ce qui nous permet d’être toujours en vie. Nous avons aussi
développé l’open innovation car les BE étaient fermés à double tour. Or il
fallait s’ouvrir, notamment au monde académique, et nous bénéficions actuellement
de 150 accords avec des universités du monde entier. Autre résultat de l’open
innovation : la nomination d’experts à qui on a donné pour mission de
passer ces accords. Ces experts, ou ces champions, tiennent à leur ligne de produit :
par exemple les alterno-démarreurs ou les capteurs ont été portés par ces
spécialistes de Valeo. Un peu plus tard, en 2008, je participe à la Communauté
d’innovations (deux jours de séminaires) initiée par Renault où je découvre une
réflexion bien moins techno push que
chez Valeo – à savoir plus tournée vers le produit. J’ai alors pris conscience qu’à
terme, nos clients ne nous guideraient plus et qu’il nous fallait mûrir une
réflexion propre. De nos jours, plus aucun client ne guide un (gros) fournisseur,
lequel doit prendre ses marques dans un environnement incertain en vue de
proposer aux constructeurs des équipements à forte valeur ajoutée. » L’extrême segmentation du marché de l’automobile « Ce
qui caractérise ce marché, c’est la segmentation : on a déjà 7 ou 8 types
de moteur, demain il y en aura une vingtaine ; même chose pour les aides à
la conduite, les robots taxis, les robots de livraison (les droïds). Plutôt que
de faire face à la complexité, on a décidé de devenir un technoprovider avec des briques de base, du type sûreté de
fonctionnement, qui peuvent se décliner. La grande difficulté est de retrouver
un standard qui s’applique à des cas aussi éloignés qu’entre une trottinette
électrique et une Tesla. Je compare la mobilité actuelle à la ruée vers l’or en
Californie : il y aura plein de mineurs, mais qui sait ce qui va se
vendre, à part peut-être le fabricant de pelles ? Je ne suis pas même sûr
qu’on puisse le prédire. Cela dit, l’avantage de l’équipementier est qu’il peut
présenter ses innovations à une vingtaine de constructeurs. Par exemple, nous
avons développé un capteur à ultra son qui mesure la hauteur d’un passage à gué
en voiture de série. Qui pouvait être intéressé ? Réponse : un
constructeur Premium. Et pourtant : on imagine mal un propriétaire d’un
véhicule à 100 000 €, avec son intérieur en cuir Conolly, s’amuser à franchir
des gués. Or, surprise, le taux de monte de cet équipement est de plus de 80 %.
Pourquoi ? Parce que cela fait partie de l’imaginaire de l’acheteur du
SUV. Moralité : rien ne sert d’être trop rationnel avec un objet aussi peu
rationnel que l’automobile. » Quel avenir pour les relations clients/fournisseurs dans l’automobile ? « L’industrie automobile dans son ensemble a appris à montrer moins d’arrogance : l’automobile n’est plus forcément une technologie dominante. Désormais, le jeu est ouvert : il y a 5 ans, on parlait de la voiture Google et on l’attend toujours ; inversement, on parlait peu (ou en le dénigrant) de Tesla, et c’est une réussite. A Berkeley, les droïds de livraison croisent les passants, les vélos et autres gyroroues, et personne ne les remarque. Qui l’eût prévu, même dans une ville de geeks comme Berkeley ? La difficulté consiste à détecter les signaux faibles, lesquels deviennent assez rapidement des signaux forts et c’est cette vitesse de transformation qui structure aujourd’hui l’industrie de la mobilité. » |