
Un Janus et l’arrivée chez Renault
« Quand
j’étais étudiante, j’avais deux passions, celle du dessin et celle du cheval.
Ces deux passions m’amenaient à faire mes choix de manière très indépendante,
pour employer une litote. En réalité, j’ai fait rarement ce qu’on me demandait
de faire et parfois même l’inverse. Après le bac, j’ai suivi des études de
mathématiques, puis, je suis entrée aux Beaux-Arts à Versailles où l’un de mes
professeurs m’a incité à rejoindre les Arts Appliqués. En janvier 1985, à la
fin de mes études à l’ENSAAMA, j’ai remporté le prix du Janus, qui récompensait
le meilleur étudiant des écoles de design française, pour une étude de van
appelée Equibus. Le président du jury était Philipe Starck. A ce moment, j’ai
pris conscience de deux choses : d’abord, une forme de confiance en soi
(le fait d’avoir été distinguée par Philippe Starck n’est pas anodin), ensuite,
grâce à une bourse liée à ce prix, je pouvais partir me perfectionner à
l’étranger.
Au lieu de chercher immédiatement un job, j’ai décidé de poursuivre
mes études, car étant l’une des rares femmes à se lancer dans le design (c’est
encore plus flagrant dans l’ingénierie), il me fallait une formation vraiment
solide et complète. Comme j’aimais la pratique du cheval, cela m’a formé aussi
à aimer la compétition, et la compétition au design est permanente, aussi bien
vis-à-vis de ses pairs que face aux BE extérieurs. L’équitation a cette
capacité à donner aux femmes les moyens de se confronter aux hommes sans que
les jeux soient pipés. Par ailleurs, c’est une bonne école de management car
elle exige beaucoup d’efforts sur soi-même : le cheval n’exécutera bien
que ce que l’on a bien pensé.
Une fois le Janus (et la bourse) en poche,
j’apprends lors d’un stage chez Renault que le constructeur est prêt à
sponsoriser des études complémentaires aux Etats-Unis. Me voilà donc partie à
Detroit pour étudier dans une des écoles les plus prestigieuses du monde du
design de transport, le CCS**. Au CCS, dans la classe d’Omer Lagassey, venaient
des étudiants du monde entier attirés par l’exceptionnelle réputation et malgré
une sélection féroce. J’ai eu la chance d’être retenue et de poursuivre
jusqu’au diplôme avec une étude extérieur/intérieur de Corvette (GM, déjà…). Bien
qu’ayant reçu une proposition d’embauche de Chuck Jordan, le vice-président du
design, je décline l’offre de GM et en juillet 87, j’entre chez Renault ».
Le concept Scénic ou le total design
« Le métier de designer pose parfois de gros soucis d’angoisse provoqués par la partie émotionnelle liée à cette profession. Tout geste artistique, aussi maîtrisé soit-il, dévoile une part d’intimité. Quand on est un jeune designer, il est souvent difficile de savoir si l’on est jugé sur la performance ou bien sur la personne. Un autre trait caractéristique du métier est que les designers forment une petite communauté très soudée, une famille, alors que, paradoxalement, on se trouve en situation de concurrence. Quand je suis arrivée chez Renault, l’activité concept car démarrait : le concept de grande berline Mégane (qu’Yves Dubreil connaît bien…) a été suivi par un travail sur l’architecture et surtout par une réflexion sur l’adéquation du design à un style de vie – celui des années 90 - qui ont abouti au concept Scénic en 91. C’était beaucoup plus qu’un simple concept car on pourrait le qualifier de total design concept. Ce qui explique qu’il a immédiatement suscité l’enthousiasme de la presse, et, en quelque sorte, imposé une variante monospace au reste de la gamme comme l’avait annoncé Georges Douin. En outre, le concept Scénic était l’expression d’un courant sociétal très fort, associé à des savoir-faire technologiques inédits grâce aux nouveaux outils numériques. Le succès du concept Scénic a reposé sur une approche originale, non élitiste, des usages familiaux de l’automobile. Même si j’ai été mise en avant, médiatiquement parlant, lors de la présentation du Scénic, je précise qu’il est le fruit d’une équipe sous le management de Patrick le Quément, mais aussi des designers partenaires du projet avec notamment Patrick Lecharpy que je souhaite citer ici car c’est un homme qui a imprimé la tonalité générale ou l’arrondi des formes pour l’intérieur qui paraissaient tellement féminins.
