![]() En parallèle, se tenait sur place
notre exposition "1914-1918: Renault sur tous les fronts industriels"
Compte rendu de la conférence (vidéo dans l'espace adhérents)
Alain Michel : « Panorama chronologique:les adaptations d'une grande usine aux demandes d'une longue guerre »Une guerre inédite à laquelle aucun des belligérants n’était préparé, mais que la France et les Alliés ont eu la capacité de gagner.Renault est alors un très grand complexe industriel qui s’étend sur 11,5 ha, mais sur des îlots dispersés, interpénétrés par des propriétés privées. Le sujet a été traité par Gilbert Hatry dans son ouvrage « Renault Usine de Guerre » et récemment renouvelé par le colloque de 2016 publié cette année par P. Fridenson et P Griset. La mobilisation industrielle de l’entreprise s’est calquée sur l’évolution d’un long conflit, adaptation progressive que l’on peut séquencer en cinq temps. 1— Mobilisation mouvementée et réquisitions : la guerre de mouvement (fin de l’année 1914) La mobilisation générale a eu trois conséquences pour Renault : a) L’incorporation de masse qui entraîne une décroissance des effectifs des usines qui passent de 5 000 à 1 500 personnes. En conséquence, le travail s’arrête.b) Dès septembre, l’armée réquisitionne 1 200 taxis AG de Renault (“Taxis de la Marne”), ce qui souligne la capacité de l’économie civile à être mobilisée pour une tâche à laquelle elle n’était pas destinée (photo ci-contre). c) La preuve en est aussi donnée par la fabrication de 5 000 obus/jours dès fin 1914, que le ministre Alexandre Millerand demande aux industries mécaniques, ceci sous l’impulsion de Louis Renault qui, pour utiliser les outils disponibles dans les usines, propose de les fabriquer par décolletage et non par emboutissage à chaud comme habituellement dans les arsenaux d’État. Ceci souligne l’ingéniosité des entrepreneurs pour adapter leurs moyens aux besoins de la guerre. Mais rapidement l’improvisation ne suffit pas face à la massification des besoins militaires. 2— La militarisation libérale de “l’autre front” industriel (fin 1914-fin 1916) Cette seconde période correspond à la réalisation des
commandes d’obus, de fusils et d’armes légères en un nombre croissant. Renault
produit 8 millions d’obus (photo de droite), ce qui est relativement peu : Yves Dubreil
précise qu’un milliard d’obus ont été produits au total pour 300 millions pour
la France seule. Ces commandes de grandes séries donnent l’occasion à Renault
de réintroduire une rationalisation des tâches, qu’il avait commencé à faire en
1913 avec le chronométrage. Le travail des femmes est utilisé et mis en valeur
dès cette époque pour combler l’absence des opérateurs. Une photo largement
commentée
3 — Le dirigisme inventif (1917) 4— La remobilisation pour l’affrontement final (1918) Yves Dubreil rappelle que l’offensive allemande du printemps 1918 faillit faire basculer la guerre en leur faveur. Georges Clemenceau affirme la prééminence du politique sur
le militaire pour la conduite de la guerre. Renault édite en août 1918 un 5— Sortir de la guerre: la crise du retour à la "normale" Conclusion Pour conclure, si Renault a très fortement contribué à l’effort de guerre, il en a profité financièrement mais il a aussi appris à gérer les situations de crise. Françoise Thébaud : « Les femmes au travail dans l’industrie de guerre »
Yves Dubreil, pour introduire ce sujet, rappelle les idées fausses que l’on a sur le travail des femmes à cette époque, notamment que la guerre aurait mis les Françaises au travail et que cela les aurait émancipées. Au moment de la guerre, les femmes représentent, en France,
plus d’un tiers de la population active. Dans un pays encore largement rural,
elles sont paysannes ou domestiques. Dans le secteur industriel, elles travaillent
dans des secteurs considérés comme féminins, notamment le textile, l’habillement
et l’alimentation. Chez Renault, elles représentent seulement 4 % de
l’effectif. Pour elles, le début de la guerre, que tout le monde espérait
courte, est très difficile : perte du salaire du mari et désorganisation
de l’économie qui met les salariées au chômage. Dans un deuxième temps,
l’installation du pays dans la guerre, avec la mobilisation d’un plus grand
nombre d’hommes pour le front et le besoin de produire toujours plus pour
l’armée, nécessite la mobilisation des femmes au travail, y compris à l’usine
de guerre. La chronologie de cette mobilisation, qui conduit bien à un
surtravail des femmes pendant les deux
dernières années du conflit, est résumée sur l'encart ci-contre.