En 92,
Rémi de Coninck lance l’aventure Next, un peu à la manière d’une start up, un
concept tout numérique, à savoir zéro maquette physique. Je me suis engagée à
fond sur le projet Next qui a été une très belle école, à la fois technique et
humaine. L’année 1995, j’intègre le management du Design où je suis la seule
femme et le plus jeune membre. Simultanément, je deviens responsable design des
gammes I-M1 et je travaille avec Carlos Tavarès, le directeur de projet, sur
Mégane II. Là, un fait très important se produit dans le décloisonnement des
métiers d’ingénieurs et de designers avec la découverte de la maquette
numérique. Ce fut une révélation qui a permis une collaboration fine avec les
ingénieurs en partageant un objectif commun et qui a débouché sur le design en
rupture de Mégane II : la forme du coffre, la lunette verticale, le bloc
de la face avant. Cette nouvelle approche communicative, collaborative, a
modifié les régimes alors connus de la conception et a installé de nouveaux
protocoles pour se comprendre de manière durable entre ingénieurs et designers ;
elle a été déclinée dans les Fondamentaux du design. C’est aussi à cette époque
que je travaillais sur Delta 3 où l’on a fait entrer un nombre considérable de requirements (demandes, besoins,
exigences) et qui favorisait, de façon pérenne, des propositions à la fois très
créatives et sécurisées du point de vue de l’industrialisation.
GM, une Mecque du design à restructurer
« En
99, je suis chassée par plusieurs constructeurs, dont GM. Le design automobile
prenait alors un essor considérable : à cette époque, tous les bureaux de
design dans le monde recherchaient des designers à la fois jeunes et
expérimentés. GM pour moi représentait La Mecque du design : dès 1927, Harley
Earl y crée le premier département Matières et Couleurs ; dans les années
40, GM, avec les Motoramas, invente les concept cars ; par ailleurs, aux
Etats-Unis, on respecte le designer en tant que contributeur au business (en
France, c’est l’ingénierie) ; enfin, chez Renault, Jean-François Venet,
mon mentor au design, venait de chez GM. Imprégnée de l’esprit Renault, je
concevais le design comme un life style, une culture, alors que chez GM, on
veut aller toujours plus loin, sans retenue, mais avec une sorte de naïveté de
superhéros à la Buzz l’Eclair. Bref, une offre comme celle-là, ça ne se refuse
pas.
J’ai été embauchée par Rick Wagoner, le président, avec comme mission de
différencier les marques du groupe, lesquelles finissaient par se confondre à
force de ressemblance : je me souviens qu’on avait mis à ma disposition
une voiture dont je ne reconnaissais pas la marque – la carrosserie était celle
d’une Oldsmobile, le volant portait le logo Buick et il y avait un badge
Chevrolet ailleurs ! Il y avait un grave problème qui exigeait un travail
de fond avec la réalisation des Brand Caracter Centers qui regroupaient des
équipes dédiées par marques afin de respecter l’identité de chacune d’entre
elles. Il fallait reconstruire un univers de marques porté par des équipes
design dédiées (alors qu’auparavant, il y avait un seul centre de design pour
toutes les marques).
Le besoin de restructuration était impératif, et
heureusement, un personnage-clé est arrivé à ce moment-là : Bob Lutz.
Grâce à son soutien, nous avons ainsi construit des portfolios de marques
(c’est un des atouts de la french touch de faire du contemporain avec
l’héritage d’une marque), développé des gammes et reliés entre eux les 11
bureaux de design, plus une équipe en central à Detroit. L’idée était de faire
naître dans ces bureaux de design un sentiment de fierté pour leur marque,
voire de les mettre en compétition.