A l’usine de guerre, les femmes sont les
dernières embauchées, pas avant l’automne 1915, car ce travail dans la
métallurgie ou la chimie est considéré comme du « travail d’homme ».
On recrute d’abord les plus jeunes et ceux qui ne sont plus en âge d’être mobilisés ;
on fait venir des travailleurs étrangers comme les Chinois et de la main
d’œuvre coloniale (Kabyles, Indochinois) ; on fait revenir du front des
ouvriers qualifiés pour encadrer une main d’œuvre peu formée. L’embauche de femmes est cependant nécessaire
et on compte 400 000 ouvrières de guerre au plus fort de leur emploi, début
1918, soit environ un quart de la main d’œuvre des usines d’armement, un tiers
en région parisienne. Renault est un bon
exemple de cette chronologie et de ce poids des femmes dans la main d’œuvre (voir le document RENAULT HISTOIRE, « une guerre, une usine, des hommes et des femmes ») : l’usine qui
connait un fort recul de son effectif en 1914
grandit très rapidement ensuite ; les femmes y sont 3600 fin 1916,
soit 18% du personnel, 6700 en juin 1918 (32% du personnel).
Que font les femmes dans les usines de guerre en général et
chez Renault en particulier ? En revanche, le salaire est le double de celui habituellement pratiqué dans les secteurs traditionnellement féminins, bien que de 20 % inférieur à celui des hommes. Le comité consultatif du travail féminin fait des propositions sur les conditions de travail et pousse à la création de crèches, de coopératives de secours mutuel… et au retour à une journée de repos. Renault crée un dispensaire, et des œuvres sociales de guerre. Cependant, c’est Citroën qui est cité en exemple dans ce domaine où il va jusqu’à créer des cours de gymnastique. Que reste-t-il après la guerre de cette féminisation ? Deux mots, avant de répondre, à propos des réactions des contemporains à cette mobilisation des femmes au travail. Il y a certes des discours louangeurs, notamment de la part des féministes qui valorisent les compétences des femmes, véritables « combattantes de l’arrière ». Mais d’autres commentaires expriment la crainte de la « masculinisation » des femmes ou la peur qu’elles fassent concurrence aux hommes et ne veuillent pas « rendre la place ». La guerre a-t-elle été émancipatrice ? Les réponses, divergentes selon les historiens, ne peuvent qu’être nuancées, entre un « oui, mais … » et un « non, toutefois…. ». Une nouvelle mode à la garçonne apparaît et se diffuse dans les villes (photos de gauche), y compris dans les classes populaires, libérant le corps des femmes. Sur le plan politique, de nombreux pays ex-belligérants donnent le droit de vote aux femmes, mais pas la France, ni l’Italie (illustration de droite). Les travailleuses de guerres sont débauchées après l’armistice. Chez Renault cependant, les femmes dans les années 1920 représentent 20 % du total, surtout dans les services administratifs, mais pas seulement. La guerre a inauguré, ou du moins accéléré, une féminisation du secteur tertiaire, appelée à durer. Avec la loi de 1920 sur l’interdiction de toute information sur l’avortement et la contraception, il est demandé aux Françaises de faire des enfants ! Dans La Vague (journal anarchiste) du 22 mai 1919, Marcelle Capy écrit que « la guerre a pris aux femmes leur bonheur, leur tranquillité, leur travail », qu’elles n’ont pas obtenu ce qu’elles demandaient mais « le chômage, les bas salaires, l’ordre de se taire et de créer des enfants pour le massacre que préparent les chefs d’État ».Jean-François Grevet : « Vue d’ensemble de l'importance du secteur industriel et de la logistique, rôle des camions »Le dessin de
George Scott dans l’Illustration de
mars 1916 (voir ci-contre) a immortalisé la "voie sacrée". Cela a permis l’émergence de mythes
dans la représentation de la participation des industriels à la guerre. Dans les catalogues institutionnels, il est fait mention des félicitations des officiels politiques comme Louis Loucheur ou Philippe Pétain. Contrairement à ce que l’on pense, l’usage militaire de
l’automobile a été pensé avant 1914. La direction de l’artillerie et les
constructeurs ont organisé des concours militaires à partir de 1905, et cela
dans toute l’Europe. Des primes à l’achat de camions permettent le
développement des poids lourds. Sortis des mêmes écoles (X, Centrale),
artilleurs et industriels parlent une langue scientifique commune.
Photo ci-contre: Les acteurs de l’innovation 1914.
Il y a cependant des choix techniques différents dans toute l’Europe : l’Allemagne privilégie le tracteur avec remorque, les Français sont sur le porteur simple 3 t, 3,5 t, les italiens sont centrés sur des camionnettes utilisées en 1912 en Libye. Des autobus sont transformés en transport notamment de viande fraîche. La dimension stratégique fondamentale de la logistique Dans un premier temps il existe une grande désorganisation. Cependant, très rapidement il y a la mise en place du Service automobile. Le magasin de pièces est confié à Potier de la firme Ariès. Avec la bataille de Verdun, on assiste à la montée en puissance de ce service. On transporte des hommes, du matériel et des munitions, de la viande… (tableau). À la bataille de la Somme, c’est 6 500 camions par 24 h 00 qui sont acheminés. La logistique devient à partir de 1917 essentiellement assurée par camions. Le Service automobile, c’est 112 000 hommes en 1918, dont plus de 16 000 dans les services administratifs ! La traversée des Alpes en camions (1917) pour soutenir les Italiens après le désastre de Caporetto illustre cet aspect logistique où les soldats reprirent le chemin inverse après la stabilisation du front face aux Autrichiens. Le bilan fait état de 23 millions d’hommes transportés au total (tableau), et 10 millions de blessés. En novembre 1918 c’est 35 000 tonnes de viande acheminées.
Et l’Allemagne ?
On manque d’études sur l’industrie automobile allemande pendant la guerre. Mais jusqu’en 1917 ils n’ont pas de problèmes logistiques majeurs. Ils s’appuient surtout sur le train, bénéficiant d’un réseau dense. À la reprise de la guerre de mouvement, ils ont plus de problèmes : bombardement des nœuds de chemins de fer, blocus des matières premières stratégiques(essence, caoutchouc, etc.) « Le camion Français a battu le chemin de fer Allemand » : cette phrase, prêtée à Erich Ludendorff, serait plutôt une invention des industriels français pour valoriser leur matériel.
Les italiens fourniront des ambulances, et les Suisses des camions Saurer.
Montant des marchés de guerre Les archives
fiscales montrent le montant des fournitures de guerre : un chiffres d'affaires toutes entreprises de 6,4
milliards de F, dont un peu plus milliard pour Renault (qui fait de tout : obus, camion,
chars, auto). Les CA sont pour Citroën 447 millions, pour Peugeot 432 millions, et pour Berliet 397
millions (dont 63 millions pour le char FT). Les vingt premières entreprises font 80 % du total.
Organisation de la production Après la guerre, Renault est dans l’entre-deux. Citroën se concentrera sur un modèle populaire sur le modèle de la Ford T, qu’il prépare pendant le conflit. Il faut noter le rôle joué par les « Liberty Trucks », ces camions US construits sur un modèle standard avec des composants de différents constructeurs. Bernard et Willème se développeront sur le reconditionnement de ces camions. La liquidation des importants stocks américains (Voir photo de l'implantation US à Montoir près de Saint Nazaire) sera un des problèmes des années qui suivent la fin des combats.
Patrick Fridenson : « Les contributions militaires de Renault - Bilan de la guerre pour Renault »La contribution de Renault à la victoire porte surtout sur trois éléments: fabrication d'obus, aviation, charsPremier
élément: la fabrication d’obus. Alors que la production d’obus était le
quasi-monopole de l’État avec les Arsenaux (exception : Schneider au
Creusot), Renault est l’architecte en septembre 14, pour les besoins de la
guerre, d’une entrée massive du privé dans un système public ;
simultanément, Renault, qui avait fait l’expérience de la coopération en
fondant SEV (Éclairage électrique des véhicules) en 1912, s’avère un as de la coopération en faisant travailler
ensemble les fabricants d’obus, puis de fusils et enfin de chars. Renault fait
aussi face aux militaires : à savoir un client pressé, qui veut changer en
permanence les modèles et les produits, un client mécontent car les premiers
obus ont tendance à éclater avant d’être tirés, et en plus, ce n’est pas lui
qui paye !