Par exemple, nous avons redéfini
l’imaginaire de la marque Cadillac dans l’esprit du public. Cet imaginaire
faisait référence aux bombers de la
seconde guerre avec leurs ailerons caractéristiques que l’on retrouvait sur les
ailes des Cad’ de l’époque ; mais ce n’est pas tout : on a identifié
que les ailerons symbolisaient la victoire et que donc, chaque acheteur de
Cadillac s’offrait une voiture de vainqueur. L’objectif n’était évidemment pas
de coller des ailerons pour « faire » Cadillac, mais de créer la
grande berline (la Sixteen de 2003) en exprimant l’imaginaire Cadillac revisité
par les années 2000. Contrat rempli : en 2006, on disposait d’une gamme
Cadillac complète, fidèle à l’image traditionnelle de la marque, mais traduite
en esthétique contemporaine, et les résultats commerciaux ont suivi au-delà de
nos attentes. Une femme française avait redéfini une icône américaine ! »
Une nouvelle aventure avec Dassault Systèmes
« En
2008, je rencontre Bernard Charlès, le PDG de Dassault Systèmes, dans un avion.
Comme j’avais été chez GM en charge de projets innovants (4 concept cars par
an, projet Chevrolet Volt, pile à combustible…), j’étais en recherche constante
d’efficacité et de productivité, d’optimisation des process. Bernard Charlès me
parle de Catia, le logiciel bien connu des ingénieries automobiles, et alors
nous avons discuté durant la totalité du vol Paris-Detroit. Bernard Charlès incarne
son entreprise depuis 1992 et sa vision entrait en résonance avec mes propres
problématiques de transformation de l’automobile. Je me suis dit : si je
sors de l’univers automobile, je repars d’une feuille blanche, ce qui est très
motivant, et je refais le chemin vers les constructeurs.
Maintenant, j’essaie
d’adapter des process de design qui intègrent des usages numériques pour en
faire des espaces collaboratifs ouverts à d’autres professionnels qui ne sont
pas forcément des gens du métier de designer automobile. En partant des usages
et besoins de la société, on définit non plus un produit, mais une expérience
qui, éventuellement, se manifeste par des objets. Par exemple, la voiture autonome
n’existe pas en soi, mais en fonction d’une législation, d’une infrastructure,
et donc des usages. On ne dessine plus des produits, on dessine des
expériences.
Ceci nous amène à reconsidérer l’usage du design en matière
automobile. Il faut repenser comment le designer appréhende l’objet automobile.
Comment ? Au-delà du style où il venait en complément de l’ingénieur
produire un objet de désir, le designer prend maintenant une responsabilité
nouvelle : celle de garantir l’adoption de nouvelles pratiques sociales et
sociétale grâce à des outils de virtualité (ainsi la 3D à la simulation
réaliste, conforme aux lois physiques). On peut tout imaginer, comme dans un
film d’anticipation, dans un but d’industrialisation. Désormais, avec les
outils pour designer des expériences, les méthodologies, les régimes de
conception associés à ces méthodologies, les métiers sont en pleine
métamorphose.
Le design aujourd’hui s’est déplacé du style (bien qu’on en fasse
toujours) vers du style de vie, des expériences. Le grand défi pour
l’automobile est de passer de la production de masse à la personnalisation de
masse – autrement dit, il faut construire des outils qui ne sont pas de
réplication de règles ou de modèles, mais des outils de personnalisation (dont
l’emblème est l’i-Phone), dont le but est d’être au plus près des préférences
individuelles.
L’additive manufacturing, la 3D printing, la conception assistée
par l’IA associée à une proposition systémique, modulaire et délocalisée de
l’offre révolutionne notre relation aux objets et à leur consommation. La start
up Open Desk est un exemple de ce nouveau modèle : on achète un plan 3D en
ligne et en open source d’étagères ou de bureau que l’on adapte selon les
besoins en retouchant le plan 3D, on commande la réalisation à une Fab Lab du
coin et on retire les éléments à monter soi-même. Ce qui devient important ce
n’est plus le modèle (le plan 3D), mais son usage et toutes les variantes qui
seront réalisées partout dans le monde par tous ceux qui y auront recours. On
peut imaginer que la voiture de demain sera aussi personnalisée que les bureaux
proposés par Open Desk. Et curieusement, on retrouve par cette démarche les
voitures du passé où, s’il en avait les moyens, le client achetait un châssis
que l’on livrait à un carrossier pour l’habiller selon ses goûts… C’était
avant Ford et l’industrie de masse. En fait, l’histoire ne fait que se réécrire
».
* École
Nationale Supérieure des Arts Appliqués et des Métiers d’Art.
**College
for Creative Studies.