Deuxième élément : l’aviation. Renault (qui fabrique des
moteurs d’avion depuis 1907) avait eu parmi ses premiers clients Farman, un
voisin. La France est le pays qui fabrique la plus grande quantité de moteurs
d’avion durant la guerre. La difficulté est que le conflit change la nature des
avions qui ne se cantonnent plus à la reconnaissance, mais deviennent des
bombardiers et des chasseurs, ce qui implique une évolution des moteurs et donc
un gros effort de R&D. Si Renault équipe l’avion à succès du moment, le
Breguet 14 (lequel fera par la suite carrière dans l’Aéropostale), et fabrique
même un avion complet conçu par les militaires, la firme perd le leadership des
moteurs d’avion au profit d’un spécialiste : Gnome et Rhône. Troisième élément : les chars. Dans le cas des chars, le concepteur, c’est l’armée, à travers la personne du colonel Estienne. Mais Louis Renault n’est pas emballé au début par le char léger voulu par Estienne et il y a de profondes divergences entre militaires, d’où les réticences du ministre Albert Thomas face au char Renault. Pour couronner le tout, fabriquer des chars n’est pas simple (il y a un grand nombre de pannes chez les sous-traitants du char FT). Le char est emblématique pour deux raisons. Premièrement, le produit de guerre est un produit collectif où entrent en jeu l’expertise des civils, celle des militaires et le rôle des politiques. Autrement dit, le char demande une coordination entre différents acteurs, aux objectifs parfois opposés (les acteurs de terrain, par exemple l’infanterie, sont d’ardents défenseurs du char), ce qui est une sorte d’anticipation des directions de projet modernes. Deuxièmement, l’urgence de la livraison des chars va amener Renault à concevoir la production en chaîne sur les chars, alors qu’ils sont fabriqués en petite série. Ainsi il n’y a pas de lien automatique entre travail à la chaîne et production de masse, à la différence de l’Amérique. Trois modèles différents de pilotage par l’État de la production de guerre en Europe occidentale En Allemagne le haut
commandement militaire travaille en coopération
étroite avec les industriels, et l’Etat en tant que tel se trouve
contourné. En Grande-Bretagne, au contraire, c’est le gouvernement qui est le principal
acteur des négociations avec les entreprises, et les militaires sont isolés. En France, le ministère chargé de la guerre (puis celui de l’armement) doit à la fois coordonner et équilibrer les désirs et exigences de l’Etat, des entreprises et de l’état-major. En outre, dans chacun des trois pays les relations avec les producteurs de base que sont les hommes et femmes salariés des usines de guerre sont différentes, même si chaque pays regarde ce que font les deux autres. Et après la guerre ? La relance de l’activité: comparaison Renault et Citroën? De la guerre Citroën et Renault tirent des leçons opposées. Citroën
transfère la production de masse à l’automobile, mais avec des débuts très
difficiles. Renault réduit sa dépendance : aux sidérurgistes (en rassemblant
400 firmes pour acheter une aciérie lorraine) et aux alumineurs – je l’ai
découvert en 2016 – en se préparant à produire lui-même son aluminium, obtenant
en définitive un accord durable avec les industriels de ce secteur. Conclusion: les leçons de la guerreFrançoise Thébaud : « On fait appel aux femmes quand on a besoin d’elles et quand on n’a plus besoin d’elles, on les renvoie… » Alain Michel : « La guerre a remis à l’ordre du jour la préoccupation de rationalité dans l’organisation du travail. » Jean-François Grevet : « Sur le plan logistique, la guerre consacre l’automobile sous toutes ses formes et d’une manière générale la mobilité. Mais quand on se reporte en 1940, on peut douter que la leçon ait été retenue… » Patrick Fridenson : « La coopération avec les salariés, mise en place pendant la guerre avec les délégués d’atelier, est morte fin 1919. Cela explosera à la tête de Louis Renault en 1938. » Questions/RéponsesGestion de la croissance d’effectifs de 5 000 à 22 000 personnes: Chez Renault, la multiplication par 4 du nombre d’ouvriers dans une usine qui s’étend presqu’autant, c’est compliqué : formation, distribution des rôles. On teste le taylorisme sur toutes sortes de productions. On fait appel aux femmes, puis aux immigrés. Il se crée une bureaucratie pour gérer cette main d’œuvre : on passe de la notion de chef du personnel, à une direction du personnel. On se démarque ainsi du modèle militaire. Vie sociale entre 1915 et 1918: Au début de la guerre, les entreprises sont gérées comme
l’armée. Une grève est considérée comme une mutinerie. Puis l’enjeu de la paix
sociale devient déterminant. Il y a un besoin de mobilisation. Les politiques,
notamment Albert Thomas, jouent un rôle essentiel pour maintenir cette paix
sociale à l’instar de Philippe Pétain pour les mutineries sur le front
militaire. Part respective du char Renault et du corps expéditionnaire américain dans la victoire: Le char Renault a eu un impact essentiellement sur le moral des troupes car en fait on en a produit relativement peu. La guerre a en fait montré l'importance de l’infanterie et de l’engagement humain. |